Tayeb Laabi

Consultant en Affaires publiques, membre du Conseil d’administration de Tariq Ibnou Ziyad Initiative (TIZI), militant et acteur associatif

Moudawana : À quand le débat ?

Le 20 avril 2023 à 16h49

Modifié 20 avril 2023 à 17h26

Dans cette tribune, Tayeb Laabi, consultant en Affaires publiques, militant et acteur associatif, revient sur l'historique de la Moudawana, ses lacunes et les pistes d'amélioration proposées par les défenseurs des droits des femmes.

Amina F., âgée de 16 ans, s’est suicidée après avoir été contrainte d’épouser son violeur en mars 2017. Khadija O., âgée de 17 ans, a été kidnappée, torturée et violée par douze hommes en août 2018. Meriem, âgée de 14 ans, est décédée après avoir été violée et avoir subi un avortement clandestin en septembre 2022. En avril 2023, Sanaa, âgée de 11 ans, a été violée, à répétition, par trois hommes pendant plusieurs mois, avant de tomber enceinte et d’accoucher d’un garçon. Des actes de viol, dont la récurrence est aggravée par le fait qu’ils aient été commis sur des mineures.

La violence, sous toutes ses formes, à l’encontre des femmes est sans cesse dénoncée à l’occasion de tels actes, elle est néanmoins consubstantielle à la condition des femmes. Codifiée par le Code du statut personnel (Moudawana), l’évolution de ce texte n’a point été un long fleuve tranquille. Il s'agit d'un parcours ponctué d'étapes clés menées sous trois règnes.

D’un règne à l’autre

Adopté sous le règne de Feu Sa Majesté Mohammed V en 1957, le projet de Code du statut personnel a été élaboré par Feu Abdelkrim Benjelloun Touimi, premier ministre de la Justice (gouvernement Bekkaï 1955-1958, Parti Istiqlal). Fruit du travail d’une commission formée par le Souverain, composée de dix oulémas avec Feu Allal El Fassi comme rapporteur. Le projet fut bouclé en trois séances de travail. Toutefois, la version finale s’est contentée de codifier le Fiqh traditionnel sunnite malékite et n’a pas conservé les dispositions libérales proposées par le projet du ministère de la Justice.

En 1979, Feu Sa Majesté Hassan II avait nommé une commission pour réviser ce texte. Cette commission a travaillé pendant un an dans le secret, et a livré son projet le 5 mai 1981. Cependant, les événements qui ont eu lieu dans le pays, notamment les émeutes de juin 1981 à Casablanca, ont entraîné le report de cette révision de la Moudawana.

Pour prendre en considération les revendications des militantes féministes (notamment la pétition du million de signatures portée par l’Union de l’action féminine, dirigée par Latifa Jbabdi) et dans le cadre de la réforme constitutionnelle, Feu Sa Majesté Hassan II, à l’occasion de la commémoration de la Révolution du Roi et du Peuple, le 20 août 1992, avait affirmé que "la Moudawana est une affaire qui relève de mon ressort. C'est moi qui porte la responsabilité de la Moudawana ou de son application" et suggérait aux militantes des droits des femmes de s’adresser au Cabinet Royal et de présenter leurs "observations, critiques et doléances" de réforme de la Moudawana. Ce fut chose faite, une délégation de représentants des mouvements, des organisations et des associations féministes marocaines fut reçue au Palais Royal de Skhirat le 29 septembre 1992.

Suite à cette réception, Feu Sa Majesté Hassan II a chargé une commission consultative de réviser le Code de la famille. Cette commission, présidée par Feu Abdelhadi Boutaleb, conseiller du défunt Roi, était composée de Oulémas, de hauts magistrats et des ministres de la Justice et des Affaires islamiques.

