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Othmane Benmoussa

Enseignant-chercheur en Systems Thinking et directeur de l’Euromed Polytechnic School -Université Euromed de Fès

Mobilité organisationnelle : une pratique à encourager

Le 14 juillet 2024 à 13h52

Modifié 14 juillet 2024 à 13h52

Vous avez une superstar dans votre équipe. Elle ne rate jamais une date limite et ne manque pas d’impressionner les clients. Elle éteint les incendies, soutient ses collègues et encadre les plus jeunes membres de l’équipe. Vous ne pouvez pas imaginer votre vie professionnelle sans ce ou ces collaborateurs.

Néanmoins, après une certaine période, ces personnes souhaitent généralement évoluer au sein de l’entreprise. Allez-vous enterrer votre déception de les voir quitter votre équipe, les remercier pour tout ce qu’elles ont fait pour vous et les aider immédiatement à planifier leur prochaine étape ? Ou allez-vous agir en égoïste et suggérer qu’elles ne sont pas tout à fait prêtes pour un travail plus important, mais qu’elles le seront peut-être dans six mois ?

Ce cas est un exemple de thésaurisation interne des talents qui fait référence à une multitude de comportements de la part des managers qui empêchent leurs subordonnés d’évoluer. Les données disponibles suggèrent que la plupart des managers ont compté des talents à un moment ou à un autre au sein de leur équipe. Dans une étude récente, 75% des gestionnaires interrogés ont ouvertement admis "accumuler" des talents et, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un comportement socialement souhaitable, il est fort à parier que ce pourcentage est en réalité plus élevé.

Au cours des cinq dernières années, diverses études ont traité de la thésaurisation avec des dirigeants de dizaines d’entreprises à travers le monde et chacun d’entre eux a admis (souvent timidement) retenir au moins un employé plus longtemps que nécessaire. Ces conversations ont conduit à une recherche d’arguments convaincants, étayés par des données, qui pourraient convaincre les managers qu’il est réellement dans leur intérêt de laisser partir leurs meilleurs employés. Néanmoins, il est utile de comprendre à quoi ressemble la thésaurisation dans la pratique et pourquoi les managers sont amenés à "accumuler" les talents.

  1. A quoi ressemble pratiquement la thésaurisation

Les managers adoptent divers comportements de thésaurisation dont celui visant à réduire la visibilité des employés superstars auprès du reste de l’organisation. Par exemple, les managers peuvent choisir de ne pas exposer leurs employés à des opportunités de développement ou à des missions de haut niveau qui leur permettraient d’obtenir une large reconnaissance interne. D’innombrables récits de managers qui n’ont pas réussi à chanter les louanges de leurs subordonnés lors de séances d’analyse comparative et d’évaluations internes des talents s’enchaînent et se ressemblent. Dans de nombreux cas, les employés ignorent le pourquoi du manque de soutien de leurs collègues, et ce, en raison du fait que leurs supérieurs ne les félicitent qu’en privé.

De façon plus directe, les managers peuvent également bloquer les promotions. De nombreuses entreprises exigent que les employés obtiennent en premier lieu l’approbation de leur responsable actuel avant d’être en mesure de postuler en interne. D’autres peuvent simplement bloquer les promotions en demandant clairement à d’autres managers de ne pas considérer un subordonné en particulier pour un poste vacant ou en faisant des commentaires défavorables sur un collaborateur auprès d’un futur manager potentiel.

Cependant, le plus souvent, les managers pratiquent la thésaurisation en décourageant leurs employés de poursuivre d’autres opportunités. Divers chercheurs ont montré que les gestionnaires sont particulièrement susceptibles d’utiliser des tactiques de persuasion visant à convaincre leurs subordonnés que la poursuite d’autres opportunités internes serait désavantageuse[1]. Les managers peuvent également laisser entendre qu’un subordonné n’est pas prêt à avancer ou qu’accepter un nouveau poste auprès d’un autre manager serait déloyal.

  1. Pourquoi les managers cherchent-ils le cumul des talents

Derrière le manque apparent de soutien au développement des employés se cache la réalité selon laquelle les managers sont souvent incités à retenir leurs collaborateurs les plus performants. Les augmentations, primes et promotions des managers sont souvent liées aux performances de leur unité ou de leur équipe. La perte d’un employé - même s’il ne s’agit pas d’une star - peut nuire à la performance de l’unité de diverses manières. Cela peut perturber les tâches ou les routines de travail de cette unité, changer la culture ou la cohésion de groupe et même encourager d’autres collaborateurs de l’unité à rechercher également de nouvelles opportunités. Les managers peuvent aussi être particulièrement sensibles au départ d’employés vers d’autres unités car ils se retrouvent souvent en concurrence entre gestionnaires pour des ressources internes limitées, y compris pour les talents.

