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Chellah : chronique d’une métamorphose antique

Depuis l'ancienne Sala phénicienne puis romaine, jusqu’à l'arrivée arabe de 670, Chellah a connu plusieurs vies avant de devenir la cité des morts des Mérinides. Ce site archéologique est dépositaire de plusieurs couches, chacune témoignant de son époque et de ses tribulations, telles les roches sédimentaires pour le géographe ou l'archéologue. Chellah, un seul lieu, des destinées multiples.

Chellah : chronique d’une métamorphose antique

Le 21 février 2022 à 12h10

Modifié 21 février 2022 à 12h10

Depuis l'ancienne Sala phénicienne puis romaine, jusqu’à l'arrivée arabe de 670, Chellah a connu plusieurs vies avant de devenir la cité des morts des Mérinides. Ce site archéologique est dépositaire de plusieurs couches, chacune témoignant de son époque et de ses tribulations, telles les roches sédimentaires pour le géographe ou l'archéologue. Chellah, un seul lieu, des destinées multiples.

Les hautes herbes de la savane ondulent en vagues dorées sous une chaude brise estivale. Des troupeaux d’éléphants avancent paisiblement vers l’horizon. Au loin, des girafes immobiles guettent les lions qui s’offrent un bain de soleil avant de repartir à la chasse. Voilà à quoi ressemblaient les alentours de l’actuel site historique de Chellah (ou Chella), 700 ans avant notre ère. La nécropole des Mérinides telle que nous la connaissons est apparue bien plus tard.

Pour ramener « Chellah l’antique » à la vie, Robert Chastel nous ouvre les portes d’un passé très lointain. L’historien de Rabat a publié, en 1994, le premier ouvrage sur la capitale, intitulé Rabat-Salé, vingt-huit siècles de l’oued Bouregreg, et bien d’autres par la suite. « Quand je marche dans le site de Chellah, dans les ruines, chaque pierre me rappelle quelque chose », confie ce passionné d’histoire. Il finalise actuellement son dernier livre sur la ville, où il retrace et « fait vivre », entre autres, 1.500 ans d’antiquité. Le tout forme une fresque historique de 2.700 ans en 464 pages et 620 images inédites, à paraître prochainement. « Je raconte dans ce livre des pans de l’Histoire que jusque-là personne n’avait racontés », dévoile-t-il.

L’histoire de ce site antique commence donc au VIIe siècle av. J.-C quand les Phéniciens de Carthage, appelés également « Puniques », fondent « Sala », le premier comptoir commercial de la côte atlantique, sur l’emplacement de l'actuel Chellah, à 5 km environ en amont de l’embouchure du fleuve.

Le nom de Chellah n’apparaît pour le première fois dans l’Histoire qu’en 788, lors de la venue de Moulay Idriss Ier. Le « S » de Sala devient alors « Ch » de Chellah. En quoi l’emplacement a-t-il intéressé ces outsiders ? « Le site est idéal, dominant la campagne, protégé par des pentes abruptes, caché par un coude du Bouregreg, le Sala Fluvium. L’entrée du fleuve est par ailleurs rendue difficile par une barre semée d’écueils, et traîtresse pour qui ne connaît pas les passes. Mais, cette barre franchie, s’étend une vaste plaine fertile où s’étale le fleuve. La ville possédait en outre une eau claire, pure et fraîche, celle de Aïn Chella », explique Robert Chastel dans son premier livre sur Rabat-Salé.

Le grand souk

Dans ce comptoir, on pratiquait le commerce d’esclaves, de gomme, d’ivoire, de poudre d’or, de cuir, de pourpre, de cire, de miel, etc. Sala exportait vers les autres comptoirs du Maroc. La région du Bouregreg recelait de nombreuses richesses, dont une pêche très importante. Parmi ses exportations figuraient les défenses d’éléphants et les animaux sauvages recherchés à cette époque. Sala importait par ailleurs des bustes en marbre, mais aussi des chandeliers, chaussures, ceintures en cuir, harnais, arcs, armures, armes, casques, tenues militaires et même des fers pour les chevaux.

Selon Robert Chastel, les navires des Phéniciens de Carthage faisaient 25 mètres de long avec de grandes voiles. Avant de s'ancrer dans le Bouregreg qui devait être large d’au moins 2 km, les Puniques avaient implanté des comptoirs commerciaux à Tanger, à Lixus (Larache), à Tamuda (Tétouan), etc.

