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AGRICULTURE Comprendre les conséquences de la crise de l’eau sur l’agriculture en 10 questions

Le 26 avril 2023 à 17h19

Modifié 26 avril 2023 à 19h57

SPÉCIAL SIAM. Les réponses à ces dix questions sont la synthèse de différents échanges avec des experts confirmés dans le domaine de l’agriculture et de l'eau. Ils explicitent les liens directs et indirects entre la crise structurelle de l’eau et les chaînes de valeur du secteur agricole.

C’est une évidence : l’agriculture a besoin d’eau. Ce qui est en revanche plus subtil est l’effet boule de neige induit par le stress hydrique sur l’ensemble des ramifications du secteur agricole, même les moins décelables.

Pour comprendre cette relation de cause à effet, Médias24 a consulté des experts de l’agriculture. Les réponses à nos dix questions sur les conséquences de la crise de l’eau sur ce secteur sont la synthèse de ces différents échanges.

1- Quelles sont les limites de l’irrigation face au stress hydrique structurel ?

Il faut d’abord savoir que seulement 17% de la surface agricole utile du pays est irriguée. Les spécialistes du secteur agricole réfutent le mythe de l’irrigation permettant de dépasser les contraintes hydriques structurelles de l’agriculture au Maroc. Dans les faits, 83% de la surface agricole est non irriguée et ne le sera même jamais. Ce sont d’ailleurs les performances de l’agriculture pluviale qui servent à ce jour de baromètre pour tout le secteur. La production annuelle des céréales (en très grande partie exclusivement pluviale) détermine encore la croissance économique du pays.

Et même dans le domaine irrigué, la pluie continue d’occuper un rôle important. C’est-à-dire que partout où des cultures irriguées sont installées, y compris dans les zones dites de grande hydraulique (avec des barrages en amont), l’apport des précipitations est fondamental. Il devrait permettre de satisfaire, dans l’absolu, une partie non négligeable des besoins des cultures. De ce fait, l’irrigation n’est qu’un appoint.

Avec le Plan Maroc vert, les subventions à l’irrigation ont fait exploser la surface de l’irrigation privée. Les agriculteurs creusent ainsi de leur propre initiative un puits ou un forage là où l’eau souterraine est accessible (ce qui n’est pas garanti dans toutes les régions du pays) ; alors qu’auparavant, l’irrigation était principalement en lien avec les grands barrages que gèrent des agences étatiques, les Offices régionaux de mise en valeur agricole ; ce qui permettait au passage un contrôle des volumes prélevés.

Depuis une trentaine d’années, les agriculteurs creusent en profondeur (80 m et plus) pour l’extension des surfaces irriguées, sans aucune possibilité de contrôle.

Le dernier point à noter est le rythme d’usage de l’eau par rapport à son renouvellement. Quand le rythme d’usage de la ressource hydrique dépasse de très loin celui de son renouvellement, on se retrouve dans la situation actuelle : une pénurie structurelle qui risque de s’amplifier.

2- Qu’est-ce qui est irrigué aujourd’hui ?

Le Maroc est un pays très diversifié : l’agriculture à Zagora n’est pas la même qu’à Larache. À Zagora et de manière générale dans les oasis, il pleut moins de 100 mm par an. Toute culture est, dans ces conditions, obligatoirement irriguée. Dans le Gharb ou le Loukkos, où il pleut en moyenne 600 mm par an, on peut faire de l’agriculture en régime pluvial exclusivement. Cela témoigne des disparités entre les régions, avec une dimension territoriale qui ne peut être éludée lorsqu’on parle de stratégies sectorielles.

Les cultures irriguées sont surtout celles dites à haute valeur ajoutée ; celles qui devraient être les plus rentables du point de vue de la valorisation économique de l’eau (DH/m³). Il s’agit d’abord des arbres fruitiers et du maraîchage (légumes), sans omettre les cucurbitacées (melon, pastèque, etc.). On irrigue aussi des cultures importantes pour l’approvisionnement du pays en sucre (betterave et canne à sucre), ainsi que les fourrages (luzerne, bersim, maïs, sorgho, etc.), destinés à l’alimentation animale. En l'absence de ces fourrages irrigués, il n’y aurait quasiment pas de lait.

3- Pourquoi et comment le stress hydrique s’intensifie-t-il d’année en année ?

La crise actuelle de l’eau est la conjonction de deux phénomènes. Le changement climatique est indéniable : il pleut moins et l’enneigement a baissé. Le suivi météorologique depuis près d’un siècle montre que le niveau des précipitations annuelles a partout diminué. Les données évoquent un déficit d’au moins 15% dans toutes les régions, par rapport au niveau moyen des années 1980, parfois même plus.

