Dossier Cet article est issu du dossier «Agriculture : Souveraineté et durabilité deux enjeux conciliables ?» Voir le dossier

AGRICULTURE À Ain Cheggag, sur les terres où il est cultivé, l’oignon rouge coûte 15 DH le kilo

Le 1 avril 2023 à 11h29

Modifié 11 octobre 2023 à 15h54

REPORTAGE. En raison des intermédiaires qui profitent de la rareté des oignons rouges causée par la baisse de la production et la hausse des exportations, le prix au kilo atteint 15 DH dans le souk de Ain Cheggag, à proximité des terres où ce légume ancré dans les traditions culinaires marocaines est cultivé.

En cette matinée du mercredi 30 mars, à quelques dizaines de kilomètres de Fès, la fréquentation au souk de Ain Cheggag est à son comble, malgré les prix des principaux produits maraîchers qui atteignent des sommets. Étalés à même le sol ou sur des planches en bois, la pomme de terre est vendue à 9 DH/kilo, la tomate à 10 DH et l’oignon rouge proposé au prix de 15 DH le kilo.

Protégés du soleil brûlant par des tissus en toile accrochés au bout d’épais bouts de bois à l’équilibre précaire, seuls trois ou quatre vendeurs de légumes du marché de Ain Cheggag exposent des oignons. Pourtant, la région de Fès-Meknès en est le principal pourvoyeur, avec plus de 50% d’une production nationale estimée aux alentours de 900.000 tonnes.

Non loin des volcans éteints de la région de Meknès, les terres fertiles autrefois empierrées abritent toutes sortes de cultures. Des céréales, des arbres fruitiers parfaitement entretenus (oliviers, amandiers…), des légumineuses et donc des oignons rouges dont le cycle de production s’étend de mars à juillet.

La proximité des champs d’oignons à perte de vue ne semble plus assurer une quantité suffisante à des prix raisonnables pour une frange de la population dont les moyens sont loin d’être illimités. Cette réalité agricole qui rejoint celle de plusieurs communes rurales du Royaume est mue par différents facteurs.

Des vendeurs à la marge bénéficiaire minimale

“J’ai acheté le kilo d’oignons chez un grossiste à 12,50 DH et je le revends à 15 DH”, assure Abdelkader, détenteur d’une licence en physique et d’un diplôme en entretien des hôtels, mais que le destin a placé dans le sillon de l’activité commerciale familiale.

"Ma marge est très réduite", préciser donc notre vendeur. Une marge dont il n’exclut pas le coût du transport, les réparations du camion dont il est propriétaire, ainsi que "les jeunes qui m’aident à charger et décharger la marchandise", ajoute-t-il.

Vendeur de légumes, Abdelkader assure que sa marge bénéficiaire sur les oignons rouges est minime.

Sachant que les maraîchers de la région ont vendu leur récolte d’oignon entre juillet et août 2022 à un prix compris entre 2,50 et 2,80 DH le kilo, comment expliquer que cette denrée alimentaire essentielle dans la gastronomie marocaine ait pu atteindre 15 DH le kilo au détail dans le souk de Ain Cheggag, sur les terres où elle est produite ?

Vêtu d’une djellaba et arborant une sorte de chapka sur la tête, le producteur Abdessalam Bechta nous amène à proximité d’un camion qui transportait une centaine de tonnes de produits maraîchers quelques heures plus tôt.

"La marge des agriculteurs est très modeste comparée à celle des intermédiaires, d’autant que les prix à la production ont augmenté de manière vertigineuse", annonce Abdessalam Bechta, qui a semé près de 5 hectares d’oignons en 2022.

À l’image des écueils soulevés dans un précédent article par les agriculteurs de la province de Berrechid, les maraîchers de la région de Meknès souffrent également de la flambée des prix des intrants agricoles, parmi lesquels le coût de l’eau.

"Je ne peux plus extraire de l’eau qu’à partir de 50 mètres de profondeur", affirme notre interlocuteur pour souligner que plus le niveau piézométrique des nappes phréatiques est en recul, plus l’énergie nécessaire (gaz butane) pour l’extraire est coûteuse. Pour donner un ordre de grandeur de l’épuisement de la nappe phréatique Fès-Meknès, retenez que certains agriculteurs sont allés jusqu’à forer des puits de 170 m.

