Naceureddine Elafrite

Investissements privés étrangers: Risques juridiques systémiques au Maroc

Le 25 novembre 2019 à 8h24

Modifié 25 novembre 2019 à 8h24

La sécurité juridique recherchée par l’investisseur est un élément clé pour la prise de décision de l’investissement. La question essentielle liée à l’anticipation de situations litigieuses diverses pouvant remettre en cause un investissement est, en premier lieu, liée au modèle contractuel choisi pour engager ledit investissement, et en second lieu au cadre juridique national et international applicable au secteur dans lequel l’investissement sera réalisé.

Le sujet est naturellement très vaste et riche tant dans ses aspects théoriques que pratiques. La série d’articles proposés vise à illustrer de manière non exhaustive mais précise, certaines situations réelles d’investissements internationaux réalisés ces dernières années au Maroc qui ont été confrontées à des actes positifs et/ou passifs de l’Etat marocain ou ses démembrements de nature à mettre en jeu la responsabilité de l’Etat marocain.

Un risque de 2 milliards de dollars US

La question est d’une importance cruciale notamment en raison de son actualité. En effet, l’Etat marocain est aujourd’hui impliqué devant l’institution d’arbitrage de la Banque Mondiale, le Centre International de Règlement des Différends Relatifs aux Investissements (CIRDI) dans quatre litiges internationaux initiés par : le Suédois Corral[2], l’Américain Carlyle[3], l’Allemand Sholz[4] et l’Italien Pizzarotti[5].

L’ensemble des prétentions financières de ces sociétés de droit privé équivaudrait, d’après les informations disponibles publiquement, au moins à 2 milliards de dollars américains, soit l’équivalent de 20 milliards de dirhams environ (plus que le budget annuel du Ministère de la santé qui était de 16,3 milliards de dirhams en 2019).

Ce risque financier qu’encourt l’Etat marocain pose des questions sérieuses concernant la politique d’anticipation de ces situations litigieuses et la gestion des investisseurs privés dans sa globalité.

Le dénominateur commun à ces réclamations pendantes devant le CIRDI est que le droit marocain des traités[6] est la source utilisée pour attirer l’Etat marocain devant ces tribunaux privés. En effet, l’Etat marocain est partie à des accords bilatéraux d’encouragement et de protection des investissements de personnes privées émanant des pays signataires (appelés communément des TBI). La violation de ces TBI par les Etats peut donner lieu à des réclamations devant les juridictions compétentes (généralement des tribunaux arbitraux internationaux).

Les juridictions généralement compétentes pour statuer sur les litiges en rapport avec ces accords telles que prévues par les TBI signés et ratifiés par le Maroc sont le CIRDI ou des tribunaux constitués sous les auspices de la Commission des Nations Unies pour le Droit du commerce International (CNUDCI). Ces tribunaux ont pour but de régler d’une manière définitive et sans possibilité de recours tout litige qui pourrait naître à l’occasion de la mise en œuvre de ces investissements privés étrangers.

Des litiges peuvent également survenir en raison de l’intervention des personnes publiques de droit marocain, telles que les collectivités publiques ou les établissements publics, dans les phases de négociation et de conclusion des conventions d’investissements avec des investisseurs étrangers en utilisant des instruments juridiques légalement structurés.

Quelques exemples

Il en est ainsi des contrats, de gestion déléguée de service public, de partenariat public-privé (PPP), des contrats pétroliers ou des marchés publics. Le choix d’instruments contractuels sophistiqués et non structurés (contrats innommés) tels que les montages built operate transfer (BOT), peut faire naître des litiges entre l’Etat et les investisseurs étrangers selon certaines conditions.

A titre d’exemple, l’Etat marocain a vu sa responsabilité internationale engagée en raison de la violation de certains droits contractuels et extracontractuels dont bénéficie un investisseur étranger. L’atteinte des droits de cet investisseur a été commise sans que les gardiens des intérêts de l’Etat marocain n’aient mesuré les risques encourus ni les conséquences financières très lourdes qui peuvent conduire, in fine, à un déficit budgétaire aggravé.

De ce fait, la question essentielle à considérer est de déterminer les conditions juridiques selon lesquelles la responsabilité de l’Etat marocain peut être mise en jeu à l’aune des risques financiers très élevés qui ne sont pas ou très peu anticipés. Ces risques, qualifiés de risques systémiques en considération de la multiplication de ce type de litiges, semblent constituer les prémisses à d’autres contentieux de même nature pouvant conduire à la faillite de l’Etat marocain. Cette incapacité de faire face à ses dettes externes déjà très élevées, aggravée par des sentences arbitrales internationales exécutoires portant sur des sommes colossales payables en devises, met l’Etat marocain dans une situation très délicate que l’histoire a déjà connue sous d’autres cieux.

