Y. Saâdani: “C'est la polarisation sociale qui freine la croissance”

VERBATIM. Pour l’économiste, la société marocaine est scindée en deux groupes qui ont des expériences de vie radicalement différentes. Youssef Saâdani va encore plus loin en comparant le pays à un territoire où cohabitent deux humanités. Il préconise, par ailleurs, des solutions pour mettre fin à cette polarisation, principal frein, selon lui, au développement socio-économique du Maroc.

Y. Saâdani: “C'est la polarisation sociale qui freine la croissance”

Le 22 juillet 2019 à 16h36

Modifié 10 avril 2021 à 21h34

VERBATIM. Pour l’économiste, la société marocaine est scindée en deux groupes qui ont des expériences de vie radicalement différentes. Youssef Saâdani va encore plus loin en comparant le pays à un territoire où cohabitent deux humanités. Il préconise, par ailleurs, des solutions pour mettre fin à cette polarisation, principal frein, selon lui, au développement socio-économique du Maroc.

Lors de la conférence organisée, mercredi 17 juillet à Rabat, par le RNI à l’occasion des 20 ans de règne du Roi Mohammed VI, Youssef Saâdani, économiste (et par ailleurs directeur des études économiques à la CDG) a livré une réponse expliquant selon lui l’obstacle principal à la croissance économique du Maroc. Sa thèse est inédite et sa démonstration frappante.

Médias24 a précédemment publié l’intervention de Nadia Bernoussi, professeur de droit constitutionnel et membre de la commission de révision de la Constitution en 2011.

Ci-après, l’essentiel de l’intervention de Youssef Saâdani, très applaudi.

“Depuis 10 ans, la croissance économique au Maroc est de l’ordre de 3% par an dans le non-agricole. Pour un pays de ce niveau de développement, il s’agit d’une croissance anormalement faible. Cette croissance est de 2 points inférieure à la moyenne des pays qui sont à des niveaux de développement similaires“, expose Youssef Saâdani.

Et tranche : “Les 10 dernières années sont une décennie perdue pour la croissance économique. Cela soulève toute une série de questions.

“Cette contre-performance économique mesurée par la croissance se lit aussi dans les chiffres de l’emploi.

“La façon la plus synthétique de mesurer la performance du marché du travail et l’indicateur le plus parlant de la santé d’une économie, c’est le taux d’emploi. C’est-à-dire la part de la population en âge de travailler qui travaille.

“Depuis 10 ans, cette part décline progressivement d’année en année. Depuis 10 ans, on n’a pas eu une seule année où le taux d’emploi a augmenté. Aujourd’hui, en milieu urbain, on est à 35% de taux d’emploi.

“Pour donner un point de comparaison, la part d’emploi dans la moyenne des pays émergents est de 60 à 70%. Dans l’Espagne traversée par une crise qui a ravagé l’économie, ce taux est de 65%. En Grèce, la part d’emploi est de 60%“.

Le succès des stratégies sectorielles ne s’est pas traduit par une dynamique d’ensemble et systémique

“Donc, le taux d’emploi au Maroc est de 20 points inférieur à celui de la Grèce, ravagée par le chômage. Il faut garder en tête ce chiffre, parce que ça met en perspective tous les succès économiques qu’on a pu avoir et tous les succès sectoriels qui ne se sont malheureusement pas traduits par une dynamique d’ensemble et systémique.

“Les deux indicateurs macro-économiques (croissance et taux d’emploi) qui permettent de mesurer la santé du pays dans son ensemble, aujourd’hui, n’incitent pas honnêtement à la satisfaction du point de vue de la performance globale“, soutient Youssef Saâdani.

“Évidemment, le Maroc n’est pas dépourvu de ressort. Évidemment, nous avons réalisé des choses extraordinaires à l’échelle des secteurs, au niveau des infrastructures, mais l’image globale est plutôt sombre. Une fois ce constat établi, la question est pourquoi la croissance marocaine est-elle de 2 points inférieure à celle des pays similaires ? Et ce n’est pas une question évidente, ou triviale. Cela fait 15 ans que je réfléchis à cette question. Et pour tout dire, je n’ai pas encore la réponse. C’est assez énigmatique“, confie-t-il.

Pourquoi la croissance ne décolle pas ?

“Globalement, on a tout fait bien. On a des infrastructures qui sont de classe mondiale. On a un secteur financier qui est beaucoup plus développé que ce que peut prévoir notre niveau de développement. On a des politiques de climat des affaires très réformatrices. Le Maroc est le pays qui a le plus progressé dans l’indicateur du Doing Business ces 10 dernières années. On a une stabilité macro-économique qui est louée par les organisations internationales et on a une ouverture et une insertion au niveau de l’économie mondiale qui a progressé.

