Lemine Ould Salem : “Il n'y a pas d'hostilité de Nouakchott à l'initiative marocaine”

ENTRETIEN. Journaliste et auteur de livres et documentaires sur le Sahel, Lemine Ould M. Salem décrypte pour Médias24 la situation au Sahel et la récente initiative marocaine pour désenclaver les pays sahéliens.

Lemine Ould Mohamed Salem.

Lemine Ould Salem : “Il n'y a pas d'hostilité de Nouakchott à l'initiative marocaine”

Le 7 janvier 2024 à 11h22

Modifié 8 janvier 2024 à 8h27

ENTRETIEN. Journaliste et auteur de livres et documentaires sur le Sahel, Lemine Ould M. Salem décrypte pour Médias24 la situation au Sahel et la récente initiative marocaine pour désenclaver les pays sahéliens.

Depuis son annonce, l'initiative royale au profit des pays enclavés du Sahel semble avoir fait bouger quelques lignes dans la région. Fin connaisseur des pays du Sahel et de leurs problématiques, le journaliste et auteur mauritanien Lemine Ould Salem répond aux questions de Médias24 et nous livre son analyse de la situation.

Médias24 : Dans son dernier discours du 6 novembre 2023, le Roi Mohammed VI a proposé une initiative internationale favorisant l’accès des États du Sahel à l’océan atlantique. Fin décembre, le ministre des Affaires étrangères du Maroc a réuni autour de lui à Marrakech, ses homologues du Mali, du Niger, du Burkina Faso et du Tchad pour lancer officiellement cette initiative. Quel sens voyez-vous à cette démarche marocaine?

- Lemine Ould Salem : D’un point de vue pratique, il s’agit pour le Maroc dont la façade atlantique est la plus grande d’Afrique de mettre ses ports à la disposition de ces pays fortement enclavés pour qu’ils puissent profiter des opportunités qu’offre l'Atlantique en termes de commerce et d’échanges économiques avec le reste du monde.

Le fait que moins de deux mois après la proposition royale, les chefs de la diplomatie de ces pays se soient tous rendus au Maroc pour signifier leur adhésion à la proposition marocaine, est incontestablement le signe que ces quatre pays attendent beaucoup de cette initiative marocaine et qu’ils la prennent très au sérieux.

L’absence de responsables mauritaniens à la réunion de Marrakech tient surtout de la mauvaise passe que traversent les relations entre Nouakchott et Bamako

Elle est certes inédite, mais la proposition marocaine ne doit cependant pas être considérée comme une surprise à proprement parler, tant le Maroc s’emploie depuis plus de deux décennies à mettre en œuvre de manière méthodique une véritable politique africaine, dont un de ses piliers centraux est l’économie et le commerce.

Une des premières manifestations de cette stratégie marocaine envers les pays africains, est le fait d’avoir fait de l’aéroport de Casablanca un des principaux points de connexion entre les pays africains et le reste du monde.

Une autre illustration de cette attention singulière du Maroc à l’égard du reste du continent africain est la présence de plus en plus visible d’enseignes et groupes économiques marocains un peu partout au sud du Sahara. Aujourd’hui, il n’y a presque pas de ville africaine où il n’existe pas une représentation du groupe bancaire marocaine Attijariwafa Bank. Des groupes d’enseignements privés marocains comme HECI disposent de filiales dans presque toutes les capitales d’Afrique francophone., etc.

- Pourquoi la Mauritanie, voisin immédiat du Maroc dont le territoire est censé servir de voie de transit entre les ports marocains et les pays sahéliens enclavés a-t-elle été absente de la réunion des ministres des Affaires étrangères sahéliens et marocain autour de l’initiative royale?

-Contrairement à une idée répandue dans certains milieux qui soutiennent l’hypothèse d’une hostilité de la Mauritanie à l’initiative marocaine, l’absence de responsables mauritaniens à la réunion de Marrakech tient surtout de la mauvaise passe que traversent les relations entre Nouakchott et Bamako et indirectement entre Nouakchott et les autres pays membre de l'Alliance des États du Sahel (AES) créée par Bamako, Ouagadougou et Niamey qui ont tous quitté le G5 Sahel dont le siège se trouve en Mauritanie.

Les relations entre la Mauritanie et le Mali se sont dégradées ces dernières années en raison de plusieurs facteurs. Le premier a été la mort attribuée à l’armée malienne et ses soutiens russes de plusieurs citoyens mauritaniens il y a deux ans dans la zone malienne frontalière du sud-est mauritanien. Le second facteur est le fait que Nouakchott reçoit régulièrement des opposants ou des chefs de groupes rebelles maliens dont certains y seraient même installés.