Le 1er mai 1993, à l'occasion de la Fête du Travail, le projet de révision est remis aux organisations féministes et adopté par Dahir. Cette nouvelle version du Code de la famille :

  1. interdisait le mariage sous contrainte ;
  2. accordait aux femmes le droit de conclure leur propre mariage ou de déléguer à un wali de leur choix ;
  3. assurait la représentation légale de l'enfant par le père, suivi de la mère en cas de décès ou de perte de capacité légale du père ;
  4. autorisait la clause de monogamie lors de la conclusion de l'acte de mariage ;
  5. instituait un conseil de famille pour assister le juge dans les affaires familiales.

Cette réforme, octroyée et limitée, reflétait la volonté de Feu Sa Majesté Hassan II de pacifier les tensions au sein de son Royaume, en préservant les valeurs et les coutumes du rite malékite tout en garantissant la protection des femmes et des enfants contre les abus.

Le gouvernement d'alternance d'avril 1998 a vu la création d’un secrétariat d'Etat chargé de la Protection sociale, de la famille et de l'enfance, confié à M. Mohamed Saïd Saâdi (Parti du Progrès et du Socialisme, PPS). Le "Plan d'Action pour l'Intégration des Femmes au Développement", précédemment lancé par Mme Zoulikha Nasri, est relancé par M. Saâdi et présenté en avril 1999, malgré 14 mesures contestées relatives au Code de la famille (âge du mariage, polygamie, divorce…). Cependant, ce projet a été vivement critiqué par le Ministère des Habous et des Affaires islamiques ainsi que par les organisations islamistes et conservatrices.

La polémique sur le projet a été momentanément interrompue suite au décès du Feu Sa Majesté Hassan II, mais elle a repris plus tard avec plus de vigueur, avec comme points culminants les deux grandes manifestations du 12 mars 2000, à Rabat pour les défenseurs du Plan, et à Casablanca par les mouvements islamistes opposés au projet.

Pour apaiser les tensions, Sa Majesté le Roi Mohammed VI a constitué une Commission consultative chargée de la révision de la Moudawana en avril 2001, présidée par M. Driss Dahak puis par Feu Mhammed Boucetta. La commission comprenait 15 membres, dont des juges, des juristes et trois femmes (Zhour El Horr, Rahma Bourkia et Nouzha Guessous), qui ont siégé aux côtés des Oulémas.

La Commission a connu des débats intenses et contradictoires grâce à la pluralité des opinions représentées, ce qui explique la durée de ses travaux (28 mois). Les décisions de la Commission ont été prises à l'unanimité, et Sa Majesté le Roi Mohammed VI a tranché en dernier ressort sur les dispositions où un compromis n’avait pas été trouvé.

Après deux années et demi de travail, deux présidents, 80 associations et organisations auditionnées, des centaines d'heures de réunion et un arbitrage royal décisif, la réforme a été examinée au Parlement à partir du 16 décembre 2003 et votée par les deux chambres le 16 janvier 2004. La Moudawana fait ainsi un pas supplémentaire du sacré vers le profane.

Les apports de ce nouveau texte sont importants : l’âge minimum légal de mariage pour les filles passe de 15 à 18 ans, la famille est dorénavant placée sous la responsabilité des deux époux, la polygamie devient quasiment impossible à pratiquer et la répudiation nécessite désormais un contrôle judiciaire et ne dépend plus seulement des adouls. Ces avancées consacrent un peu plus la femme marocaine comme individu à part entière.

D’une réforme octroyée à une réforme participative, d’une commission composée exclusivement de Oulémas à une commission pluridisciplinaire et avec la participation de trois femmes et d’une Moudawana inscrite dans le registre religieux à une Moudawana plus profane, tel fut le sens de l’évolution dans l’approche de la question d’un règne à l’autre.

2004-2023 : 19 ans après

Le 30 juillet 2022, à l'occasion du 23e anniversaire de son accession au trône, Sa Majesté le Roi Mohammed VI a adressé un discours à la Nation, rendez-vous annuel où sont mis en exergue les avancées et les dysfonctionnements du pays pendant l’année écoulée. A ce titre, un pan entier du discours a été consacré à l’une des réformes majeures engagées sous l’impulsion du nouveau règne : celle de la Moudawana.