De plus, les managers sont rarement réprimandés pour la thésaurisation. De nombreuses organisations disposent de systèmes de notation formels qui font la distinction entre les performances commerciales et les capacités de leadership. L’idée derrière l’évaluation des managers sur leur leadership est que cela les encouragerait à investir dans le développement de leurs subordonnés, ce qui demeure une excellente idée en théorie. Dans la pratique, cependant, presque tous les managers obtiennent la note de passage requise pour leur leadership, mais, lorsque vient le temps de décider quels managers récompenser, l’accent est presque entièrement mis sur la performance commerciale. En d’autres termes, la performance commerciale est une "nécessité", tandis que le développement des employés vient en seconde position.

En conséquence, les managers deviennent naturellement "territoriaux" lorsqu’il s’agit de retenir leurs employés les plus précieux, principalement motivés par l’incertitude quant à leur capacité à les remplacer par d’autres a minima aussi performants. En effet, de nombreux managers affirment qu’ils seraient prêts à laisser un collaborateur évoluer au sein de l’entreprise et à soutenir activement son évolution de carrière s’ils savaient qu’ils pourraient lui trouver un remplaçant convenable.

  1. Pourquoi est-il nécessaire de soutenir le développement des collaborateurs

Dans une étude portant sur près de 100.000 candidatures internes pour environ 10.000 postes vacants affichés par plus de 3.000 responsables de recrutement dans une entreprise américaine, il a été constaté que les managers dont les subordonnés bénéficiaient d’un taux de mobilité interne élevé recevaient beaucoup plus de propositions, émanant particulièrement des employés les mieux notés, lorsqu’un poste se libérait au sein de leur équipe[2]. Ces managers ont également reçu davantage de candidatures de collaborateurs occupant d’autres fonctions, ce qui conduirait à de nouvelles idées et compétences susceptibles d’aboutir à des solutions innovantes.

De plus, ces effets persistaient même lorsque les managers changeaient de position. Il a ainsi été observé que les managers qui aidaient leurs anciens subordonnés à obtenir une promotion recevaient systématiquement des candidats plus nombreux, meilleurs et plus diversifiés sur le plan fonctionnel lorsqu’ils prenaient pour la première fois la tête d’une nouvelle équipe.

A contrario, les managers qui ne parvenaient pas à soutenir les promotions de leurs subordonnés avaient beaucoup plus de mal à attirer les talents dans leurs équipes. Les employés évitaient alors activement de postuler à des postes offerts par ces managers dont généralement les équipes présentaient des taux de roulement élevés, partant du principe que leurs subordonnés quittaient l’entreprise en raison du fait qu’ils n’étaient pas soutenus dans leur développement de carrière.

Par ailleurs, il convient également de distinguer entre les deux principaux types de promotions accordées, soit les nominations qui amènent les salariés à travailler pour d’autres managers et celles qui permettent aux collaborateurs de continuer à relever du même responsable. Il peut advenir que les managers donnent à un employé un meilleur titre et parfois une légère augmentation de salaire pour qu’il continue à faire le même travail. En d’autres termes, il s’agit de promotions déguisées, destinées simplement à maintenir les salariés un peu plus longtemps dans l’équipe. En ce sens, tandis que les managers habitués à soutenir les promotions conduisant à travailler avec d’autres gestionnaires attirent davantage de candidatures internes de qualité, ceux qui accordent des promotions symboliques pour fidéliser les travailleurs n’y voient aucun effet positif.

En effet, notre conclusion en la matière demeure assez simple, mais néanmoins intéressante dans la mesure que, lorsqu’un employé réfléchit à l’opportunité de postuler à un emploi vacant, même interne, il ne se demande pas seulement si cet emploi l’aidera à faire progresser sa carrière dans l’immédiat, mais aussi si ce nouveau poste lui permettra de briguer une évolution robuste de sa carrière dans le futur.

  1. Implications pour les managers

L’un des principaux enseignements est que la thésaurisation des talents est néfaste pour les organisations, les employés et les managers eux-mêmes. Plus précisément, les managers doivent garder à l’esprit les fondamentaux ci-après lorsqu’ils évaluent leur propre performance en matière de leadership.

Les managers doivent être prêts à renoncer aux collaborateurs stars s’ils veulent devenir des aimants à talents. Même si cela peut sembler être un gain, la thésaurisation des talents est une stratégie perdante à long terme pour les managers. Les gestionnaires qui accumulent des talents finissent de toutes les manières par les perdre, souvent parce que ces employés finissent tout simplement par quitter l’organisation. Même avant de partir, ces collaborateurs peuvent devenir moins productifs en raison d’un manque de motivation et du temps passé à chercher un emploi externe. Plus important encore, ces managers réputés pour bloquer les carrières traîneront une mauvaise réputation selon laquelle personne ne veut travailler avec eux, ce qui limitera leur capacité à progresser dans leur propre carrière.

Laisser les gens avancer est bon aussi bien pour les organisations que pour les managers. Les grands cabinets d’avocats sont réputés pour privilégier la fidélisation de leurs associés. Pourtant, lorsque leurs pairs partent pour des postes plus élevés dans d’autres structures, le cabinet "perdant" est en réalité "gagnant" dans la mesure où d’autres avocats en viennent à considérer ledit cabinet comme une rampe de lancement pour une carrière réussie et souhaitent fortement y travailler[3]. Cela implique que les cabinets d’avocats qui soutiennent l’avancement externe bénéficient d’un afflux constant d’employés de haute qualité au sein de leur cabinet.

