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Valoriser les ressources halieutiques marocaines sur le marché intérieur : défis et opportunités
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Le 15 avril 2025 à 12h25
Modifié 15 avril 2025 à 12h25Le Maroc vit depuis des années un paradoxe majeur : environ 1,5 million de tonnes de produits de la pêche capturés annuellement et une flambée des prix du poisson sur son marché intérieur donnant l’impression que la mer nourrit l’économie autant que la population. Les périodes de forte demande, telles que le Ramadan, mettent en évidence des dysfonctionnements au niveau du système de distribution qui pourraient nécessiter une refonte.
Cette hausse des prix des produits halieutiques et de la sardine en particulier a fait couler beaucoup d'encre et a suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux durant le mois de ramadan. Maintenant que le mois sacré est derrière nous, il est opportun d'engager une réflexion et un débat sereins pour en tirer les leçons et bâtir une stratégie durable qui permettrait de stabiliser les prix et d'assurer un approvisionnement régulier du marché durant toute l’année.
Un potentiel sous-exploité pour le marché local
Le Maroc est l'un des principaux pays producteurs de pêche avec environ 1,5 million de tonnes par an. Pourtant, cette abondance profite davantage aux marchés internationaux qu'aux consommateurs marocains. Selon les estimations, entre 400.000 et 500.000 tonnes seulement seraient écoulées sur le marché local.
Le système actuel de commercialisation s'articule autour de marchés de première vente gérés par l'Office national des pêches, où les mareyeurs –qu'ils soient pêcheurs, entreprises de transformation ou commerçants– achètent aux enchères les produits fraîchement débarqués. Ces produits, destinés au marché local, sont ensuite acheminés vers des marchés de gros situés dans les grandes villes avant d'être distribués aux détaillants.
Ce système, bien organisé, comprend des intermédiaires qui prélèvent une marge sans toujours apporter de réelle valeur ajoutée. Cette cascade d'intervenants provoque une hausse des prix, particulièrement notable lors des périodes de forte demande.
Les facteurs aggravants : météo et habitudes de consommation
Les conditions météorologiques défavorables (périodes de mauvais temps) constituent un facteur conjoncturel supplémentaire qui limite les sorties en mer. Cette réduction mécanique de l'offre, combinée à une demande constante ou croissante, influence significativement la dynamique du marché. Pendant le Ramadan, la cuisine marocaine accentue l'utilisation des produits de la mer, aggravant ainsi le déséquilibre.
Cette situation appelle des solutions innovantes, mais adaptées aux réalités du terrain marocain, où la préférence pour le poisson frais reste culturellement ancrée.
Des initiatives existent mais présentent des limites
En réponse à ces défis récurrents, l'État marocain a instauré diverses initiatives, parmi lesquelles figure le programme intitulé "poisson à prix raisonnable durant le mois sacré de ramadan". Cette opération vise à approvisionner le marché en produits de la mer essentiellement congelés à des prix abordables.
Bien que cette initiative soit pertinente, elle n'est pas suffisante pour contrer de manière durable l'augmentation des prix. Son caractère ponctuel et sa portée limitée ne permettent pas de résoudre les problèmes structurels de la filière. De plus, le programme se concentre davantage sur l'aval (prix finaux) que sur la réorganisation de l'ensemble de la chaîne de valeur.
Une approche plus systémique serait donc nécessaire, impliquant tous les éléments de la chaîne et visant une transformation des méthodes de distribution.
Moderniser sans déstabiliser : des pistes envisageables
>La transformation des mareyeurs en véritables plateformes logistiques
Le mareyeur, maillon essentiel dans la chaine de valeur halieutique, pourrait évoluer vers un statut davantage professionnalisé. Les mareyeurs, formés aux techniques modernes de conservation, dotés de systèmes de traçabilité et impliqués dans une démarche transparente concernant leurs marges bénéficiaires, apporteraient une valeur ajoutée significative à la filière. Cette transformation exigerait une assistance technique et financière et renforcerait la position de ces intermédiaires au sein de la chaîne de valeur. Un vaste programme de renforcement des capacités des mareyeurs comprenant des pistes de modernisation de ce métier avait été lancé en 2014 à la suite de l’entrée en vigueur de la loi 14.08 sur le mareyage.
Un statut de "mareyeur distributeur" pourrait être créé, avec un cahier des charges précis concernant les infrastructures, la traçabilité et les pratiques commerciales. Ce statut donnerait accès à des financements préférentiels pour la modernisation des équipements.
>Des circuits courts complémentaires au système existant
Des circuits plus directs peuvent être développés sans perturber l'écosystème existant. Certaines coopératives de pêcheurs pourraient être autorisées à commercialiser directement une partie de leurs captures, notamment dans des points de vente dédiés en zones urbaines.
L'expérience montre que ces circuits courts ne remplacent pas le système traditionnel, mais le complètent en offrant une diversité de canaux de distribution. Ils permettent également de sensibiliser les consommateurs aux réalités du métier de pêcheur.
