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Urgence à Tinmel: des archéologues sonnent l'alarme sur la conduite du chantier de la Mosquée

Selon différents témoignages recueillis par Médias24, les matériaux issus de l'effondrement de la mosquée ont été traités et déblayés comme de vulgaires gravats de chantier. L'évacuation de ces fragments historiques irremplaçables, en l'absence d'archéologues, a peut-être créé un gâchis irrémédiable. Une réaction urgentissime est requise pour tenter de sauver la situation.

Urgence à Tinmel: des archéologues sonnent l'alarme sur la conduite du chantier de la Mosquée

Le 19 novembre 2023 à 16h20

Modifié 20 novembre 2023 à 9h21

Selon différents témoignages recueillis par Médias24, les matériaux issus de l'effondrement de la mosquée ont été traités et déblayés comme de vulgaires gravats de chantier. L'évacuation de ces fragments historiques irremplaçables, en l'absence d'archéologues, a peut-être créé un gâchis irrémédiable. Une réaction urgentissime est requise pour tenter de sauver la situation.

Sauver est possible, mais ce sera difficile. Explication.

Sur la photo ci-dessus et sur d'autres sur cette même page, le commun des mortels -dont l'auteur de ces lignes- ne verront que des gravats à déblayer pour reconstruire au plus vite la mosquée historique. Mais ce n'est pas l'avis d'archéologues et de spécialistes du patrimoine que nous avons consultés. Ces photos ont été prises le 9 septembre 2023, quelques heures après le séisme dévastateur d'Al Haouz. Au moins les trois-quarts de la mosquée avaient été détruits.

La mosquée de Tinmel gravement éprouvée.

Les départements de tutelle ont cru bien faire de réagir très vite, pour reconstruire le plus rapidement possible de ce monument, et d'autres encore. Des architectes ont été appelés au chevet du monument historique dont la valeur rayonne bien au-delà des frontières marocaines. Une association respectée, Icomos Maroc, a été impliquée dans le chantier et a publié un premier rapport sur différents monuments plus ou moins dégradés par le séisme, y compris la mosquée de Tinmel. Un premier rapport avait été également dressé par l'architecte Amin Kabbaj.

Le gouvernement a d'ailleurs mobilisé 1,2 milliard de DH pour réhabiliter, restaurer, reconstruire les monuments et mosquées impactés par le séisme, dont le site de Tinmel.

Différents responsables à plusieurs échelons contactés à l'époque par Médias24, se montraient relativement sereins concernant la reconstruction de Tinmel puisqu'ils avaient "les plans" de la mosquée dont une opération de reconstruction était en voie d'achèvement peu avant le tremblement de terre.

Mais c'était sans compter sur une donnée importante: après un séisme, la présence d'archéologues est indispensable pour tout ce qui concerne les bâtiments de valeur historique.

Sur les photos ci-dessous, on voit bien que de nombreux débris sont travaillés à la pelle et évacués dans des bennes, avant de faire place nette:

Lorsqu'une catastrophe touche un monument, le plus urgent n'est pas de reconstruire mais de faire appel à l'archéologie post-séismes. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas un travail lent mais qui peut être assez rapide. Un scientifique que nous avons consulté nous a fourni des explications sur cette question, après avoir requis l'anonymat.

"Le premier enjeu n'est pas la reconstruction mais un enjeu scientifique". De nombreux morceaux de la mosquée de Tinmel sont des archives, toute l'histoire du monument et peut-être partiellement celle de la région, s'y trouvent. Il existe des protocoles internationaux dans ce domaine. La première urgence aurait été de mobiliser les archéologues selon notre source. "Les matériaux, le site, certains objets, auraient pu nous en dire plus sur ce joyau du 12e siècle, sur ce qu'a été ce village de Tinmel aujourd'hui disparu, sur l'existence éventuelle de précédents séismes non documentés", estime notre source. La journée d'étude organisée à Rabat le 7 octobre à l'Académie du Royaume du Maroc sur l'après-séisme, avait d'ailleurs insisté sur l'apport de l'archéologie.

Selon les photos partagées ici et différentes sources consultées, rien n'indique une implication suffisante de l'archéologie dans le processus conduit pour restituer Tinmel. Nos informations montrent plutôt l'évacuation en vrac de nombreux débris (photos). Selon une source informée, "il est probable que l'entreprise a documenté les éléments effondrés en vue de reconstruire mais sans protocole scientifique qui, lui, relève d'un autre niveau d'expertise". Sur certaines images, on voit des ouvriers récupérer les éléments encore solides mais sans respecter les protocoles scientifiques car ils ne sont pas accompagnés d'archéologues.