Ce scénario ne relève malheureusement pas de la fiction juridique. En effet, certains pays notamment d’Amérique latine ont connu des épisodes d’inflation de leurs litiges arbitraux impliquant les Etats. Cette situation a conduit ces Etats vers une conjoncture dommageable à leurs économies respectives dans la mesure où ils se trouvaient dans une situation de défaut de paiement.

En témoigne la série de contentieux suivant la dévaluation du peso argentin qui a donné lieu à des myriades d’arbitrages internationaux initiés par des investisseurs internationaux sur le fondement principal de l’expropriation de leurs investissements. Aussi, plus récemment, d’autres pays européens notamment l’Espagne, ont fait face à un nombre important d’arbitrages initiés sur le fondement de la modification brutale de leur règlementation concernant les énergies renouvelables autrefois très généreuse en subventions publiques.

Le fondement de ces recours se base souvent sur la transgression de certaines garanties accordées aux investisseurs prévues par le droit international des investissements, méconnues des juristes privatistes et encore moins des économistes ou des financiers en charge de veiller aux équilibres budgétaires de l’Etat.

A titre d’exemple voici certaines garanties qui sont protégées par les TBI:

-le droit de ne pas être exproprié directement ou indirectement sans recevoir une indemnisation appropriée ;

-le droit de recevoir un traitement juste et équitable;

-le droit de ne pas faire l’objet de mesures injustifiées ou discriminatoires ;

-le droit de recevoir un traitement au moins aussi favorable que les nationaux de l’Etat d’accueil ou des investisseurs d’un Etat tiers ;

-le droit de recevoir une protection pleine et entière;

-le droit de voir respecter les engagements que l’Etat d’accueil a pris au sujet de l’investissement.

Le défaut de considération et de respect de ces concepts de droit par les décideurs étatiques ouvre la porte à un contentieux international qui est à double tranchant qui pourrait conduire à  la mise à l’index de l’Etat marocain considéré au niveau de la communauté internationale comme en défaut de ses exigences de protection des investisseurs étrangers avec en plus le réel danger d’exécution forcée des sentences rendues par des juridictions établies dans le cadre de conventions internationales auxquelles le Maroc est partie qui ne sont généralement susceptibles d’aucun recours légal ou juridictionnel.

Le cas de l'insaisissabilité des biens de l'Etat

A ce titre, l’Etat marocain semble avoir trouvé une réponse plus que contestable dans le projet de lois de Finances 2020 qui consacre l’insaisissabilité des biens de l’Etat conduisant à des difficultés liées à l’exécution des sentences arbitrales qui pourraient être rendues contre le Maroc. La question de la validité d’une telle mesure aussi stratégique sur le plan du droit qui a été simplement introduite dans le projet de la loi de Finance de 2020 est de nature à engager à elle seule la responsabilité internationale de l’Etat marocain. Cette question fera l’objet d’un prochain article.

Par ailleurs, il est navrant de constater que la série de litiges relatifs aux investissements privés internationaux réalisés au Maroc dans de grands projets n’a pas suffisamment alerté les responsables marocains sur la nécessité d’intervenir en amont sur le risque majeur de la mise en jeu de ces principes de droit international dans le cas de litiges arbitraux internationaux mettant en cause l’Etat marocain et ses finances mais aussi sur la prise de décision réfléchie et protectrice de ses intérêts qui semble être généralement traitée dans l’urgence sans un véritable travail approfondi d’analyse pour essayer de contrer par des moyens juridiques efficaces les menaces nées de tels contentieux.

Chaque article de cette série évoquera un risque systémique découlant de la violation potentielle de l’Etat marocain des garanties prévues par les instruments juridiques internationaux évoquées plus haut.

Problématique du régime juridique marocain regissant la production d’énergie renouvelable : un exemple de frustration des attentes légitimes des investisseurs étrangers

La protection contre la frustration des attentes légitimes des investisseurs est garantie par le droit international des investissements. Cette notion n’est définie ni par les traités ni par la plupart des autres instruments juridiques, mais elle découle de l’interprétation extensive du concept de traitement juste et équitable par la jurisprudence arbitrale. Il s’agit d’une obligation à la charge de l’Etat d’accueil de ne pas frustrer les attentes légitimes que ce dernier pourrait créer dans l’esprit de l’investisseur.

A défaut de considérations techniques difficiles à soulever dans cette étude, ce droit reconnu à un investisseur privé de ne pas s’estimer frustré des attentes légitimes concernant son investissement requiert d’une part, l’engagement de l’Etat par lequel est née cette attente légitime et d’autre part, la frustration de l’attente de l’investisseur étranger par des actes de d’immixtion ou d’omissions de l’Etat d’accueil de l’investissement.