Autre point inéluctable : il fait plus chaud. En mars dernier, les températures diurnes atteignaient 26°C dans certaines villes. Le pays est en pleine tourmente climatique. De plus, lorsqu'au mois de mars certains barrages ne sont remplis qu’à 10% de leur capacité de stockage, cela augure des difficultés manifestes à garantir le service de l’eau d’irrigation en été.

Par ailleurs, les besoins en eau ont nettement augmenté. La population s'accroît, avec des aspirations légitimes à la consommation de produits qui nécessitent plus d’eau (notamment les denrées animales comme le lait et ses dérivés, les produits carnés, etc.) et, de ce fait, les cultures pratiquées évoluent.

4- Comment le passage d’une agriculture pluviale à l'irrigation participe-t-il à cette crise de l’eau ?

Dans plusieurs régions du Maroc, l’agriculture qui était auparavant totalement pluviale, dominée par les céréales, les légumineuses alimentaires (les fèves, les petits pois, etc.) et un élevage adossé aux parcours naturels, a été remplacée par des cultures qui ont besoin d’être en grande partie irriguées.

Il s’agit notamment de l’extension des surfaces plantées d'arbres fruitiers, du maraîchage et de l’intensification des fourrages. Bien entendu, ces cultures affichent des besoins en eau nettement plus élevés que les cultures pluviales, et surtout, elles nécessitent des irrigations régulières durant toute la saison estivale, lorsque les pluies cessent...

De plus, l’essor d’activités comme l’industrie minière nécessite aussi beaucoup d’eau. D’où une situation hydrique très tendue. C’est ce qu’indiquent clairement les bases de données statistiques internationales qui montrent que le Maroc est entré de plain-pied dans une situation critique de pénurie d’eau. Il est nécessaire par ailleurs de faire la distinction entre les différents territoires : l’eau agricole dans les oasis, où la température estivale dépasse 45 °C et où il pleut moins de 100 mm par an, n’est pas abordée de la même manière que dans le nord du pays.

5- Est-ce que l’arrêt des aides à l’irrigation de certaines cultures consommatrices d’eau est une solution ?

Certaines cultures consommatrices d'eau produites dans des régions arides ont des impacts environnementaux marqués : compromission de l’accès des populations locales à l’eau, usage important d’énergie fossile pour le pompage et le transport de l'eau. Ces impacts ne peuvent être ignorés. Nombreux sont les spécialistes qui estiment qu’étendre les surfaces irriguées pour planter davantage d’arbres afin d’augmenter les revenus de l’agriculture n'est pas la meilleurs option. Car ces surfaces irriguées recourent obligatoirement à l’irrigation en été. Étant un pays aride à semi-aride sur l’écrasante majorité de sa surface, le Maroc ne doit promouvoir que la pratique des cultures qui s’accommodent de cette réalité implacable.

Il est également important de s’accorder sur le fait qu’à l’avenir, il va falloir envisager de nouvelles variétés végétales à même de s’adapter au changement climatique et à des pratiques agricoles ad hoc : c’est ce qu’on appelle la transition agro-écologique qui prône une meilleure efficience d’usage de tous les intrants, l’eau bien entendu, mais aussi le travail, le foncier et les capitaux.

Cela implique de l’innovation dans la réflexion à des systèmes de production adaptés et un investissement sur le long terme dans la formation de haut niveau ainsi que dans la recherche agronomique. S’y ajoute la vulgarisation des résultats auprès de la jeunesse pour maintenir dans tout le pays, y compris dans les zones arides, des activités agricoles viables, capables d’entretenir les territoires.

6- A-t-on atteint les limites du modèle du goutte-à-goutte ?

Pour certains experts agricoles, si le goutte-à-goutte avait été la solution, on ne serait pas dans cette situation où des régions entières se retrouvent avec des nappes en voie d’épuisement alors qu'une grande partie des exploitations l'ont adopté. Le goutte-à-goutte étant juste une technique, c’est donc la philosophie qu’il faut changer.

La consommation hydrique à l’échelle des bassins hydrologiques a explosé en raison de l’extension des surfaces irriguées et, le plus souvent, avec des prélèvements sans contrôle : les agriculteurs font ce qu’ils veulent dans leurs exploitations. Il est donc nécessaire d’instaurer un contrôle strict à travers la police des eaux au sein des Agences de bassins hydrauliques dans l'objectif de réguler, voire de réduire la consommation d’eau souterraine.

7- Quels sont les risques de la valorisation de l’eau sous le seul prisme de la rentabilité ?

En termes de valorisation de l’eau (DH/m³), le mot d'ordre jusque-là était une rentabilité optimale. De nombreux investisseurs se sont ainsi lancés massivement dans la culture qui génère la meilleure valorisation de l’eau. Or, il y a des risques de dérives associées à l’expansion non régulée de ce type de culture. Le risque principal est lié à ce que l’on appelle dans les sciences agronomiques, la monoculture.