C'est comme une scène de crime ou lieu d'un crash aérien: chaque objet peut avoir sa valeur, mais il est impératif de documenter l'endroit exact où il se trouvait.

Abdellah Fili: un site majeur pour tous les musulmans

Abdellah Fili, docteur en histoire, est enseignant à l'université d'El Jadida. Il est médiéviste reconnu et considéré comme la référence de la région du Haouz, de Tinmel à Aghmat et Taroudant. Contacté par nos soins, il confirme les craintes générales: la présence d'archéologues était impérieuse. Maintenant que le mal est fait, il insiste sur la nécessité de garder une approche constructive: 1. récupérer ce qui peut encore l'être; 2. inclure dans les procédures post-catastrophes la présence des archéologues; 3. créer enfin une filière d'archéologie préventive, de sauvetage.

"Il existe un processus appelé archéologie de sauvetage, archéologie préventive, c'est-à-dire l'intervention urgente d'archéologues pour documenter ce qui s'est passé, récupérer les éléments qui doivent être récupérés, mais avec une documentation très précise du lieu. Il y a des éléments architecturaux qu'il est important de comprendre, quels sont les matériaux, quelles sont les épaisseurs, quelle est la stratigraphie; c'est-à-dire que la destruction est, malheureusement certes, la seule opportunité que nous avons de comprendre un monument impacté par une catastrophe naturelle".

"On dispose du plan du monument et donc, on peut restituer la construction. Mais on ne sait pas en détail par exemple, ne serait-ce que les techniques de construction, comment cette belle mosquée a été érigée par les Almohades du XIIe siècle. Les matériaux sont des éléments extrêmement importants, d'abord pour comprendre l'environnement du passé".

M. Fili nous donne l'exemple de la cathédrale Notre Dame de Paris, victime d'un incendie en avril 2019. "Là-bas, personne n’est intervenu à la place des archéologues. Et il était évidemment possible de gratter tout ça et de dégager les graviers, le bois, les menuiseries tombées en un temps record. Et de commencer la reconstruction dès le lendemain. Et bien non. Les archéologues ont mis pratiquement un an pour récupérer les débris tombés et les documenter. Parce que c'est un bâtiment très connu, mais en même temps c'est un bâtiment qui gardait encore ses secrets. Notamment dans les processus de construction, dans les matériaux de construction, dans les techniques de construction. Et puis ils ont fait des recherches, c'est-à-dire que là où ils ont fait les relevés, ils ont découvert d'autres éléments du passé de la cathédrale".

En fait, c'est comme ouvrir un livre. "Si vous lisez un livre, vous avez par exemple une page d'aujourd'hui, une autre de l'an passé, une troisième du siècle précédent... Ces pages, ce sont les bois, les céramiques, de différentes époques par exemple, les strates de la construction aussi".

"Quand vous étudiez cela, vous datez les couches. On les date par les poteries, par les céramiques que l'on retrouve dans les différentes couches. Parce que la poterie évolue, comme aujourd'hui. Nos assiettes ne sont pas celles de nos parents, elles ne sont pas celles de nos grands-parents, etc. Et c'est un processus de datation infaillible. De même, le bois permet des adaptations précises, grâce au processus de carbone 14".

Devant un morceau de bois trouvé dans les débris de l'effondrement, on imagine l'archéologue se demander: "S’agit-il de bois ancien ? S'agit-il de bois qui appartiennent à cette région ? S'agit-il de bois venus de très loin, puisque c'est un chantier impérial? Tout un tas d'éléments qui peuvent enrichir notre histoire et mobiliser les gens pour faire de Tinmel un site visitable, non seulement pour les touristes, mais aussi pour la population locale, pour l'histoire du Maroc. C'est un site majeur pour tous les musulmans. Nous pensions que c'est une belle mosquée ancienne, où trois touristes vont venir. Non, on peut transformer cela en quelque chose d'absolument extraordinaire, d'une attraction touristique à la montagne, c'est magnifique. Nous n'avons nulle part ailleurs qu'à Timmel une mosquée de cette beauté, de cette qualité artistique".

"Avant de penser à reconstruire au plus vite, il fallait d'abord qu'une réflexion se fasse autour, avec des spécialistes".

-On peut récupérer au plus vite les débris et effectuer un tri par des archéologues...

