Nabil Mouline

Chercheur au CNRS

L’étincelle de Tinmel : naissance de l’Empire almohade

Le 21 septembre 2023 à 15h33

Modifié 22 septembre 2023 à 10h51

Le chercheur Nabil Mouline revient sur la naissance de l’Empire almohade, les crises et périodes de contestation qui l’ont émaillée, les changements majeurs qu’il fut parfois contraint d’amorcer et le long chemin vers la conquête du pouvoir, avec un éclairage sur Tinmel, sanctuaire où Mohammed ibn Toumart a posé les fondations d’un empire qui allait étendre ses ramifications de l’Atlantique à la Cyrénaïque et d’al-Andalus au Sahara.

"Nous avons quitté Tinmel après avoir exploré la mosquée de leur imam al-Mahdi, sa résidence, sa madrasa et sa prison. Tout cela était imprégné de léthargie, de dégradation et de négligence dignes des ruches, des fourmilières et des nids des petits oiseaux. Nous nous sommes émerveillés de la clé de cette maisonnette ravagée qui pouvait ouvrir tant de palais majestueux. Nous avons également été frappés par l’austérité de la chaire de la mosquée qui a, pourtant, soumis les foules de Cordoue, de Séville, de Grenade, de l’Ifriqiyya et du Maghreb. Ne voyez-vous pas que la terre appartient à Allah ? Il en fait héritier qui Il veut parmi Ses serviteurs".

C’est avec ces termes empreints d’admiration et de nostalgie qu’Ibn al-Khatib, figure de proue intellectuelle du XIVe siècle, évoque le prestigieux souvenir des Almohades, déjà érigés en horizon indépassable. En effet, cet empire s’est imposé entre le XIIe et le XIIIe siècles comme une puissance majeure en contrôlant de vastes territoires et en atteignant un haut degré de développement civilisationnel, notamment dans de nombreux domaines tels que l’architecture, les sciences, la littérature et la philosophie.

Il va sans dire que cette entité politico-religieuse aux prétentions universelles est avant tout une construction collective. Néanmoins, derrière cet édifice se profile la figure d’un intellectuel organique hors pair : Mohammed ibn Toumart (m. 1130). Ce juriste, théologien et stratège a élaboré une doctrine politico-religieuse syncrétique et mis en œuvre une feuille de route implacable qui ont été à l’origine d’une véritable révolution. En remontant le cours du temps, nous tenterons dans les lignes qui suivent de retracer le parcours de ce personnage emblématique, de remettre en perspective ses idées tout en apportant un éclairage sur Tinmel, sanctuaire où il a posé les fondations d’un empire qui allait étendre ses ramifications de l’Atlantique à la Cyrénaïque et d’al-Andalus au Sahara. Là-même où il rend son dernier souffle avant que ses successeurs n’élèvent ce havre en mausolée à sa gloire.

Les temps de crise

Durant la seconde moitié du XIe siècle, les Almoravides prennent possession d’un grand nombre de territoires. Malgré ses débuts fulgurants, particulièrement sous le règne de Youssef ibn Tachfine (1071-1107), le premier empire marocain fait face à une multitude de crises religieuses, politiques, sociales et économiques. L’incapacité à stopper la progression chrétienne en Andalousie et à mettre fin aux tentations centrifuges, entre autres exemples, entache durablement sa légitimité.

C’est dans ce contexte que voit le jour Mohammed ibn Toumart, qui appartient à l’une des factions de la confédération des Masmouda entre 1078 et 1082. Malgré l’indigence des sources, nous pouvons reconstituer les grandes lignes de la première partie de son parcours. Dès son plus jeune âge, le futur fondateur des Almohades se tourne vers le savoir (religieux) qui reste l’une des rares voies d’ascension sociale. Après une formation initiale au Maroc, le jeune Mohammed se rend en Andalousie entre 1106 et 1107, puis en Tunisie actuelle, en Egypte, au Hijaz et en Syrie avant de s’installer en Iraq où il devient − selon ses partisans − disciple d’Abou Hamid al-Ghazali (m. 1111), la plus célèbre autorité religieuse sunnite de l’époque.

