Le franc CFA, un instrument au service du pacte colonial ? (4/5)

Il est impensable de parler de la Françafrique sans évoquer l’un des piliers de son architecture : la monnaie.

Le franc CFA, un instrument au service du pacte colonial ? (4/5)

Le 4 février 2024 à 10h19

Modifié le 14 février 2024 à 11h06

Il est impensable de parler de la Françafrique sans évoquer l’un des piliers de son architecture : la monnaie.

Si à l’aube de la décolonisation, certains pays, dont ceux du Maghreb, se sont soustraits de la zone franc, la plupart des anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale continuent d’utiliser cette monnaie fiduciaire inféodée aux instances monétaires françaises et européennes : le franc CFA.

Techniquement, il existe deux types de franc CFA distincts, utilisés dans deux zones différentes. Chaque monnaie est administrée par une banque centrale différente, la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des Etats de l’Afrique centrale (BEAC).

On distingue ainsi le franc CFA de la Communauté financière africaine, utilisé en Afrique de l’Ouest par huit pays : le Sénégal, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Guinée-Bissau, le Togo, la Côte d’Ivoire et le Bénin, et le franc de la Coopération financière en Afrique centrale utilisé par six pays : le Tchad, le Gabon, la Guinée Equatoriale, le Cameroun, le Congo et la Centrafrique. A ces deux monnaies répandues s’ajoute le franc comorien.

Cette distinction est utile pour comprendre davantage les enjeux liés à la sortie de la zone franc, notamment en ce qui concerne les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).

Franc CFA, une monnaie sans souveraineté

Historiquement, le franc CFA a été créé à la fin des années 1930, puis institutionnalisé par décret en 1945 pour servir le pacte colonial, un an après la signature des accords de Bretton Woods instituant la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, et instaurant la suprématie du dollar américain dans les échanges internationaux.

A sa création, le franc des Colonies françaises d’Afrique jouissait d’une parité fixe par rapport au franc métropolitain; 1 franc CFA valait alors 1,7 franc métropolitain. Si cela a été présenté comme une mesure démontrant le désintérêt de Paris vis-à-vis de la monnaie de ses colonies, cette parité désavantageait considérablement les colonies françaises et servait abondamment les intérêts économiques de la France métropolitaine, et ce, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, un franc CFA fort limitait le volume des exportations vers les partenaires non français. Il permettait ensuite à la France d’exporter plus facilement les produits de la métropole vers les colonies et, par dessus tout, permettait à Paris d’échanger avec ses colonies sans mobiliser ses réserves de change, la monnaie étant émise et frappée en France.

Près de huit décennies plus tard, la France continue d’asseoir sa domination monétaire sur une grande partie de ses anciennes colonies, avec tout de même quelques différences notables.

Les monnaies franc CFA continuent d’être frappées à Chamalières, en France, et bénéficient d’une parité fixe par rapport à l’euro. Cet ancrage qui vise principalement à maintenir les équilibres monétaires et les risques de fluctuation et d’inflation, ne permet pas aux Etats membres de l’union monétaire CFA de définir des stratégies monétaires qui correspondent à leurs politiques économiques à l’international.

Pire encore, l’indexation du franc CFA à l’euro assujettit les pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale aux orientations de la politique monétaire européenne, même si ces dernières vont à contresens des intérêts des pays africains.

D’ailleurs, à l'intérieur même de la zone euro, les intérêts divergent entre les 20 pays de l’union monétaire ; la difficulté voire l’impossibilité du consensus européen sur une politique monétaire harmonisée, ou qui emporte l’adhésion de l’ensemble des Etats de l’union, est une réalité. La transposition des orientations monétaires européennes sur les pays de la zone franc apparaît, dès lors, tout à fait inadaptée aux besoins des pays de la rive sud.

Cette dépendance enlève aux banques centrales des unions d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale toute possibilité d’utiliser le levier de change comme instrument d’ajustement monétaire… Mais l’ancrage à l’euro n’est pas le seul handicap auquel le franc CFA est confronté.