En tout et pour tout, la production d’un hectare d’oignon coûte actuellement 50.000 DH. "Avant l’apparition du Covid-19, elle ne dépassait pas les 25.000 ou 30.000 DH", déplore Abdessalam Bechta. La crise sanitaire, qui a mis dans le rouge les finances des agriculteurs, combinée à l’inflation importée des intrants agricoles, a obligé les exploitants à augmenter leur prix de vente au kilo, sans quoi ils produiraient à perte.

"Notre marge est également très réduite. Elle nous permet à peine de rembourser nos dettes et de vivre décemment", confie Abdessalam Bechta. "Car les épargnes accumulées par les agriculteurs ont été dépensées lors de la période du Covid, pendant laquelle ils ont beaucoup souffert, notamment du manque d’ouvriers agricoles en raison des restrictions sanitaires mises en place à ce moment-là", poursuit-il.

Agriculteur, Abdessalam Bechta déplore les spéculations des intermédiaires.

Les intermédiaires profitent des difficultés financières des agriculteurs

Incapables de financer leurs exploitations agricoles via des fonds propres, les petits agriculteurs, à l’instar de Abdessalam Bechta, sont englués dans un cercle vicieux. Depuis deux ans, leurs gains servent à éponger des dettes afin de pouvoir en contracter d’autres en vue de la saison agricole suivante.

Une triste réalité qui fait le bonheur des intermédiaires. "Ils représentent l’une des principales causes de la hausse des prix de l’oignon", s’agace Abdessalam Bechta, assis sur une caisse en bois, avec pour fond sonore la criée des vendeurs, mêlée aux timides questions des clients sur les prix de l’oignon, et dont les réponses les rebutent le plus souvent.

"Les intermédiaires sont extrêmement opportunistes", accuse-t-il. "Ils achètent les récoltes des agriculteurs parfois au prix coûtant et stockent l’oignon dans des silos de fortune pour créer une pénurie et donc avoir un monopole qui impacte les prix lorsque la demande est plus importante que l’offre."

Une technique bien rodée qui se base sur l’observation et sur une enquête minutieuse au moment des récoltes. "Avant de soumettre une offre à un agriculteur, l’intermédiaire sonde les exploitants pour avoir une idée de l’état des récoltes", nous explique notre interlocuteur. Autrement dit, quand la saison agricole est de bon augure, les intermédiaires proposent des prix qui offrent une marge bénéficiaire confortable aux agriculteurs.

A contrario, "quand il y une baisse de la production comme en 2022, l’intermédiaire propose des montants dérisoires qui couvrent à peine les investissements des maraîchers. Ces derniers n’ont d’autre choix que d’accepter parce qu’ils ont des dettes à rembourser", nous explique notre interlocuteur.

Une partie des récoltes acquises par les intermédiaires est exportée vers des pays subsahariens, tandis que l’autre est conservée dans des frigos ou bien à travers une technique inventée localement. Elle consiste en la confection de silos traditionnels composés de deux murs parallèles en pierre d’une hauteur de 1 mètre chacun et espacés de 80 à 90 cm.

Les oignons secs sont déposés entre les deux murs sur une couche de paille de 20 à 30 cm d’épaisseur. Quand la demande est plus forte que l’offre, comme depuis le début du mois de mars, les intermédiaires mettent en vente les oignons à des prix extrêmement élevés, avec l’assurance de trouver preneur.

Les exportations ont favorisé les desseins des spéculateurs

Une pénurie accentuée par les milliers de tonnes d’oignons exportés et qui échappent au marché national. Le gouvernement a certes pris la décision de limiter les exportations d’oignons en février 2022. Mais les quantités les plus importantes ont quitté le pays entre les mois de juillet et d’octobre 2022. Trois mois avant la mesure suspensive.

Quoi qu’il en soit, à 15 DH le kilo, l’impact socio-économique sur le panier du consommateur aisé ou à la bourse modeste n’est pas neutre. En lui faisant remarquer qu’il est l’un des rares personnages croisés dans le souk de Ain Cheggag à avoir des sacs de provisions pleins, un homme assure qu’il s’est approvisionné moitié moins que d’habitude.