Grâce à ce séjour d’environ une décennie en Orient, l’apprenti ouléma marocain acquiert des connaissances solides dans divers domaines, notamment la théologie spéculative, discipline presque inconnue dans son pays natal jusqu’alors !

La voie de la contestation

Entre 1117 et 1118, Mohammed ibn Toumart décide de rentrer au bercail pour y investir son capital social. Sur le chemin du retour déjà, il adopte une apparence ascétique et commence à prêcher la bonne parole. Il cherche également à commander le bien et interdire le mal pour mettre fin à un ensemble de croyances et de pratiques qu’il juge contraires à la sharia : la consommation d’alcool, la mixité dans les espaces publics, l’utilisation des instruments de musique et la multiplication des impôts extra-coraniques. Grâce à ces actions, le clerc marocain rassemble autour de lui des jeunes disciples zélés. La réaction des populations demeure, elle, globalement négative en raison de la rigidité de ses enseignements. Cela l’oblige à se déplacer sans cesse jusqu’à arriver à Marrakech vers 1120.

Dans la capitale des Almoravides, Ibn Toumart, soutenu par ses acolytes, redouble d’efforts pour faire respecter la Loi. Sa réputation se répand dans les quatre coins de la ville. Cela inquiète les détenteurs du pouvoir, particulièrement l’émir Ali ibn Youssef (1107-1143), qui l’oblige à comparaître devant un aréopage d’oulémas. Grâce à ses vastes connaissances juridico-théologiques et à son éloquence, Mohammed ibn Toumart ne se contente pas de réduire au silence les grands dignitaires religieux ; il reproche aussi au monarque la propagation des innovations blâmables et l’appelle à respecter scrupuleusement la sharia dans tous les domaines de la vie. Les élites dirigeantes se rendent alors compte du danger que peut constituer un tel discours. L’absence d’une réaction immédiate, essentiellement due aux luttes d’influence au sein de la cour almoravide, permet toutefois au challenger de quitter la ville impériale sans heurt.

Le changement de cap

L’ouléma contestataire est désormais convaincu que le changement souhaité ne peut advenir sans l’appui d’un mouvement politico-religieux fort et organisé. Il décide alors de rejoindre les montagnes de l’Atlas pour constituer une plateforme solide. Après son installation à Igliz, son village natal selon toute vraisemblance, Ibn Toumart invite différentes composantes de Masmouda à rejoindre son mouvement naissant. Fort de sa connaissance intime des cultures arabe et amazighe, il parvient à séduire plusieurs groupes. Une fois sûr de leur soutien, il s’auto-proclame mahdi (le messie de l’islam), après avoir retracé sa lignée jusqu’au Prophète, et les appelle à lui prêter serment d’allégeance en tant qu’imam (guide inspiré). Ce qu’ils feront le 27 novembre 1121.

Pour créer une communauté solidaire et en rupture avec son environnement immédiat, Ibn Toumart consacre l’essentiel de son énergie dans un premier temps à l’endoctrinement. A cet effet, il élabore une doctrine syncrétique. Dans le domaine théologique, il s’inspire, entre autres, des écoles achaarite, zahirite et moutazilite. Dans le domaine du droit, il préconise le dépassement des écoles juridiques et le retour directement au Coran et à la Sunna pour déduire la norme juridique. Dans le domaine théologico-politique enfin, il se considère, à l’instar des souverains de l’islam primitif et des leaders chiites, comme le guide infaillible et le messie choisi par la providence pour renouveler la religion. Par conséquent, tous ceux qui épousent sa vision sont les véritables monothéistes, d’où l’appellation al-Mouwahhidoun (Almohades), et tous ceux qui la rejettent deviennent des mécréants (khouffar) qu’il faut combattre dans le cadre du jihad.

En plus du processus d’inculcation (enseignement, écriture et envoi de propagandistes), fondamental pour enraciner les nouvelles croyances, Ibn Toumart s’attèle à la structuration de sa communauté en créant une organisation pyramidale stricte où se mêlent des éléments d’origine islamique et locale. Plusieurs instances consultatives et exécutives voient ainsi le jour dont les plus en vue sont le Conseil des dix et le Conseil des cinquante. L’objectif de l’intellectuel organique est clair : consolider son pouvoir absolu, coopter les notables locaux et transcender les divisions tribales. Ces mesures portent rapidement leurs fruits. Les ralliements se multiplient entre 1121 et 1122.