Les Phéniciens vont introduire à Sala la culture de la vigne, l’olivier, le grenadier, l’amandier et toute une sélection de céréales. « Ils vont introduire aussi l’alphabet, la navigation par les étoiles, les cultes de l’Orient. Quand ils débarqueront sur l’oued Bouregreg et attacheront leur bateaux, ils construiront leur port et une ville pour s’y développer. Ils devaient aussi commercer avec les tribus de Berbères qui étaient là et, en même temps, développer leur culture. Ils vont alors commercer et rallier par bateau les autres cités », dépeint Robert Chastel. Son immense intérêt pour l’Histoire remonte à l’âge de 14 ans lorsque, se remémore-t-il, « j’ai assisté à des fouilles dans les cimetières gallo-romains d’Arles. J’ai vu exhumer du sol des tombeaux chrétiens en marbre de toute beauté, et cela m’a marqué pour la vie ». Et, depuis 1984, c’est l’histoire de Rabat qu’il dépoussière.

De la Sala phénicienne à la Sala Colonia romaine

Le développement de Sala sera donc considérable à l’époque des Puniques. L’expansion de Carthage en Méditerranée se heurtera à la présence romaine. Il en résultera trois guerres. La première guerre punique commence en 264 av. J.-C. et la troisième se terminera en 146 av. J.-C. C’est lors de ce dernier affrontement que Carthage sera détruite par les Romains, guidés par l’officier Scipion Émilien. Les Romains accapareront alors les villes ainsi que leurs comptoirs construits par les Carthaginois. Et dans l'incapacité de maîtriser la surveillance et la gestion de ces comptoirs, ils font appel aux rois berbères. Ces derniers vont administrer tous les comptoirs de Carthage, dont Sala devenue romaine sous le nom de Sala Colonia.

« Sala Colonia romaine devient encore plus riche, plus célèbre, plus opulente. […] Sous Rome, Sala se développa considérablement. Pline (Pline l’Ancien était chevalier romain, écrivain et historien 24-97 apr. J.-C., NDLR) signale que la plaine était souvent envahie de bandes d’éléphants qui furent malheureusement décimés pour leur ivoire ; elle devait aussi résister aux invasions de tribus nomades attirées par le pillage, les Autololes », décrit Robert Chastel dans son livre Rabat-Salé, vingt-huit siècles de l’oued Bouregreg. Ce passionné d’histoire, qui s'installe dans la capitale en 1966, avait déjà à cette époque assisté à des campagnes de fouilles qui attestent de la vitalité de Sala Colonia. On y a découvert quantité de monnaies, de lampes à huile, de vases, céramiques et statues, de bijoux tels que les fibules, les anneaux et les colliers, etc. « Les fouilles du site n’ont jamais été reprises depuis le début des années 1980. C’est-à-dire qu’il y a une panne sur l’histoire de Chella », signale-t-il.

L’époque de la savane disparaît rapidement. La faune sera massacrée à la suite du grand commerce organisé d’abord par les Phéniciens, puis par les Romains. Ces derniers vont capturer des lions, des éléphants et des tigres qu’ils achemineront par bateau jusqu’à Rome pour les jeux du cirque.

Théâtre de la grande Histoire

Malgré le repli stratégique de la Maurétanie Tingitane vers 285 apr. J.-C., il semble que Sala Colonia ait conservé son éclat jusqu’au IVe siècle car elle était facile à défendre. L’invasion vandale en 429 ne semble pas avoir affecté le site. Durant cette période, l’influence romaine disparaît peu à peu. La cité périclite sans doute et, sur son territoire, s’installent des tribus berbères. « L’influence romaine disparut définitivement lors de l’invasion arabe de 670, avec Ouqba Ibnou Nafii et Moussa Ibnou Noussair. Sur l’emplacement de Chella (Sala), un campement de tribus berbères sera installé en réaction à l’islam imposé par Ouqba Ibnou Nafii et Moussa Ibnou Noussair. Elles vont professer un islam amazigh qu’on appelle hérésie Berghouata. Depuis les Idrissides, toutes les dynasties n’eurent de cesse de rétablir par les armes un islam orthodoxe et d’anéantir les Berghouata », raconte Robert Chastel.