Dans certaines zones, nombre d'agriculteurs ont planté des agrumes en arguant que cela valorisait mieux l’eau. Aujourd’hui, dans ces mêmes régions, des agriculteurs sont en train d’arracher ces arbres. D’abord, parce qu’il n’y a pas assez d’eau pour les entretenir ; ensuite, parce qu’on a mésestimé les risques économiques en lien avec les marchés et la volatilité des prix.

Selon les spécialistes, les schémas simplistes qui conduisent à l’encouragement systématique de fermes ultra-spécialisées sont à éviter. Cela donne également lieu à différents risques, notamment économique et biotique. Concernant le risque biotique, il y a l’exemple très révélateur de la filière du cactus. Tout le monde s’accorde à dire que c’est une plante adaptée au manque d’eau. Nombreux sont ceux qui se sont engagés exclusivement dans cette culture. Or, avec la propagation de la cochenille, les ambitions ont été réduites à néant. Cela illustre bien les limites de la spécialisation et ses risques.

Selon les experts agricoles, pour changer de paradigme, il faut revenir au couplage entre les cultures et l’élevage de bétail. C’est-à-dire penser l’intégration des deux dans les mêmes exploitations ou tout au moins dans les mêmes territoires.

8- Quel est le lien entre le stress hydrique et le travail agricole ?

Selon les spécialistes du monde agricole, dans des situations où il y a un manque avéré d’eau (c’est-à-dire sur près de 80% de la surface agricole du pays), il ne faut pas la considérer uniquement comme un facteur limitant de la production, à valoriser de manière rentable et durable. Il est impératif également d’accorder un intérêt majeur aux travailleurs dans ce secteur. Dans cette péréquation entre l’eau et le travail, il faut être très précautionneux et s’intéresser de près aux conditions dans lesquelles sont employées les personnes, notamment les millions de membres des exploitations familiales (descendants et conjoints des chefs d’exploitation).

Certains métiers de l’agriculture, notamment en lien avec l’élevage, nécessitent une astreinte quotidienne, et sont dédaignés. C’est le cas notamment des bergers, qui assument un travail difficile mais crucial pour entretenir de vastes espaces pastoraux et mettre en valeur la végétation spontanée qui s’y développe, dans des conditions pénibles (altitude, froid ou déserts et chaleurs suffocantes, isolement, etc.) et pour des revenus souvent très limités.

Ce qui veut dire qu’il faut penser à diversifier les sources de revenus. Cela amène indubitablement à la formation des jeunes ruraux et à l’entrepreneuriat qui ne doivent pas se limiter uniquement à l’agriculture, mais être étendus aux activités non agricoles.

9- Est-ce vraiment utile de s’intéresser à l’origine de l’eau dans les échanges alimentaires ?

Le Maroc est un grand importateur de céréales. Les pays à partir desquels le Royaume importe ces grains sont caractérisés par d’importantes précipitations annuelles. Cela implique que le Maroc importe, sous une forme virtuelle, la pluie qui y tombe. Or, ce qui est exporté, ce sont le plus souvent des produits cultivés dans des zones irriguées. Ce n’est pas le même type d’eau.

Selon une étude scientifique marocaine qui quantifie la balance de l'eau virtuelle au Maroc, à l'export et à l'import des produits agricoles, le Royaume importe davantage de produits consommateurs d’eau qu’il n’en exporte. L'eau virtuelle exportée est principalement contenue dans les légumes, et celle importée est contenue dans les céréales.

Par ailleurs, selon le calcul de l’un des experts interrogés, pour les 20.000 taurillons qu’il est prévu d’importer, cela représente l’équivalent de 50 millions de m3 d’eau, sous forme virtuelle, acheminés de l’étranger vers le Maroc.

LIRE AUSSI : Combien d’eau le Maroc exporte-t-il dans ses fruits et légumes ?

10- Comment le manque d’eau a-t-il une incidence sur la production de viandes rouges et de lait ?

Le Maroc a vécu deux années de sécheresse consécutives, avec des impacts importants sur les fourrages et aliments de bétail. Les prix des aliments importés ont flambé du fait de l’inflation mondiale et des répercussions de la pandémie de Covid-19. Les éleveurs n’ont plus les moyens de se les procurer. Au final, toutes les filières de l’élevage souffrent et le cheptel a fortement diminué.

Les mêmes raisons sont valables pour la filière du lait qui est intimement liée à celle de l'élevage. De plus, produire du lait nécessite davantage d'eau.

Selon les experts, la superficie totale irriguée produit à peu près 70% du lait du pays. Cela signifie que les fourrages irrigués permettent de sécuriser la production de lait, qui est directement menacée par les aléas climatiques. C’est ce qui explique la baisse des volumes produits et les abattages massifs d’animaux durant des années sans remplacement du cheptel, ayant entraîné des difficultés à assurer l’approvisionnement des marchés en lait et viande, et imposé l’importation de ces denrées.

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