-Le problème n’est même pas de récupérer les débris. On peut récupérer des morceaux de bois, ou des morceaux de stuc, de plâtre, de belle coupole, qui sont uniques. Des témoignages uniques et sublimes du début de l'art d'Almohade. C'est la plus ancienne des coupoles à stalactites que sont les Muqarnas. Mais une pièce hors de son contexte, cela n’a aucun sens. C'est comme mettre un livre du XIIe siècle dans un coffret".

-C'est comme dans cet exemple de livre, pour situer et comprendre les fragments de phrases, il faut reconstituer...

-Exactement. Dans le travail des artisans, cette phrase, d'où vient-elle ? Il faut la lire par le haut ou par le bas ? Le Maroc est fier de son histoire. Il a toujours attaché une énorme importance à l'archéologie, il vient d'ailleurs de découvrir une ville ancienne au Chellah. Et là, nous faisons quelque chose comme si nous ne connaissions absolument rien à l'archéologie. Alors c'est fini. Nous avons fait exactement ce que les autorités coloniales avaient fait à Volubilis, au Chellah, dans tous les sites marocains, c'est-à-dire déblayer.

"Je suis sûr et certain, et encore une fois, je suis convaincu que ça n'a pas été fait pour détruire le patrimoine national. Les responsables du chantier n'ont pas encore compris la valeur de l'archéologie préventive, la valeur de l'archéologie d'urgence. Parce que c’est la seule façon dont nous disposons pour récupérer l’histoire et reconstruire l’histoire de ces monuments".

Logique esthétique, logique économique

Une autre de nos sources déplore que les ouvriers aient opéré selon deux logiques pragmatiques et esthétiques :

- Une logique économique : récupérer les matériaux réutilisables.

- Une logique esthétique : conserver les éléments de décor ayant encore une cohérence de lisibilité.

"Or, ce travail évacue la question scientifique qui s’appuie sur des éléments souvent sans intérêt esthétique ou de reconstruction mais indispensable pour reconstituer l’histoire du site", ajoute-t-on.

"Les logiques d’effondrement et les couches d’effondrement permettent de collecter les multiples matériaux intercalés mais aussi de découvrir des éléments fondamentaux. Les éléments les plus importants sont des tessons de poterie, des morceaux de bois qui permettent de dater mais aussi de comprendre des enjeux plus importants".

"Or, l'analyse est fortement corrélée à la localisation exacte de leur découverte. Si un morceau de bois est découvert dans une charpente datant du XIIe siècle qui s'est effondrée, il est alors possible de dater l'endroit".

Un site comme Tinmel peut devenir un cas d'école au Maroc, on ferait alors d'une catastrophe une opportunité pour doter la localité d'un nouveau rayonnement. Peut-être faut-il non seulement récupérer les débris et les trier, mais également lancer des fouilles sous la mosquée.

Il y a de nombreux exemples dans le monde où l'archéologie post-catastrophe a permis de favoriser un développement territorial par un tourisme culturel renouvelé.

La question de l'archéologie, une des principales recommandations de la journée d'étude du 7 octobre organisée à l'Académie du Royaume

Une des initiatives emblématiques est le développement d’une approche ethnoarchéologique des territoires les plus proches de l’épicentre visant à comprendre l’installation des communautés humaines sur la longue durée et leur capacité à établir un mode de vie adapté aux risques multiples. Cette approche ethnoarchéologique permet de lier l’ensemble des domaines de recherche dans un projet de compréhension des relations entre les communautés humaines et leur territoire par l’accumulation de savoirs et de savoirs-faires (l'art de bâtir, l'art de cultiver, l'art de produire). Elle permet de nourrir les dynamiques de paléo-innovation c’est-à-dire de permettre aux sociétés contemporaines de s’appuyer sur les innovations du passé à l’image des systèmes parasismiques locaux liant bois, terre et pierre.

Notons que l’Académie du Royaume du Maroc propose, avec les équipes de l’Institut Royal pour la Recherche sur l’Histoire du Maroc, relevant de l’Académie du Royaume du Maroc, en accord avec celles d’archéologie médiévale (INSAP, INRAP, Université Chouaib Doukkali, Université de Panthéon Sorbonne), déjà engagées sur le terrain, d’apporter son soutien et sa contribution à la mise en œuvre concrète sur place de la sauvegarde de ce patrimoine matériel et immatériel en partage.

MISE A JOUR [lundi 20 novembre 2023]:

Abderrahim Kassou, architecte connu et membre d'Icomos Maroc, nous signale que le lundi précédent, 13 novembre 2023, il était présent sur place et qu'il n'a pas constaté ce qui est dénoncé dans cet article. Voir tweet ci-dessous.

La mosquée de Tinmel détruite, des siècles d’histoire anéantis par le séisme

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