Le géographe El Idriss, qui a visité Chellah vers 1150, y avait vu des édifices et des temples anciens. Et c’est seulement « en 1284, sur les restes de la cité romaine, (que) le Sultan mérinide Abou Youssouf Yacoub (1259-1286) bâtira sur les restes des ruines romaines, la nécropole de la dynastie. Le Sultan y inhumera son épouse Oum El Ziz et créera une chapelle fortifiée. Progressivement, tout le site de Chella deviendra un grand rempart fortifié qu’on appelle Ribat », explique Robert Chastel. Plusieurs princes mérinides devaient y être inhumés dans les cinquante années qui suivirent. « Le Sanctuaire est entouré d’une enceinte qui dut être fortifiée. La mosquée a un minaret de plan carré, orné de faïences polychromes. Elle se dresse sur le forum de l’ancienne Sala. Une petite zaouïa très ruinée est encore apparente. La cour est dotée d’un bassin entouré de colonnettes de marbre et sous les portiques s’ouvraient de petites cellules. On distingue un petit oratoire dont le mihrab était doublé d’un espace semi-circulaire », raconte l’historien dans un nouveau livre à paraître.

Les Mérinides, tout comme les Puniques et les Romains avant eux, ont choisi ce site pour y asseoir la nécropole de leur dynastie. « Le site était déjà sur une colline et il est plus ou moins protégé. Ils vont donc y bâtir un cimetière et le fortifier, pour que les pillards ne viennent pas voler les exemplaires du Coran qui sont dans les chapelles », relate Robert Chastel.

Du sanctuaire à la grandiose nécropole

Il faut savoir qu’avant Abou El Hassan (1332-1351), Chellah était un sanctuaire de petite dimension, une chapelle funéraire. C’est lui qui en fit une nécropole grandiose et la fortifie en « Ribat ». Il réserva autour de la mosquée un large espace qu’il entoura d’un mur d’enceinte, chevauchant la pente depuis le sommet du plateau, à proximité du rempart Almohade de Rabat, jusqu’à la vallée du fleuve. Cette enceinte de béton fut percée de trois portes : l’une monumentale, sur la face sud-ouest, était richement décorée ; les autres avaient des proportions modestes.

Pendant plusieurs siècles, les émirs furent enterrés dans le site de Chellah. En visitant ce lieu en 1515, Léon l’Africain recense 32 tombeaux de rois, tous accompagnés d’épitaphes gravées relatant leurs hauts faits. Ces tombeaux ont depuis disparu. Il n’en reste aujourd’hui que des stèles énigmatiques… Qu’importe ! Le site archéologique de Chellah est dépositaire de l’histoire de plusieurs civilisations qui ont défilé à travers les siècles. Chacune y a laissé des traces, toujours lisibles en fragments. Depuis 2005, ces murs font résonner au mois de septembre les sonorités endiablées de jazzmen venus des quatre coins du globe lors de l'événement « Jazz au Chellah ». Un festival qui redonne vie à la cité des morts des Mérinides.

L’historien Robert Chastel préconise, lui, de visiter Chellah au mois de mai. « Le printemps déjà avancé embrase le site d’un bouquet de fleurs. Ce sont les grappes de longs calices blancs des daturas au parfum entêtant, celles violettes des jacarandas en fleurs, les hibiscus, les bougainvillées, les lauriers roses et blancs, les asphodèles aux longues tiges, les mimosas aux mille pompons jaunes, les oliviers aux fines fleurs tendres, les micocouliers aux feuilles d’un vert encore indécis. Les bananiers sont irrigués par de multiples ruisseaux habilement répartis, et alimentés par la source du Chella. Dans ce désordre feuillu grimpent les liserons bleus, s’étalent des haies d’arômes ou d’iris sauvages. »

Si jadis la banlieue de Chellah offrait un cadre de safari, les éléphants de l’antiquité ont cédé la place aux cigognes et aux hérons, locataires permanents de ces lieux et témoins de la mémoire des ruines.

Chronologie :

De -700 av. J.-C. à -146 av. J.-C. : période punique de Carthage

De -146 av. J.-C. à 40 apr. J.-C. : période pré-romaine

De 40 à l'invasion arabe en 670 : période romaine

En 1284 : Chellah devient un cimetière mérinide

En 1339 : Abou el Hassan fortifie Chellah en Ribat

En 1975 et en 1984 : rares et dernières fouilles

Sources bibliographiques :

- Rabat-Salé, vingt-huit siècles de l’oued Bouregreg, édition Chastel, première publication en 1994

- Rabat, du Maroc antique de Chella à Mohammed VI, édition Chastel, publication prévue en janvier 2022

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