>La digitalisation au service de la transparence
Le numérique propose des possibilités pour simplifier les échanges. Une plateforme permettant aux détaillants de commander directement auprès des mareyeurs diminuerait les incertitudes. Une application fournissant aux consommateurs des informations sur les prix moyens pratiqués contribuerait à la transparence du marché et pourrait limiter les abus.
Cette digitalisation ne remplace pas les interactions humaines dans ce secteur, mais elle les améliore en réduisant les asymétries d'information qui affectent actuellement les acteurs les plus vulnérables de la chaîne.
>Poiscaille – Un modèle français inspirant
Créé en 2015, Poiscaille a révolutionné la distribution des produits de la mer en France en proposant un circuit court entre pêcheurs artisanaux et consommateurs urbains. Le système fonctionne par abonnement à des "casiers de la mer" livrés à fréquence régulière, contenant les prises du jour.
Ce modèle repose sur trois piliers : une rémunération équitable des pêcheurs (50% supérieure au marché traditionnel), une fraîcheur exceptionnelle (livraison en 24-48h après capture) et une transparence totale sur l'origine des produits.
Le succès de Poiscaille (plus de 20 000 abonnés) démontre qu'un modèle alternatif de distribution est viable économiquement tout en bénéficiant à l'ensemble des acteurs : pêcheurs mieux rémunérés, consommateurs accédant à des produits plus frais, et environnement préservé grâce à la promotion de méthodes de pêche durables.
Une adaptation au contexte marocain, intégrant les coopératives de pêcheurs existantes et ciblant d'abord les zones urbaines, pourrait constituer une source d'inspiration pertinente pour diversifier les circuits de distribution des produits de la mer dans le Royaume.
>Le GIE, structure adaptée aux défis du secteur
Le Groupement d'intérêt économique (GIE) pourrait être une structure adaptée aux défis du secteur. En regroupant divers acteurs de la chaîne – pêcheurs, mareyeurs, transformateurs ou détaillants – ces entités permettent de mutualiser les efforts et les investissements en équipements de conservation et de logistique.
Un GIE peut, par exemple, investir dans des infrastructures de stockage frigorifique ou une flotte de véhicules réfrigérés pour desservir les régions éloignées du littoral, ou encore dans des points modernes de vente. Il peut également développer une marque commune garantissant traçabilité et qualité.
Ces groupements facilitent l'accès au financement pour la modernisation des équipements et permettent le partage équitable des risques et des bénéfices entre les différents maillons de la chaîne.
>Constituer des stocks stratégiques de qualité
La constitution de stocks stratégiques permet de gérer efficacement les périodes de forte demande comme le Ramadan. Si la préférence des consommateurs marocains va naturellement au poisson frais, des produits congelés selon les techniques les plus avancées constituent une alternative acceptable.
Contrairement aux idées reçues, la congélation moderne préserve remarquablement les qualités nutritionnelles et organoleptiques du poisson. La technique IQF (Individual Quick Freezing) consiste à surgeler individuellement chaque pièce à très basse température en quelques minutes, évitant la formation de cristaux de glace qui détériorent les tissus. Résultat : un produit qui, une fois décongelé correctement, conserve texture et saveur proches du frais. Le développement de produits transformés de qualité (filets préparés, plats cuisinés) offrirait aux consommateurs des alternatives pratiques lors des périodes où l'approvisionnement en frais se complique.
En outre, dans la configuration actuelle des modes de commercialisation, le nettoyage des produits (étêtage, éviscération, filetage, etc.) est effectué chez le détaillant ou à l'échelle du ménage. Les déchets ainsi générés sont simplement renvoyés à la décharge publique. Une première transformation industrielle des produits (ex : étêtage, éviscération) avant mise en vente sur le marché permettrait donc de récupérer ces coproduits et de les valoriser en farine de poisson, sous forme d'engrais, etc.
>Revaloriser la conserve de sardine sur le marché local : un potentiel négligé
Alors que le Maroc occupe la position de premier exportateur mondial de conserves de sardines, ce produit souffre paradoxalement d'une perception négative sur son propre marché intérieur. Cette situation représente une opportunité manquée tant du point de vue nutritionnel qu'économique.
La conserve de sardine constitue pourtant une excellente source de protéines, d'acides gras oméga-3 et de calcium, accessible à toutes les catégories de la population. Sa longue durée de conservation et sa facilité de stockage en font également une solution idéale pour réguler l'approvisionnement du marché, particulièrement pendant les périodes de forte demande ou lorsque les conditions météorologiques limitent les sorties en mer.
L'expérience européenne offre des pistes d'innovation intéressantes. Dans plusieurs pays, des magasins spécialisés proposent une gamme étendue de conserves de poisson avec différentes recettes, formats et emballages, transformant un produit autrefois considéré comme basique en article gastronomique. Certains restaurants haut de gamme incluent même des conserves de sardines premium dans leur carte, à des prix significativement élevés, témoignant d'une revalorisation complète de l'image du produit.