Pour poursuivre l’édification d’un Maroc fort et fier de ses acquis, et pour la promotion de la condition de la femme, Sa Majesté le Roi a déclaré que l’adoption de la Moudawana a représenté un véritable bond en avant, néanmoins "l’expérience a mis en évidence que certains obstacles empêchent [...] d’atteindre les objectifs escomptés". Le Souverain, a ainsi, appelé à dépasser les défaillances, les aspects négatifs et "à refondre les dispositions qui ont été détournées de leur destination première".

Sa Majesté le Roi Mohammed VI a ainsi appelé à mettre à jour "les dispositifs et les législations nationales dédiés à la promotion de ces droits (les droits de la famille et de la femme, ndlr)", en accord avec les principes fondamentaux de la Charia et en tenant compte de l’évolution de la société marocaine. Le Roi a également exprimé son attachement au débat et à l'ouverture d’esprit dans l’interprétation des textes.

Cet appel du Souverain est un constat, au plus haut sommet de l'État, des limites de la Moudawana et des différentes législations nationales qui régissent le Statut des femmes.

Dès 2014, soit dix ans après l’adoption de la Moudawana, les associations de défense des droits des femmes et les cyber-militantes appelaient déjà à une réforme de la Moudawana. Face à l’inaction de la classe politique, Sa Majesté le Roi a pris les devants pour lancer cette réforme. Le défunt Mohamed El Ayadi, historien et sociologue, disait à raison que "la monarchie se positionne comme un agent de la réforme qui critique la classe politique pour son inertie dans la mesure où les politiques ne sont pas à la hauteur des projets de réforme cruciaux pour le pays".

Que reproche-t-on à la Moudawana ?

Dans sa version actuelle, elle est dépassée et ne répond plus aux changements socio-économiques du pays. Elle n’est pas en adéquation avec la Constitution de 2011, notamment son article 19 qui garantit l'égalité des droits et des libertés entre les hommes et les femmes, ni avec les conventions internationales ratifiées par le Maroc, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), ni avec les ambitions d’émancipation des femmes et d’égalité des sexes inscrites dans le Nouveau modèle de développement (NMD).

Les femmes continuent de faire l'objet de discriminations de plusieurs ordres, ce qui aggrave leur sentiment d'insécurité juridique, judiciaire, économique et social. Les discriminations ont pour conséquence la limitation de leurs libertés et de leurs droits, et rendent les femmes dépendantes d'autrui.

En outre, la mise en œuvre de la réforme de la Moudawana nécessitait une large diffusion au sein de la population et une sensibilisation particulière des citoyennes marocaines quant à leurs nouveaux droits, ce qui n’a pas été fait. Bien que les nouvelles dispositions relatives à la polygamie, à la tutelle des enfants et au divorce la Moudawana aient constitué de réelles avancées, les nombreuses dérogations accordées par les juges en ont grandement limité l’effet positif. Ce pouvoir discrétionnaire des juges et une interprétation plutôt conservatrice ont fait dévier le Code de la famille des objectifs recherchés par la révision de 2004.

Enfin, la révision du Code pénal, qui devait accompagner la Moudawana pour renforcer la protection des femmes et des enfants, est toujours attendue.

Que demandent les défenseurs des droits des femmes ?

Tout d'abord, il serait impératif d'interdire totalement le mariage des mineures. Bien que l'âge légal du mariage soit fixé à 18 ans, l'article 20 de la Moudawana permet actuellement au juge de la famille d'autoriser le mariage en deçà de cet âge, sous certaines conditions. Cette exception devrait être supprimée pour protéger les filles mineures contre les mariages forcés et précoces. Dans le même registre, l'article 16 de la Moudawana (l’action en reconnaissance du mariage devant le juge du statut personnel) devrait également être révisé pour barrer la route à des cas de polygamie ou de mariage précoce de fait.

