Conjoncture économique : le diagnostic choc de Ahmed Lahlimi
Pour le Haut-commissaire au Plan, le Maroc a perdu entre 2020 et 2022 l’équivalent de deux années et demie de croissance et de trois années d’effort de lutte contre la pauvreté. Pire, en termes de réduction des inégalités, ces trois années ont effacé tous les gains réalisés entre 2000 et 2019.
Conjoncture économique : le diagnostic choc de Ahmed Lahlimi
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Mehdi Michbal
Le 14 juillet 2022 à 18h59
Modifié 14 juillet 2022 à 19h29Pour le Haut-commissaire au Plan, le Maroc a perdu entre 2020 et 2022 l’équivalent de deux années et demie de croissance et de trois années d’effort de lutte contre la pauvreté. Pire, en termes de réduction des inégalités, ces trois années ont effacé tous les gains réalisés entre 2000 et 2019.
Ahmed Lahlimi a convié les médias ce jeudi 14 juillet pour présenter le budget exploratoire de 2022 et 2023. Un exercice régulier où le Haut-commissariat au plan (HCP) livre ses prévisions de croissance, de déficit budgétaire, d’endettement public, de déficit de la balance commerciale et des autres agrégats macroéconomiques pour les deux exercices à venir.
Mais ce sont ses conclusions et son analyse du contexte national et international qui ont marqué les esprits, beaucoup plus que les chiffres sortis des modèles de l’institution de prospective.
Des modèles qui prévoient pour 2022 une croissance de 1,3%, puis de 3,7% pour 2023, qui sera tirée essentiellement par l’hypothèse d’un retour à une campagne agricole moyenne.
Ce qui fait dire à Ahmed Lahlimi que nous restons malheureusement un pays encore très dépendant des aléas climatiques. « Quand l’agriculture va bien, on monte à 4% de croissance. Quand elle va mal, on descend autour de 1% », précise-t-il, appelant à casser ce cercle vicieux en amorçant une rupture de notre politique agricole et industrielle.
Plaidoyer pour une rupture dans la politique agricole en faveur du petit fellah
« La rupture doit se faire par la montée en gamme et en vitesse de nos produits non agricoles et une inflexion de notre politique agricole. Nous avons beaucoup misé sur l’agriculture dite moderne. Mais dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, où la sécurité alimentaire est devenue stratégique, il faut commencer à se demander si on n’a pas mis à la marge l’exploitation familiale. J’ai peur que l’on ait perdu ce type d’agriculture qui sait gérer la rareté, sans avoir gagné en productivité dans l’agriculture dite moderne », lance Ahmed Lahlimi, donnant l’exemple de l’élevage, une composante essentielle, dit-il, de la valeur ajoutée agricole qui risque réellement de se perdre.
« Les jeunes qui quittent leurs familles et vont dans les villes ne perpétuent pas les traditions. Il faut une action résolue de l’Etat pour sauvegarder ces activités. Ça ne veut pas dire qu’il faut éliminer l’agriculture des grandes exploitations, mais il faut bien se rendre compte que les grands agriculteurs se débrouillent très bien et accumulent un taux de valeur ajoutée très élevé. Notre politique agricole doit mettre de plus en plus l’accent sur le petit agriculteur, surtout dans ce contexte de choc climatique que nous vivons, où la sécheresse deviendra une donnée structurelle », détaille M. Lahlimi.
Deuxième conclusion que tire le Haut-commissaire au Plan de ces chiffres projetés pour 2022 et 2023 : l’éternelle problématique du rendement de l’investissement.
Dans son budget provisoire, le HCP table sur un besoin de financement de l’économie marocaine de 4,7% en 2022 et de 4,4% en 2023, avec une aggravation du déficit commercial à 18% en 2022 et à 17,5% en 2023.