“Alors, pourquoi, malgré tous ces efforts et politiques sectorielles- qui sont extrêmement volontaristes et prises en exemple dans d’autres pays- nous en sommes aujourd’hui à constater un déficit de croissance de 2% par an, avec des performances sur le marché de l’emploi qui sont dignes d’un pays ravagé par le chômage ? C’est une vraie question. Pour y répondre, c’est une interprétation personnelle que je vous livre aujourd’hui, en trois idées“.

La polarisation de la société, premier frein au développement

“La première idée est que la contrainte majeure qui pèse aujourd’hui sur la croissance est la polarisation sociale que vit notre pays.

“La 2ème idée est que cette polarisation sociale extrême qu’on constate et qui se développe est liée à des choix qui sont des choix de polarisation des services collectifs. Le fait qu’on ait scindé les services collectifs a provoqué cette émergence de deux groupes sociaux qui cohabitent aujourd’hui au Maroc.

“La 3e idée est que l’enjeu crucial et impérieux qui s’oppose aujourd’hui au développement du pays sur les prochaines décennies, n’est ni les infrastructures, ni les stratégies sectorielles, ni même les politiques économiques, mais c’est la réunification des services collectifs pour refaire société“.

Le Maroc : deux humanités cohabitent

Pour Youssef Saâdani, “la polarisation est un concept qui [lui] semble le plus pertinent pour décrire la réalité marocaine, beaucoup plus que les inégalités. Les inégalités sont des différences de niveau : on est plus ou moins riche (on touche 5.000 DH ou 10.000 DH).

La polarisation décrit un phénomène beaucoup plus profond. C’est le fait qu’au Maroc, la société s’est scindée en deux groupes qui ont des expériences de vie radicalement différentes. C’est comme si le pays était un territoire administré où cohabitent deux humanités. Cette ligne de fracture, on la voit dans 5 domaines principaux. D’abord, l’éducation : on a à peu près 20% de la population qui scolarise ses enfants dans le système d’éducation privée et 80% dans le système public.

“Deuxième ligne de fracture, le transport. On a 20% des ménages qui possèdent une voiture individuelle et 80% qui n’en possèdent pas, y compris dans les villes. Ces 80% sont contraints de se tourner vers les transports collectifs. Et on connaît l’état des transports collectifs, il n’y a qu’à voir à Rabat ou à Casablanca.

“Dans ces transports collectifs et ces problèmes de mobilité, il y a la question de l’insécurité. L’année dernière, Dina Bus à Casablanca a déclaré 15.000 agressions. Évidemment, on n’est pas au courant de cela parce qu’on fait partie des 20%.

“Troisième ligne de fracture, la santé. On a à peu près 6 millions d’assurés à la CNSS ou la CNOPS et 20% de la population assurée par le système de sécurité sociale qui peut fréquenter la santé privée parce que c’est remboursé. Et le reste de la population, soit qu’il n’a pas d’assurance sociale soit il dispose du Ramed et fréquente l’hôpital public.

“Enfin, il y a le logement social vs non social.

“Et une autre dimension qui à mon sens résume ces quatre lignes de fracture, c’est la maîtrise de la langue française qui est le passeport pour la réussite universitaire et l’insertion sur le marché du travail et qui est une ligne de fracture très forte qui sépare les 20% de la population marocaine des 80%“.

La dichotomie de la société engendre des conséquences économiques vertigineuses

Pour Saâdani, “cette dichotomie dans la société fait que ces deux groupes sociaux sont imperméables les uns aux autres parce qu’on vit des réalités complètement différentes Cette situation a des conséquences économiques vertigineuses. On ne mesure pas à quel point cela mine la croissance et met en échec toutes les stratégies de croissance qu’on peut mettre en œuvre.

“Traditionnellement, les économistes considèrent que les leviers de croissance se résument à trois facteurs : les institutions, le capital humain et les politiques publiques au sens large (policy en anglais). La polarisation sociale a un impact extrêmement préjudiciable sur ces trois leviers“.

Difficile d’avoir une politique anti-corruption dans une situation de polarisation sociale

“Pour les institutions, dans une situation de polarisation sociale telle qu’on la vit, il est extrêmement difficile d’avoir une politique anti-corruption. Parce que les ménages qui sont contraints de payer les services d’éducation, de santé et de  transport subissent une pression budgétaire tellement considérable qu’il est très difficile de faire valoir des arguments d’intégrité et de lutter contre la corruption.

“Tous les indicateurs dont on dispose, notamment les enquêtes auprès des entreprises montrent que la corruption progresse au Maroc. Et l’une des raisons fondamentales, c’est la pression qui est mise, notamment, sur la classe moyenne et qui est aujourd’hui intenable.

“Il est extrêmement difficile d’avoir un discours de confiance vis-à-vis des institutions de lutte contre la corruption et d’intégrité lorsque la pression est telle sur les parents qui sont contraints d’arbitrer entre l’intégrité et l’avenir de leurs enfants“, critique Youssef Saâdani.