La conquête du pouvoir

Ces développements inquiètent les détenteurs du pouvoir à Marrakech. Ils décident de se débarrasser de ce mouvement naissant. Parallèlement à une campagne de propagande qui fait des Almohades de simples rebelles hérétiques, une série de mesures pratiques est prise à partir de 1122, principalement l’élévation d’une enceinte pour protéger la capitale, l’édification de plusieurs forteresses pour encercler les montagnes et le lancement de plusieurs opérations militaires. L’intensification de ces opérations oblige le Mahdi et ses partisans à rechercher un refuge plus sûr. Le choix se porte sur l’imprenable Tinmel dès 1124 qui devient pour ainsi dire la première capitale des Almohades.

Malgré leur intensité, les mesures almoravides n’ont aucune conséquence sur le terrain. L’ascension des Almohades semble inévitable en dépit de quelques dissensions internes qu’Ibn Toumart se presse d’éliminer par le recours systématique aux purges appelées plus tard al-tamyiz ou al-mayz. A partir de 1125, les partisans du monothéisme passent à l’attaque et organisent des raids contre les plaines, notamment les alentours d’Aghmat et de Marrakech. En 1130, le Mahdi croit que le moment est venu d’en finir avec les Almoravides. Ses troupes fondent sur Marrakech. Les deux parties se rencontrent dans un endroit appelé al-Bhira. Les Almohades subissent une défaite cinglante et plusieurs collaborateurs du chef charismatique trouvent la mort. Quelques semaines plus tard, Ibn Toumart rend lui-même l’âme à cause de la maladie. Mais son mouvement ne s’effondre pas pour autant. Grâce à la force de l’édifice idéologique et organisationnel mis en place par leur fondateur, les Almohades surmontent très rapidement cette crise de croissance et bâtissent leur empire en moins d’un quart de siècle.

La nouvelle Médine

En se présentant comme l’avatar du Prophète de l’islam, Ibn Toumart essaie de reproduire sa geste coûte que coûte. Vers 1124, il accomplit une hijra (exode) en s’installant à Tinmel, petite localité nichée dans les montagnes du Haut-Atlas. Deux facteurs principaux peuvent expliquer ce choix : sa position inexpugnable et son caractère sacré pour les populations locales qui s’y réunissent pour sceller des pactes et résoudre les problèmes.

Quoi qu’il en soit, le Mahdi veut en faire la nouvelle Médine, c’est-à-dire la plateforme à partir de laquelle il refera l’unité religieuse et politique de l’Oumma. Afin de prémunir ce bastion voué désormais à sa cause, il le ceinture de remparts protecteurs et édifie un pont escamotable. Tinmel devient ainsi de facto la capitale de l’entité politico-religieuse naissante. Elle se retrouve de ce fait au cœur de tous les événements que connait la région durant six années, notamment la lutte acharnée entre les Almoravides et les Almohades pour le pouvoir.

La disparition d’Ibn Toumart en 1130 allait définitivement changer le destin de Tinmel. Son successeur Abd al-Mou’min ibn Ali (1130-1163) surmonte toutes les difficultés internes, remobilise la communauté almohade et met en place une nouvelle stratégie de conquête du pouvoir. En moins de dix-sept années, il parvient à renverser les Almoravides et à s’emparer de leur capitale Marrakech qui devient, à partir de 1147, le siège du nouvel ordre impérial dont la domination s’étend bientôt sur l’ensemble de l’Occident musulman. Par voie de conséquence, le fief historique du mouvement perd son statut de centre névralgique. Mais c’était sans compter sur la perspicacité du premier calife almohade qui veut utiliser le capital symbolique de ce lieu pour frapper les esprits du plus grand nombre.

Travaux de réhabilitation avant le séisme du 8 septembre.