Un déficit qui se reflète, comme présenté par le HCP, dans le rapport entre l’investissement et l’épargne nationale. Celle-ci reste à un niveau de 26% du PIB alors que l’investissement est à un niveau très élevé de plus de 30% du PIB, ce qui démontre l’incapacité de l’épargne nationale à financer les efforts d’investissements du pays, poussant l'Etat à s’endetter encore plus. La dette publique globale continuera d’ailleurs à s’aggraver pour atteindre 83,3% du PIB en 2023, selon les projections du HCP.
Ahmed Lahlimi ne s’est pas trop attardé sur les détails techniques, qui sont d’ailleurs très clairs, mais a voulu faire un focus sur ce taux d’investissement ultra-élevé qui ne produit pourtant pas le rendement qui devrait aller avec pour tirer des conclusions sur le rapport entre l’éthique et le développement.
L’exemplarité morale et la lutte contre la corruption
« On est à un taux d’investissement de 30% notre PIB. Comment se fait-il que le rendement ne suive pas ? Cela veut dire qu’il y a des dilapidations quelque part, que c’est mal géré, que nous investissons là où il ne faut pas… Il nous faut un retour aux principes de l’exemplarité morale, qui est un des facteurs de production de premier niveau. Et qui dit exemplarité morale, dit lutte contre la corruption, contre les cartels, les ententes et l’opérationnalisation de manière active des institutions de la morale publique », tonne Ahmed Lahlimi.
« On se réjouit de l’adoption par Sa Majesté du texte sur la charte de l’investissement, qui a pour objectif d'accroître l’attractivité de notre économie. C’est très bien. Mais le premier facteur d’attractivité, c’est de voir les Marocains investir dans leur pays. L’ambassadeur de Grande-Bretagne m’a raconté que les Anglais avaient dit aux Marocains, lors d'une réunion, qu’ils viendront investir au Maroc quand ils verront que les Marocains y investissent », raconte M. Lahlimi.
Ce qui amène le Haut-commissaire au Plan à l’autre gros frein à l’investissement : les lourdeurs administratives. Un problème qui ne peut être surmonté selon lui par la seule digitalisation.
« La PME peut investir, mais il ne faut pas qu’il y ait une administration qui la marginalise, qui la soudoie. C’est là où le bât blesse. La réforme de l’administration est importante. On parle aujourd’hui de la numérisation, mais ce n’est pas cela la réforme. La digitalisation avec les structures en silo de l’administration et ses structures hiérarchiques ne marchera jamais. Il faut valoriser les capacités des RH, sortir du critère de l’ancienneté comme indice d’avancement dans la carrière, donner leur chance aux plus méritants. C’est difficile, je le sais, mais tant qu’on continuera à subir les résistances des moins bons, on ne pourra jamais avancer… », explique Ahmed Lahlimi.
Ces réformes sont d’autant plus urgentes, souligne Ahmed Lahlimi, que le Maroc vit dans un contexte mondial inédit où se dessinent les contours d’un nouvel ordre, qui va remplacer ce qu’il a appelé le mirage de la mondialisation heureuse que l’Occident nous a promis. Une transition qui passe par une sorte de guerre « chaude », dit-il, car elle se joue à nos portes, en Europe, notre principal partenaire économique. Et qui aura des impacts aussi bien sur l’Afrique que sur le monde arabe et la région du Moyen-Orient.
De lourdes pertes à rattraper dans un avenir plus que jamais incertain
Le pire est donc à venir, craint M. Lahlimi, qui reconnaît que les incertitudes n’ont jamais été aussi grandes qu’aujourd’hui. Un avenir incertain que nous devons affronter au moment où nous traînons des pertes colossales, causées par les chocs successifs qui se sont produits depuis 2020 : pandémie de Covid, récession, inflation galopante et retour de la guerre en Europe.
Le HCP a fait le bilan de ces pertes : deux années et demie de croissance, trois années d’efforts de lutte contre la pauvreté et dix-neuf ans de lutte contre les inégalités, l’indice GINI du Royaume étant revenu à son niveau de 2020, annonce M. Lahlimi.