Les industriels européens de la conserve ont également diversifié leur offre avec des produits dérivés tels que les pâtés et terrines de poisson, particulièrement appréciés par les enfants, créant ainsi de nouvelles occasions de consommation et touchant des segments de marché différents.
>Une communication institutionnelle renforcée pour promouvoir la consommation des produits de la mer
Au-delà des mesures en place, une stratégie de communication institutionnelle s'avère indispensable pour valoriser l'ensemble des produits halieutiques auprès des consommateurs marocains, en particulier les produits congelés et les conserves.
Cette stratégie pourrait s'articuler autour de campagnes d'information nutritionnelle, de programmes éducatifs dans les écoles, de démonstrations culinaires par des chefs reconnus, d'un label de qualité marocain, de partenariats médiatiques et d'un événement annuel national célébrant les produits de la mer comme la fête nationale de la sardine instituée par le ministère de tutelle ou le festival de la sardine célébré à Safi.
Portée conjointement par les autorités publiques et les professionnels du secteur, cette démarche s'inspirerait de succès internationaux. En transformant l'image des produits transformés et en diversifiant les habitudes de consommation, elle contribuerait à stabiliser les prix et à mieux valoriser la production nationale sur le marché intérieur.
>La nécessaire évolution du cadre réglementaire
Un facteur déterminant pour une transformation durable de la chaîne de valeur des produits halieutiques réside dans l'évolution du cadre réglementaire, notamment en ce qui concerne les professions associées à la commercialisation du poisson. La réglementation actuelle permet la multiplication d'intermédiaires dont les rôles et responsabilités demeurent moins clairs.
A cet égard, il est proposé par exemple de :
- Définir clairement les statuts professionnels des différents intermédiaires (mareyeur, grossiste, semi-grossiste, détaillant) avec des critères précis d'accès à ces professions,
- Établir des obligations en matière d'infrastructures et d'équipements pour chaque catégorie d'opérateurs avec des cahiers des charges précis,
- Instaurer un système de traçabilité obligatoire du produit, de la criée jusqu'au consommateur final,
- Créer un cadre favorable à l'émergence de nouvelles formes de distribution (vente directe par les coopératives, plateformes numériques).
Cette réforme réglementaire a pour objectif de professionnaliser les divers acteurs de la chaîne, tout en assurant la qualité des produits et l'équité des transactions, sans imposer une « administration excessive » du secteur.
>L'observatoire des produits et des prix : un outil de transparence et de régulation
Un observatoire national des produits de la mer et de leurs prix constituerait un instrument stratégique pour améliorer la transparence du marché et faciliter sa régulation. Cette structure indépendante, associant autorités publiques et professionnels du secteur, pourrait prendre en charge trois fonctions essentielles : la collecte et diffusion quotidienne des prix pratiqués à chaque maillon de la chaîne, l'analyse des tendances et des marges pour anticiper les fluctuations, et l'aide à la décision pour les interventions publiques. Accessible via une plateforme numérique, l'observatoire permettrait aux consommateurs de connaître les prix de référence, aux opérateurs d'ajuster leurs stratégies commerciales et aux autorités de détecter rapidement toute anomalie de marché. La publication des prix exerce en général un effet régulateur significatif, limitant les comportements spéculatifs, particulièrement lors des périodes de forte demande comme le Ramadan.
Une vision intégrée pour une filière halieutique au service du consommateur marocain
La problématique des prix élevés des produits de la mer sur le marché marocain ne peut se résoudre par des mesures ponctuelles ou isolées. Cela nécessite une approche intégrée combinant plusieurs axes d'intervention complémentaires : la modernisation des circuits de distribution, la professionnalisation des acteurs, la diversification des produits offerts, l'évolution du cadre réglementaire et une communication renforcée.
Cette transformation ne vise pas à bouleverser un système qui a prouvé son efficacité à l'export, mais plutôt à l'adapter et à le compléter pour mieux servir le marché intérieur. Les différentes mesures proposées –circuits courts, digitalisation, valorisation des produits transformés, constitution de stocks stratégiques, évolution réglementaire– forment un ensemble cohérent qui permettrait de renforcer la sécurité alimentaire avec un triple objectif : stabiliser les prix, améliorer la qualité et garantir une répartition plus équitable de la valeur ajoutée.
Cette démarche dépasse la simple question économique pour toucher aux enjeux de souveraineté alimentaire. Elle requiert un engagement conjoint des pouvoirs publics, des professionnels du secteur et des consommateurs, dans une logique de responsabilité partagée.
Le déploiement de cette stratégie gagnerait à être progressif, en commençant par des projets pilotes dans certaines régions, permettant d'ajuster les approches en fonction des spécificités locales et des enseignements tirés de l'expérience.
Le secteur halieutique marocain, qui a su faire preuve d'innovation et d'adaptabilité pour conquérir les marchés internationaux, dispose de tous les atouts pour relever ce défi. Il s'agit désormais de mettre cette même capacité d'innovation au service d'une ambition renouvelée : faire des ressources marines marocaines un véritable levier de développement économique et social bénéficiant à l'ensemble de la population.
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