Dès 1148, Abd al-Mou’min décide de transformer la tombe de son maître en un haut lieu de pèlerinage, notamment en édifiant une mosquée, en chargeant des tolba de psalmodier le Coran en permanence et en organisant des œuvres de charité grâce aux revenus des habous. Pour renforcer la sacralité des lieux, le premier monarque almohade vient se recueillir avant d’entreprendre une quelconque entreprise d’envergure. Ses successeurs immédiats consolideront cette tradition. Tinmel finit même par devenir la nécropole des califes almohades. Cela signifie que cette petite localité conserve son dynamisme et demeure florissante entre le XIIe et le XVIIIe siècle.

Il va sans dire que le principal vestige de cette période est sans conteste la Grande mosquée. Celle-ci est en effet l’un des premiers témoignages du syncrétisme almohade qui façonnera durablement la personnalité marocaine. En étudiant quelques édifices religieux tels que la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, la mosquée des Omeyyades de Damas, celles de Samarra, de Kairouan, de Tunis, du Caire, de Cordoue, de Tolède ou encore de Fès, nous pouvons distinguer clairement les références qui ont nourri le travail des architectes almohades. Ces derniers ont puisé dans ce riche héritage architectural afin de concevoir une synthèse audacieuse, exaltant les visées universelles de leurs maîtres. Par-delà la dimension purement artistique, cette mosquée donne à voir la capacité des élites locales à adopter différentes innovations idéelles et organisationnelles tout en cherchant à les adapter pour leur donner un caractère typiquement local.

La résistance à l’oubli

Après la chute de l’ordre almohade en 1269, quelques dirigeants de la dynastie se replient sur Tinmel et tentent de reprendre le pouvoir. Six années plus tard, les Mérinides parviennent enfin à mettre la main sur cette localité. Les populations sont passées au fil de l’épée, les monuments saccagés et les tombes de la dynastie rivale profanées. Malgré tout, le fief d’Ibn Toumart ne disparait ni de la géographie ni des mémoires.

Plusieurs sources donnent à voir un village plutôt dynamique et toujours conscient de son passé almohade. Par exemple, un témoin oculaire du début XVIIIe siècle (Abd Allah al-Tasafti) affirme qu’un grand nombre de vestiges almohades est toujours visible. Il nous informe également que la mosquée de Tinmel fonctionne toujours et qu’elle dispose même d’une bibliothèque dont certains manuscrits remontent au XIIe siècle. Mieux encore, al-Tasafti rapporte que la mémoire d’Ibn Toumart reste prégnante et que les pièces almohades retrouvées sont utilisées comme des talismans. D’ailleurs, une partie de la population s’est même constituée en une sorte de secte qui voue un véritable culte au Mahdi. Appelée al-‘Akkazin par les sources sunnites (à ne pas confondre avec les ‘Akakiza), cette communauté, qui a prospéré entre le XVIIIe et le XVIe siècles, avait selon toute vraisemblance des doctrines et des pratiques particulières.

La mosquée de Tinmel est subitement délaissée au début du XVIIIe siècle à cause d’une "mauvaise" orientation de la qibla. Elle tombe littéralement en ruine en raison de la négligence, des intempéries et du temps qui passe. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que les chercheurs la redécouvrent. Si des fouilles partielles et plusieurs écrits ont montré l’importance politique, religieuse et artistique du bastion almohade, ce dernier est loin d’avoir révélé tous ses secrets.

Le terrible séisme qui a frappé le Haut-Atlas représente avant tout une tragédie humaine qui nécessite une mobilisation de longue haleine. Mais les désastreuses destructions causées par ce tremblement de terre peuvent être l’occasion de relancer les recherches archéologiques sur des sites majeurs comme Tinmel. Des fouilles approfondies à la faveur de cette tabula rasa permettraient de mettre au jour un patrimoine enfoui et de documenter une période historique largement méconnue.

Outre l’intérêt scientifique, la mise en valeur de ce passé glorieux possède un fort potentiel touristique susceptible de stimuler le développement local. Sur ces terres meurtries peut ainsi germer un double espoir : approfondir la connaissance de l’identité marocaine et insuffler une nouvelle vitalité économique à la région. À travers une démarche respectueuse des populations et des lieux, ce patrimoine renaissant des décombres du séisme saura sans nul doute nourrir l’avenir.

La mosquée de Tinmel après le séisme du 8 septembre 2023
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