Le tout sans parler des revenus des ménages et des entreprises qui en ont pris un gros coup avec l’inflation née après le Covid et exacerbée par la guerre en Ukraine. Une inflation de 5%, selon le HCP, mais qui cache d’énormes disparités, nuance M. Lahlimi, qui dit avoir voulu savoir qui a réellement payé le coût de cette inflation en lançant une analyse détaillée de l’impact de l’inflation sur les différentes catégories de l’économie et de la société. Un travail qui est toujours en cours, signale-t-il, mais dont les premiers résultats sont éloquents.
Les perdants et les gagnants
« L’inflation est de l’ordre de 5% du PIB ; c’est un coût pour toute la collectivité. Et ce coût, qui l’a supporté ? Qui sont les perdants et les gagnants ? Les entreprises ont perdu 24% de leur revenu brut disponible. Et dans ces 24%, les importateurs ont perdu 14% de leur revenu brut quand les exportateurs en ont gagné 37% de plus. Les ménages, quant à eux, ont perdu 6% de leur revenu brut. Mais attention, quand on ramène l’inflation au niveau de la consommation des ménages, les plus pauvres subissent une inflation de l’ordre de 7,5% parce que leur consommation est surtout alimentaire, le poids de l’inflation est de fait beaucoup plus fort. Les 20% les plus pauvres rognent même sur leur alimentation pour financer les dépenses des télécoms et de santé. En revanche, l’impact sur les 20% les plus riches a été très faible ou en tout cas en dessous de la moyenne nationale », indique le Haut-commissaire au Plan, qui promet d'organiser un événement spécial à la rentrée pour livrer les résultats de cette analyse approfondie des impacts de l’inflation.
Lahlimi en appelle à la solidarité nationale
Toutes ces pertes subies en croissance, en revenus, en années de lutte contre les inégalités et la pauvreté, il faut les récupérer, et très vite, souligne le Haut-commissaire au Plan, si nous voulons rester dans l’horizon des Objectifs du développement durables et de ceux fixés par le Nouveau Modèle de développement.
Le seul moyen de rattraper ce retard ou ces pertes, c’est de passer, comme le dit M. Lahlimi, à un nouveau palier de croissance dès les cinq prochaines années, en accélérant le rythme des réformes structurelles prévues dans le Nouveau Modèle de développement.
Ce qui ne sera pas une sinécure ! Car en face, beaucoup de défis se posent, comme l’installation de l’inflation en tant que phénomène durable, les changements climatiques qui feront de la sécheresse une donnée structurelle, le coût de l’énergie qui restera élevé compte tenu du contexte international et des investissements qui doivent être faits pour passer à l’énergie propre et à la décarbonation de l’économie, ainsi que le coût de la sécurité du pays qui devra faire face, selon M. Lahlimi, à un contexte d’insécurité régionale de plus en plus tendu.
« Ce sont des situations que l’on va vivre avec des coûts des capitaux de plus en plus élevés. Toute cette récupération de ce que nous avons perdu, cette remise sur les rails, doit donc se faire dans la solidarité. Nous ne devons ni surcharger l’Etat, ni les ménages, ni les entreprises. Nous attendons de nos gouvernants un langage de vérité. Et ceux qui effectuent le travail relatif à l’évaluation des politiques publiques doivent le faire en toute honnêteté. Personne ne peut désormais dire « j’ai le pouvoir, j’ai le savoir ». Ce n’est plus acceptable de la part de nos gouvernants. Il faut de l’humilité. Et l’humilité passe par deux choses : dire la vérité, accepter le débat, travailler dans la transparence, car aucune réalité ne doit plus être cachée, et avoir un sens de l’exemplarité morale aussi bien de la part de nos gouvernants que des gouvernés », conclut Ahmed Lahlimi.
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