Les inégalités extrêmes minent le développement d’un capital humain de qualité

“Deuxièmement, la question du capital humain. Il n’y a pas de pays qui réussit à développer un capital humain de qualité avec des inégalités extrêmes.

“Les pays qui ont les meilleurs scores internationaux sont ceux où les inégalités sociales sont les plus faibles. Pourquoi ? Parce que le niveau du capital humain d’un pays ne se mesure pas aux meilleurs. Ce ne sont pas les 25 qui sont admis à Polytechnique chaque année qui doivent faire la fierté nationale, mais c’est le niveau des plus bas (des plus mauvais élèves, des dyslexiques, de ceux qui ont des troubles d’apprentissage). C’est par rapport à ces gens-là qu’on mesure le niveau de développement d’un pays.

“L’écart de score éducatif dans les pays asiatiques, par exemple, qui ont connu des miracles de croissance ou encore les pays de l’Europe du Nord, est de 1 à 1,3. C’est-à-dire que les 10% les meilleurs, ont des scores 1,3 supérieurs à ceux qui sont les 10% les plus faibles. Au Maroc, on est à 2,5“.

La polarisation rend invalides les politiques publiques de développement

“Troisième niveau, les politiques publiques. Le fait d’avoir une polarisation sociale aussi extrême invalide et rend inefficace toutes les politiques de développement économique que l’on met en œuvre.

“On passe notre temps à faire des stratégies compensatoires parce que les fondations de la cohésion sociale ne sont pas présentes. De fait, le Maroc est un pays extrêmement cher en réalité. Et sans les politiques sectorielles très volontaristes qui sont menées, structurellement on n’est pas compétitif.

“Le salaire des cadres au Maroc est deux fois supérieur à celui des cadres dans les pays émergents équivalents, simplement parce qu’il y a une double taxation. On paie les impôts et ensuite on paie les services tels que la santé, l’éducation et le transport.

“Cette polarisation sociale qui aujourd’hui est le facteur qui pèse sur la croissance a une origine. Ce sont des choix qui ont été faits. Sur l’éducation par exemple, en 2016 lorsqu’on a eu ce problème de recrutement massif de 20.000 enseignants par an, le choix stratégique qui aurait été fait est d’investir dans la qualité des enseignants. Ce qu’on a fait, c’est qu’on dégradé le statut avec les contractuels et tout est à l’avenant“.

Il n’y a pas de pays qui se soit développé avec des programmes destinés aux pauvres

“Sur les 20 dernières années, le développement social a été traité à travers les programmes sociaux (INDH, Ramed, Tayssir…etc). Ce sont des programmes qui ont été mis en place pour faire face à des urgences sociales et à des déficits très importants. Nos vœux, c’est qu’on en sorte assez rapidement. Il n’y a pas de pays qui se soit développé avec des programmes destinés aux pauvres. Ça n’existe pas.

Les pays qui se sont développés ont mis en place des services collectifs pour tout le monde. L’ambition qu’on peut avoir pour le Maroc est d’avoir un système de santé pour tout le monde. Aujourd’hui, les ramédistes sont contraints de s’adresser à l’hôpital public. 80% des assurés sociaux vont dans le privé. La CNSS rembourse 90% aux cliniques. Il y a cette polarisation qui se fait à cause du Ramed.

“On le voit, aussi, pour l’INDH. En réalité, l’INDH ne fait que compenser la faiblesse des services de proximité. Ce dont on peut rêver est une fonction publique territoriale qui prenne en charge les gens à tous les niveaux et qu’on ne fasse pas de la compensation avec l’INDH“.

Pour dépolariser la société, il faut réunifier les services collectifs

“Donc, le développement social, aujourd’hui, tel qu’il a été mis en place a été fait à travers des programmes sociaux.

“Ce qu’on peut espérer dans les décennies à venir, c’est qu’on réunifie les services collectifs pour avoir un hôpital pour tous, une école pour tout le monde et que le registre social unique qui est en train d’être mis en place soit simplement la CIN. Et tout cela doit être financé par l’impôt.

“La plus grande contrainte - et c’est une barrière psychologique au-delà même d’une barrière économique - est qu’il faut transférer 3 à 4 points du PIB vers l’éducation et la santé.

“On ne peut rien faire dans l’éducation avec le budget actuel. Il faut augmenter de 2 points de PIB (20 milliards de DH) le budget de l’éducation, si on veut faire quelque chose. Bien sûr, il ne s’agit pas que de ressources, il faut aussi de la gouvernance. On ne peut rien faire dans la santé, si on continue à avoir un budget de 17 milliards de DH, c’est-à-dire deux fois moins que la moyenne de tous les pays émergents.

“Le courage politique de la prochaine décennie est de savoir où on prend l’argent pour transférer 4 points de PIB vers les secteurs vitaux pour dépolariser la société et unifier les services collectifs“, conclut Youssef Saâdani.

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