Un potentiel exemple de frustration des attentes légitimes des investisseurs étrangers au Maroc se rapporte au régime juridique marocain régissant la production d’énergie renouvelable, marqué notamment par l’imbroglio juridique autour de l’absence de certains textes réglementaires qui devaient être publiés en application de la loi 13-09 du 11 février 2010 relative aux énergies renouvelables modifiée et complétée par la Loi 58-15  du 12 janvier 2016.

En effet, cette insuffisance de dispositif légal et réglementaire a conduit de nombreux développeurs de projets à quitter le Maroc dont notamment, le récent départ de l’énergéticien espagnol Endesa, filiale du groupe italien ENEL.

Cette situation est d’autant plus malheureuse que lors des phases d’annonce et après la publication de la loi 13-09, de multiples communications des responsables marocains chargés de ce secteur ont bien entendu fait référence à l’arsenal juridique de premier plan qui a été mis en place pour attirer des investisseurs majeurs dans le domaine de l’énergie qui requiert des investissements très importants sur le long terme.

Certains développeurs avaient dès le début des années 2010 commencé à installer des bases de développement de projets en énergie renouvelable et d’autres auraient même fait des démarches avancées avec tous les acteurs marocains concernés afin de mener à bien leurs projets.

A titre d’exemple, l’Article 7 de la Loi 13-09 prévoit que les projets de production d'énergie électrique à partir de sources d'énergie éolienne ou solaire d'une puissance cumulée maximale de 2 mégawatts ou plus doivent être réalisés dans des zones définies par l'administration. Cette disposition qui semble logique à première vue va à l’encontre des intérêts des investisseurs étrangers de ce secteur puisque d’une part, cela limite le périmètre des investisseurs du secteur des énergies renouvelables au périmètre défini par l’administration et d’autre part, les projets énergétiques de moins de 2 mégawatts sont difficilement rentables.

Par ailleurs, l'article 14 du décret n ° 2-10-578 du 11 avril 2011 adopté en application de la loi 13-09 précise que ces zones sont fixées par l'autorité gouvernementale chargée de l'énergie, sur proposition de l'Agence nationale pour l'efficacité énergétique (ADEREE), des autorités locales concernées et de l’Office national de l’électricité et de l’eau (ONEE).

Dans ce contexte, l’arrêté n° 2657-11 du 19 septembre 2011 du ministère de l'Énergie a défini les zones destinées à accueillir les installations de production d'énergie électrique à partir de sources éoliennes. Cependant, à ce jour, aucun arrêté similaire n'a été pris pour les installations de production d'énergie à partir de sources solaires. Par conséquent et dans l'attente de l’arrêté du ministère chargé de l’énergie définissant les zones dédiées aux installations de production d’énergie électrique à partir de sources solaires, aucun projet solaire de plus de 2 mégawatts n’a vu le jour au Maroc.

Cette situation créée par l’Etat marocain par omission née de l’inaction pendant près d’une décennie à publier un arrêté ministériel est de nature à engager la responsabilité internationale du Maroc sur le fondement de TBI et d’autres instruments internationaux sur lesquelles les investisseurs potentiellement lésés pourraient se baser pour former des réclamations contre l’Etat notamment sur le fondement de la frustration de leurs attentes légitimes.

[1] Pour simplifier, il est tentant de dire que le droit des affaires marocain actuel conflue dans ses grands principes avec celui son voisin européen  avec lequel un accord d’association avancée est  entré en vigueur le 1er mars 2000.
[2] Corral Morocco Holdings AB v. Kingdom of Morocco (ICSID Case No. ARB/18/7).
[3] The Carlyle Group L.P. and others v. Kingdom of Morocco (ICSID Case No. ARB/18/29).
[4] Scholz Holding GmbH v. Kingdom of Morocco (ICSID Case No. ARB/19/2).
[5] Impresa Pizzarotti & C. S.p.A. v. Kingdom of Morocco (ICSID Case No. ARB/19/14).
[6] Les traités internationaux valablement conclus par le Royaume du Maroc priment sur le droit interne ( préambule de la Constitution du Maroc du 29 juillet 2011) et bien entendu, le Maroc est partie depuis le 26 septembre 1972 à la convention de Viennes sur le droit des traités du 23 février 1969 qui précise et affirme en son article 26 le fameux principe de droit international public « Pacta Sunt Servanda »  suivi de sa définition en langue française ; » Tout traité en vigueur lie les parties  et doit être exécuté par elles de bonne foi ».

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