Des banques centrales sous tutelle

L’indexation du franc CFA à l’euro n’est pas le seul frein à l’autonomie des banques centrales africaines de la zone CFA. En effet, les instances de gouvernance des banques centrales comptaient, jusqu’à très récemment, des représentants de l’Etat français.

Il faudra attendre la rencontre entre les présidents français et ivoiriens en décembre 2019 pour acter la fin de la présence française dans les instances de gouvernance de la BCEAO. Une autre mesure, et non des moindres, adoptée à l’issue de cette réunion au sommet, a été la fin de l’obligation de dépôt des réserves de change de la BCEAO auprès de la Banque de France.

Ces mesures, qui constituent un pas important vers l’indépendance monétaire des anciennes colonies françaises en Afrique, ne concerne que la zone UEMOA. La zone CEMAC (Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale) reste sous influence monétaire française. En effet, conformément à l’article 29, les statuts de la BEAC réservent deux sièges à la France dans le conseil d’administration de la Banque centrale, au même titre que les Etats membres de la communauté.

Le comité de politique monétaire, qui est l’organe décisionnel de la Banque centrale, suit la même répartition. Il est responsable en matière de politique monétaire et de gestion des réserves de change. Toutefois, l’article 41 des statuts indique que "les membres du Comité de Politique Monétaire n’y représentent pas les Etats dont ils sont ressortissants. Ils ne peuvent solliciter ou recevoir des instructions des Etats, des Institutions ou Organes communautaires ou de toute autre personne physique ou morale". Autant dire que le comité de politique monétaire de la BEAC est vidé de toute substance politique.

En ce qui concerne les réserves de change, et contrairement à la BCEAO, la BEAC ne dispose pas de l’autonomie. Et pour cause, l’article 26 de la convention régissant l’Union monétaire de l’Afrique centrale (UMAC) précise que "la BEAC centralise les avoirs extérieurs des Etats membres dans un fonds commun de réserves de change. Les réserves de change font l’objet d’un dépôt auprès du Trésor Français, dans un compte courant dénommé 'Compte d’Opérations', dont les conditions d’approvisionnement et de fonctionnement sont précisées dans une convention spéciale signée entre le Président du Conseil d’Administration de la BEAC et le Représentant de l’Etat français, après avis conforme du comité ministériel".

Toutefois, malgré la différence des niveaux de dépendances entre la BCEAO et la BEAC vis-à-vis de l’Etat français, ce dernier continue d’exercer son influence à travers la garantie de convertibilité du franc CFA à l’euro, en plus du maintien de la parité fixe (1 euro = 655,95 francs CFA).

L’emprise régionale des banques centrales

D’un autre côté, la fragilisation financière des Etats d’Afrique de l’Ouest n’émane pas uniquement de l’influence supposée de la politique française. Les récentes évolutions dans la zone sahélienne illustrent particulièrement bien cette vulnérabilité.

Comme nous l’avons détaillé dans le premier article de cette série sur la Françafrique, trois des États sahéliens faisant partie de la zone franc, à savoir le Mali, le Burkina Faso et le Niger, ont consommé leur rupture avec la France, au terme de putschs qui ont renversé les pouvoirs en place. Les sanctions n’ont pas tardé à s’enchaîner, notamment de la part de la CEDEAO qui a décidé, entre autres, de geler des avoirs maliens et nigériens.

Co-auteur du livre L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, publié aux éditions La Découverte, l’économiste N’Dongo Samba Sylla met en perspective l’ampleur des sanctions contre les pays de la zone CFA à la lumière de ce qui est pratiqué à l’international. Interrogé par Médias24, il explique : "Si on prend comme exemple ce qui se passe avec la Russie après l’invasion de l’Ukraine, les Etats-Unis et l’Europe ont décidé de geler les avoirs russes. Mais aucun Etat ne peut demander à la banque centrale russe d’arrêter de travailler avec le gouvernement. C’est une question de souveraineté nationale. Par contre, dans une union monétaire de type colonial, c’est possible. Après les coups d’Etat militaires, le Niger et le Mali ne pouvaient plus avoir accès à leurs comptes à la Banque centrale. Cette dernière ne refinance plus le système bancaire nigérien et malien et les gouvernements eux-mêmes ne peuvent plus avoir accès aux systèmes financiers domestiques, ni émettre des titres, rien. L’Etat est là pour payer ses dettes en franc CFA, et c’est la Banque centrale elle-même qui organise les défauts. Cet outil de pression ne fonctionne pas avec la Guinée, qui dispose de sa propre monnaie."