"Normalement j’achète 6 kg d’oignons, tomates et pommes de terre. Mais depuis quelques semaines, je ne peux pas me payer plus de 3 kg d’oignon", regrette-t-il, avant de nous exposer son point de vue sur la hausse des prix."La terre de cette région produit assez d’oignons pour assurer l’approvisionnement des marchés et à des prix raisonnables. Mais à force de privilégier les exportations, une pénurie a été créée", regrette-t-il.

"Les exportations sont en effet l’une des causes de la flambée des prix de l’oignon", corrobore Abdessalam Bechta. "Entre les mois de juillet et d’octobre, le Maroc a exporté des centaines de tonnes d’oignons chaque jour", affirme-t-il. En somme, la hausse des prix de l’oignon dans la même région où il est produit en majorité est multifactorielle et provoque de poignantes contraintes sociales, en particulier chez les gens aux modestes conditions.

S’ils continuent d’acheter les oignons, les pommes de terre et autres tomates, en dépit de la hausse des prix, "c’est parce que nous n’avons pas vraiment le choix", avoue Saida, veuve et mère de deux enfants. Cette ouvrière agricole qui dit ne pas gagner plus de 80 DH par jour exprime son ras-le-bol en se demandant comment faire pour assouvir la faim de ses enfants.

Hayat et Saida semblent démunies face à la hausse des prix.

"Les yaourts ne suffisent pas. Pour qu’il puisse manger à sa faim, un enfant a absolument besoin de plats contenant a minima des oignons, des pommes de terres et des tomates", souffle-t-elle. Avec des trémolos dans la voix, Hayat, elle aussi ouvrière agricole, mère d’une fille et dont le mari est dans l’incapacité physique de travailler, se remémore avec peine les réflexions innocentes mais lourdes de sens de ses enfants, ou les regards que portent ses voisins sur son sac de courses à moitié vide.

"Quand mes enfants ouvrent le frigo et qu’ils n’y trouvent rien à manger, ils n’hésitent pas à me le faire savoir. Nous n’avons donc d’autre choix que de nous approvisionner, même si parfois, toute notre paie y passe", concède Hayat. "C’est une situation pesante, surtout quand on passe devant nos voisins avec notre sac à provision à moitié vide", indique-t-elle.

"Nous avons la capacité de résister à la faim et au regard des autres. Mais pas nos enfants qui, à chaque fois qu’ils savent que nous allons au souk, nous font part d’envies que nous ne pouvons malheureusement plus assouvir", complète Saida.

"Il y a quelques années, 100 DH suffisaient pour remplir notre sac de provisions. Désormais, nous n’arrivons même pas à en remplir la moitié. Parfois, nous avons honte de passer avec nos provisions devant les voisins", conclut-elle.

Une souffrance sociale inaudible

Si les agriculteurs rencontrés assurent que les ouvrières agricoles ne sont jamais vraiment laissées pour compte – "après leur travail, notamment lors des récoltes, je leur offre quelques kilos pour les aider à subvenir aux besoins de leurs familles" –, nuance Abdessalam Bechta, les difficultés rencontrées par les populations les plus précaires évoquent le quotidien peu reluisant d’une frange de la société rarement mise en avant.

"Ces femmes sont des cas sociaux mais restent dignes. Elles sont souvent les seules à subvenir aux besoins de leurs enfants, car leurs maris sont soit décédés, soit incapables de travailler à cause d’un handicap", décrypte Mohamed Mahdi, professeur de sociologie rurale.

Des femmes démunies face aux desideratas de la vie. D’ailleurs, pour pouvoir assurer une journée de travail le lendemain, elles sont obligées de faire des extras pour nouer l’oignon récolté, sans rémunération. "Elles n’ont d’autre choix que de se plier au prix demandé par le marché lorsqu’elles sont au souk", regrette M. Mahdi.

"C’est une forme de fatalité dans le sens où du moment qu’elles trouvent des journées de travail, elles se disent que jusqu’ici ça peut aller. Mais avec la récente cherté du coût de la vie, la situation devient insoutenable", poursuit-il.

"C’est un tableau quelque peu noirci, mais leur explication sur le rapport aux enfants est par ailleurs juste. On peut faire le parallèle de la pression des enfants sur la disponibilité des denrées alimentaires avec celle de Aïd al-Adha", confie pertinemment Mohamed Mehdi.

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