D’une manière similaire, les employés savent réellement quels managers sont les plus aptes à promouvoir leurs employés et lesquels sont les plus susceptibles de recourir à la thésaurisation, ce qui affecte la capacité d’être en mesure d’attirer ou non les meilleurs.

Les employés savent parfaitement quels managers accumulent les talents et bloquent les carrières. Les employés identifient facilement quels gestionnaires sont les plus efficaces pour promouvoir leurs subordonnés et ciblent leurs intérêts en conséquence. Ils souhaitent ainsi travailler pour des managers qui les font réellement progresser et sont moins intéressés par ceux qui leur confèrent des titres prestigieux et des augmentations de salaire, mais sans nouvelle responsabilité réelle.

La thésaurisation coûte chère. Accumuler des talents peut s’avérer extrêmement coûteux pour les organisations, surtout compte tenu des divers investissements qu’elles auraient pu réaliser pour promouvoir la mobilité interne. L’augmentation du turnover volontaire au début de la décennie, suivie par l’incertitude économique, a conduit les organisations à valoriser plus que jamais leurs talents. Des décennies de recherche ont montré que la meilleure façon d’inciter les employés à rester est de leur montrer qu’ils peuvent progresser dans leur carrière au sein de l’organisation. Pourtant, année après année, les employés déclarent que la principale raison pour laquelle ils quittent une entreprise est le manque d’opportunités d’évolution de carrière.

De nombreuses entreprises ont résolu ce problème en créant des marchés de talents qui facilitent la mobilité interne en rendant les opportunités visibles aux employés et les employés audibles auprès des responsables de recrutement. Les managers peuvent ainsi publier des offres d’emploi sur un site de recrutement interne et les collaborateurs peuvent se proposer eux-mêmes en postulant à des emplois correspondant à leurs qualifications et préférences. Les recherches scientifiques ont montré que ces marchés sont incroyablement efficaces pour générer des correspondances "personne-emploi" de haute qualité. Des marchés de recrutement interne fluides augmentent la rétention et permettent à l’entreprise de garantir que les talents circulent efficacement vers les domaines où ils sont les plus susceptibles de créer de la valeur tout en réduisant les coûts de recrutement et la durée pendant laquelle un poste reste vacant.

Lorsque les managers accumulent les talents, ils limitent ainsi la liberté de mouvement des personnes sur ces marchés, étouffant les innovations disruptives souvent engendrées à la suite d’évolutions fonctionnelles.

De plus, les postes critiques prennent ainsi plus de temps à être pourvus en raison du fait que les responsables de recrutement doivent se tourner vers l’extérieur, sans compter les coûts de recrutement de plus en plus importants notamment dans les grandes organisations.

  1. Vers le développement des talents

Les organisations qui souhaitent décourager la thésaurisation devraient sérieusement inciter les managers à accompagner l’éclosion de leurs employés et à faciliter leur avancement dans d’autres domaines de l’entreprise. Peu d’organisations semblent disposer de mécanismes visant à récompenser officiellement les managers pour le développement de leurs collaborateurs.

Une façon d’améliorer l’évolution des employés consiste à renforcer les évaluations en matière de leadership, ce qui nécessite souvent un changement à grande échelle de la culture organisationnelle. Les organisations pourraient récompenser financièrement les managers qui promeuvent leurs employés ou mieux offrir des reconnaissances moins transactionnelles et davantage transformationnelles. En ce sens, la haute direction peut identifier, grâce à un ensemble d’indicateurs, les managers les plus efficaces pour faire progresser leurs employés et comprendre dans les détails pourquoi et comment ils réussissent autant. Les dirigeants peuvent ensuite cibler les managers les moins performants et partager avec eux les idées de leurs pairs les plus en avance.

En conclusion, il est nécessaire d’encourager les managers à réfléchir au temps et à l’énergie qu’ils doivent consacrer à leurs subordonnés pour leur offrir des opportunités d’évolution de carrière et d’avancement, accroissant leur visibilité et les aidant à tisser des liens internes, ce qui constitue un investissement non seulement dans l’avenir de leurs collaborateurs, mais aussi dans le leur. Notre conseil aux employés est également d’aider son entreprise à identifier les "accumulateurs" de talents et à agir. Cela permettra à tout le monde de progresser.


[1] T.M. Gardner, T.P. Munyon, P.W. Hom, et al., “When Territoriality Meets Agency: An Examination of Employee Guarding as a Territorial Strategy,” Journal of Management 44(7), September 2018: 2580-2610.

[2] JR Keller and K. Dlugos, “Advance ’Em to Attract ’Em: How Promotions Influence Applications in Internal Talent Markets,” Academy of Management Journal 66(6), December 2023: 1831-1859.

[3] D. Tan and C.I. Rider, “Let Them Go? How Losing Employees to Competitors Can Enhance Firm Status,” Strategic Management Journal 38(9), September 2017: 1848-1874.

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