Vers une sortie du franc CFA ?

Parmi les principales mesures de l’accord de coopération signé entre les gouvernements des Etats membres de l’UEMOA et le gouvernement français le 21 décembre 2019, figure l’abandon du franc CFA dans la zone ouest-africaine au profit d’une nouvelle monnaie, l’Éco.

Pourtant, la volonté de créer une monnaie unique propre à la CEDEAO ne date pas d’aujourd’hui. Ce souhait a été formulé en 2000 par la création de la ZMOA (la Zone monétaire ouest-africaine). Cette union, fondée à Accra au Ghana regroupe, outre ce dernier, la Gambie, la Guinée, le Nigéria, la Sierra Léone et plus récemment le Liberia. Les membres de la ZMOA visaient alors l’intégration, dans un deuxième temps, des pays de l’UEMOA utilisateurs du franc CFA.

Les échéances liées à ce projet de monnaie unique dans la région CEDEAO ont longtemps été reportées. Ce n’est qu’en décembre 2019, lors de la rencontre des chefs d’Etat français et ivoiriens, que l’Éco a été évoquée.

Cinq ans, une pandémie et trois coups d’Etat plus tard, le dossier de la monnaie unique ouest-africaine croupit au fond du tiroir des instances monétaires africaines.

Aujourd’hui, poussés par les sanctions de la CEDEAO et des pressions de la banque centrale ouest-africaine, Bamako, Ouagadougou et Niamey entendent renforcer leurs liens diplomatiques, sécuritaires et économiques. Depuis quelques semaines, les trois pays semblent déterminés à sortir de l’influence du franc CFA en fondant une monnaie unique de l’AES, dans le sillage de la signature de la charte de Liptako-Gourma en septembre 2023.

Baptisée "Sahel", cette monnaie suscite un très fort engouement des populations sahéliennes. Sur les réseaux sociaux, chacun y va de son pronostic. "Le Sahel sera 10 fois plus puissant que le franc CFA", commente un internaute. Un autre donne carrément le cours "1 Sahel = 1,52 Euro".

Mais loin des spéculations, le scénario d’une sortie de la zone CFA n’est pas à écarter pour les pays de l’Alliance des Etats du Sahel. "Il peut sembler bizarre d’arriver à chasser l’armée française de son territoire et continuer au même moment d’utiliser le franc CFA", commente N’Dongo Samba Sylla. "L’union monétaire [UMOA, ndlr] est régie par un traité qui donne la liberté à n’importe quel pays de quitter l’union".

En effet, l’article 36 du traité constituant l’Union monétaire Ouest-africaine précise que "tout Etat membre peut se retirer de l’Union monétaire Ouest-Africaine. Sa décision de retrait doit être notifiée à la Conférence des Chefs d’Etats et de gouvernement de l’UMOA. Elle entre en vigueur de plein droit cent quatre-vingts (180) jours après sa notification. Ce délai peut, cependant, être abrégé d’accord parties". A ce propos, l’économiste commente : "Il n’y a pas d’entraves techniques à la sortie de la zone franc, mais il y a bien des entraves politiques."

Un scénario pour le moins crédible au vu des évolutions politiques que connaît la région sahélienne.

Lire aussi : 

Coups d’État au Sahel, la fin de l’emprise française (1/5)

Le Tchad : dernier allié sahélien de la France ? (2/5)

L’après-Bongo : vers la fin d’un demi-siècle de Françafrique ? (3/5)

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