Les propos de Bourita discréditent l'idée d'une hostilité de Nouakchott à l'initiative marocaine

Le retrait du Mali suivi plus tard par celui du Burkina puis du Niger de l’organisation G5 Sahel qui siège à Nouakchott et dont la Mauritanie tire beaucoup profit au plan diplomatique, a fini par agacer les autorités mauritaniennes à l’égard des autres pays du Sahel, sauf le Tchad qui conserve encore sa qualité de membre du G5 Sahel.

Les propos du ministre des affaires étrangères marocain lors de la conférence de presse clôturant la réunion de Marrakech où Nasser Bourita a affirmé que le Roi Mohammed VI considère que "la réussite de cette initiative ne peut se concevoir sans une implication de la Mauritanie" discrédite d’ailleurs l’idée d’une hostilité de Nouakchott à l’initiative marocaine.

- La Mauritanie pourrait être l'un des bénéficiaires de ce projet d’intégration économique inter-africaine, puisque les routes et chemins de fer programmés devraient passer par son territoire. Comment Nouakchott pourrait-il entreprendre de se réconcilier avec Bamako pour éviter que l’initiative marocaine soit bloquée par les malentendus actuels entre les deux pays?

-Le Mali et la Mauritanie sont liés par des relations humaines, culturelles et économiques très anciennes et fortement ancrées de part et d’autre. Il y a une interdépendance naturelle entre les régions et populations frontalières entre les deux pays. Les relations politiques entre les deux capitales n’ont généralement pas connu de graves crises depuis leurs indépendances. Le froid actuel entre les deux pays n’est, à mon avis, que passager.

Les relations entre Alger et Bamako et celles entre Rabat et Bamako se sont historiquement construites de manière distincte

 

- La réunion de Marrakech autour de l’initiative royale en faveur des pays du Sahel intervient au moment où brusquement les relations entre le Mali et l'Algérie se sont dégradées. Est-ce qu’on peut voir un lien entre l’initiative marocaine et cette brusque tension entre Alger et Bamako?

-A l' heure actuelle, il est très hasardeux de lier l’initiative marocaine à la crise entre le Mali  et l'Algérie.

Les relations entre Alger et Bamako et celles entre Rabat et Bamako se sont historiquement construites de manière distincte.

Entre Alger et Bamako, la relation est d'abord celle d’un voisinage immédiat marqué par une très longue frontière commune héritée de la colonisation française et l’existence de populations identiques, Touaregs et Arabes notamment, de part et d’autre des lignes séparant les deux pays.

Une grande partie des élites et de l’opinion au Mali ont très vite commencé à se poser la question sur le jeu réel de l’Algérie

Lors de la guerre d’indépendance de l'Algérie acquise en 1962, le Mali souverain dès 1960, avait fermement soutenu les indépendantistes algériens en leur permettant de faire transiter les armes par son territoire à destination des maquis qui se trouvaient alors dans le sud algérien. Deux figures historiques de Front de libération national algérien (FLN) ont d’ailleurs joué un rôle important dans la construction initiale des relations entre les élites des deux pays: l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, qui tient d’ailleurs son nom de guerre, Abdelkader El Mali de cet épisode et le psychiatre et écrivain d’origine antillaise Franz Fanon.

Plus tard, lors des différentes rébellions touarègues qui ont éclaté en 1963, 1990 et 2006 dans le nord du Mali, l'Algérie a souvent été appelée par Bamako pour jouer les négociateurs en faveur de la paix avec les rebelles. Ce qu’elle avait souvent réussi à conduire avec succès.

Mais depuis la dernière insurrection touarègue en 2012, qui s’est transformée en un conflit multiforme, impliquant indépendantistes touaregs, groupes jihadistes, milices ethniques et tribales, l'Algérie a étrangement été incapable d’aider à la résolution du conflit, en dépit de son statut officiel de "chef de file de la médiation internationale" concédé par les puissances étrangères et organisations internationales engagées dans le règlement de la crise malienne.

Chez les élites mais aussi les populations maliennes, une sympathie notoire envers le Maroc est régulièrement revendiquée à chaque fois que l’occasion se présente

Cette absence de résultats pour un pays habitué par le passé à obtenir des résultats rapides dans ce genre de conflits au Mali, a fini progressivement à semer le doute dans les esprits à Bamako, où une grande partie des élites et de l’opinion ont très vite commencé à se poser la question sur le jeu réel de l’Algérie dans la gestion de cette nouvelle crise.