La Moudawana doit également consacrer une égalité de droit entre le père et la mère pour être les tuteurs de leurs enfants. Actuellement, l'article 231 de la Moudawana accorde automatiquement le droit de tutelle au père, ce qui marginalise la mère et prive les enfants de leur droit à une éducation et à une protection équitable.

En matière de garde, la réforme à venir devrait rechercher un équilibre entre les parents. Actuellement, la mère est déchue de son droit de garde d'un enfant de plus de sept ans dès qu'elle se remarie. Cette mesure discriminatoire devrait être abolie pour garantir les droits des mères et des enfants.

La Moudawana devrait également prévoir des mécanismes pour déterminer les montants des pensions alimentaires et indemnités de l'épouse après le divorce, ainsi que pour mettre fin aux difficultés d'exécution au titre de la pension alimentaire.

En outre, l'adoption des tests ADN pour prouver la filiation des enfants nés hors mariage est indispensable pour protéger les droits des enfants et leur garantir l'égalité des chances et les droits civiques avec les autres enfants.

Enfin, plusieurs sujets gagneraient à être discutés en profondeur et notamment l’égalité des hommes et des femmes en matière d’héritage, l’héritage des conjoints non-musulmans, le mariage des femmes musulmanes avec des non-musulmans, le droit de visite, etc.

Le mot de la fin

Il est important de comprendre que la question des droits des femmes est une question fondamentalement politique. Ainsi, pour permettre une meilleure reconnaissance de la place des femmes dans la société marocaine, il est nécessaire de revoir et de mettre à jour l’ensemble des législations nationales (code de la nationalité, code pénal, code de procédure pénale…) qui régissent leur vie, et ce en harmonie avec la Constitution de 2011, le Nouveau modèle de développement et les conventions internationales ratifiées par le Maroc.

Il s'agit donc d'avoir une approche globale et holistique pour promouvoir les droits des femmes, en leur offrant une pleine jouissance de leurs droits économiques, sociaux et politiques.

En somme, l'appel du Roi pour la promotion des droits des femmes doit être considéré comme une étape cruciale pour une meilleure reconnaissance de la place des femmes dans la société. Comme l’avait déclaré Sa Majesté le Roi Mohammed VI, dans le discours du Trône du 30 juillet 2022 : "la condition sine qua non pour que le Maroc continue de progresser est qu’elles (les femmes, ndlr) occupent la place qui leur échoit et qu’elles apportent leur concours efficient à toutes les filières de développement."

Dix mois après ce discours du Souverain, et à part le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) qui a créé un groupe de travail sur la réforme de la Moudawana,  le gouvernement (Mme Aawatif Hayar, ministre de la Solidarité, de l'Insertion sociale et de la Famille, est totalement absente de ce débat) et les partis politiques font preuve d’un attentisme incompréhensible.

Dans une interview télévisée sur 2M TV le 4 janvier dernier, M. Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice et secrétaire général du Parti Authenticité et Modernité (PAM) a déclaré que son ministère avait préparé une vision et qu’au moment venu "il y aura un débat national en plus des Orientations Sa Majesté le Roi". Le ministre de la Justice a également déclaré le 17 janvier 2023 à la Chambre des Représentants, lors de la séance plénière des questions orales, qu’il s’agit d’une réforme "qui implique plusieurs institutions constitutionnelles qui sont habilitées à donner leur avis sur le sujet en plus de la décision de Sa Majesté le Roi en tant que Commandeur des Croyants".

Il est à noter également que depuis l'entrée en vigueur de la Constitution de 2011, plusieurs institutions constitutionnelles telles que l'Autorité pour la parité et la lutte contre toutes formes de discrimination (article 19) et le Conseil Consultatif de la Famille et de l'Enfance (article 32) attendent d’être mises en place. Elles auraient pu contribuer significativement à la révision de la Moudawana à travers des débats et des auditions avec les associations et les partis politiques.

Après les orientations royales qui ont donné le ton, il incombe dorénavant au gouvernement et à la classe politique de se montrer à la hauteur d’un projet décisif pour un Maroc de progrès et de prospérité.

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