De soupçons timides et marginaux de sympathie avec les rebelles touaregs qui circulaient dans certains milieux nationalistes bamakois, l'Algérie à fini par se retrouver ouvertement accusée par le Mali de favoriser les séparatistes et les opposants au gouvernement actuel de transition.

L’invitation récente par les autorités algériennes de chefs de groupes rebelles, puis l’accueil par le président Abdelmadjid Tebboune de l’Imam Mahmoud Dicko, un des plus virulents pourfendeurs du gouvernement actuel de Bamako a débouché sur une grave crise diplomatique entre les deux pays, avec rappel des ambassadeurs accrédités dans les deux capitales. Si elle n’est pas résolue au plus vite, cette  crise inédite risque de conduire les deux pays à la rupture.

Des sources habituellement très informées à Bamako misent aujourd’hui sur une reconnaissance officielle de la marocanité du Sahara par le Mali

Plus anciennes, en raison des échanges continus dans l’histoire entre les différents empires et dynasties ayant régné au Maroc et au Mali actuel, les relations entre Rabat et Bamako sont théoriquement moins exposées aux tensions et malentendus. Chez les élites mais aussi les populations maliennes, une sympathie notoire envers le Maroc est régulièrement revendiquée à chaque fois que l’occasion se présente. Pas seulement chez cette grande partie des habitants des villes du nord du Mali, comme Gao ou Tombouctou où une forte partie de la population se revendique d’origine marocaine, saâdienne notamment.

On l’a d’ailleurs vu il n’y a pas si longtemps, lorsque le ministre des affaires étrangers marocain, Nasser Bourita, porteur d’un message personnel du roi Mohamed VI avait réuni autour de lui en septembre 2020 à Bamako tout ce que compte le Mali comme leaders religieux, y compris non musulmans. Un des épisodes qui avait alors le plus marqué les opinions au Mali et en Afrique de l’Ouest était le déplacement personnel de son fief situé à l’ouest du pays vers Bamako, du chef  religieux le plus populaire au Mali, le Chérif de Nioro,  pour aller à la rencontre du ministre marocain. Ce qui dans les annales locales n’a jamais eu lieu.

Même après la reconnaissance du polisario et de sa "rasd", sous influence algérienne, par l’ancien président malien, Moussa Traoré, les deux pays n’ont pas connu de moment de tension. D’ailleurs, des sources habituellement très bien informées à Bamako misent aujourd’hui sur un changement de la position malienne sur cette question en faveur d’une reconnaissance officielle de la marocanité du Sahara.

L’initiative marocaine en faveur des pays sahéliens enclavés est manifestement fondée sur des considérations essentiellement économiques

Au pire de la période des enlèvements par les groupes  jihadistes liés à Al Qaida d’otages occidentaux au Mali, Bamako et les autres pays du Sahel ont toujours bénéficié d’un appui du Maroc, même si celui-ci s’est toujours gardé de rendre cela public. La dernière fois où Rabat a joué un rôle dans la libération d’un otage étranger au Sahel date d’ailleurs de seulement quelques mois. C’était en août dernier, lorsque les services marocains avaient aidé à faire délivrer Iulian Ghergut, un ressortissant roumain enlevé par un groupe lié à Al-Qaïda depuis 2015.

- Clairement, les nouveaux régimes dans les pays de l'Alliance des Etats du Sahel s'inquiètent des ingérences étrangères, la France en a d'ailleurs fait les frais. Où se positionne l'initiative marocaine dans ce contexte ?

-Depuis l’éclatement de la crise actuelle au Sahel, la région s’est retrouvée l’objet d’intérêts multiples impliquant plusieurs acteurs  étrangers: la  France, l'Union européenne, l’ONU, l'Union africaine, l'Algérie, et plus récemment la Russie à laquelle le Mali, puis le Burkina et le Niger ont fait appel pour remplacer la France qui a été contrainte à la demande successive de ces pays de retirer ses milliers de soldats qui depuis janvier 2013 étaient dans la région pour y combattre les groupes jihadistes.

L’initiative marocaine en faveur des pays sahéliens enclavés étant manifestement fondée sur des considérations essentiellement économiques, il serait très difficile d’y voir une volonté de Rabat de remplacer ces puissances étrangères, surtout sur le plan militaire. Ce qui ne veut pas dire que le Royaume refuserait de jouer un rôle dans le règlement des crises actuelles que traversent certains pays sahéliens; l’objectif du Maroc étant de constituer un réseau d’infrastructures impliquant routes et chemins de fer pour connecter le Sahel profond aux réseaux du commerce international passant par l’Atlantique, Rabat ne pourrait d'ailleurs pas refuser d’apporter son aide au règlement des crises dans cette région.

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