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Abdou Filali-Ansary

Philosophe et islamologue marocain.

Le grand penseur Abdou Filali Ansary. ©Fondation Abou Bakr El Kadiri

La leçon d'Ibn Khaldoun

Le 14 avril 2025 à 11h35

Modifié 14 avril 2025 à 11h35

Le regard perçant d’Ibn Khaldoun sur l’histoire, le pouvoir et la langue continue d’éclairer nos débats contemporains. Relire son œuvre, c’est interroger nos certitudes et mieux comprendre nos réalités.

En tant que maghrébins, nous sommes fiers d'Ibn Khaldoun. Et nous avons raison. Il a effectivement ouvert des pistes auxquelles personne n’avait pensé auparavant et profondément changé la manière dont nous interprétons les événements autour de nous.

Son livre, au titre trop long pour nos habitudes d’aujourd’hui, peut être ramené à ceci : Le livre des exemples (Kitab al’Ibar). Ce livre a été traduit dans plusieurs langues et commenté par d’innombrables chercheurs. Son auteur a cherché à nous éveiller à certaines choses et à nous aider à apprendre de véritables leçons de l’histoire. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons retenir trois au moins parmi ces leçons :

  1. La nécessité de garder un esprit critique vis-à-vis des récits portant sur des moments du passé. Certes, pour Ibn Khaldoun (contrairement à Aristote et à d’autres philosophes pour lesquels l’histoire ne permet pas d’accéder à des vérités universelles), l’histoire est un art noble puisqu’elle nous introduit aux expériences de générations révolues et nous permet d’en dégager des leçons (en l’occurrence, des exemples) fort utiles. Toutefois, certains récits comportent des erreurs massives qui sont souvent détectables par une raison attentive, comme certaines exagérations criantes des nombres de soldats impliqués dans les batailles de l’époque.
  2. Le pouvoir politique repose toujours sur une capacité de contraindre les multitudes. Dans un passage remarqué et commenté par de nombreux contemporains, Ibn Khaldoun identifie trois régimes politiques, tous définis par la capacité de contraindre des multitudes : le premier visant essentiellement à favoriser les désirs d’un individu (appelons-le comme soumis au caprice du prince), le second opérant en poursuivant ou servant des intérêts rationnels d’une communauté et le dernier au service de la communauté dans sa vie d’ici-bas et dans l’au-delà, à savoir au service d’une communauté conformément aux dispositions de la loi religieuse. Celle-ci offre bien, dans les contextes musulmans, des restrictions aux pouvoirs de contraindre que détient le pouvoir politique (du moins au point de vue normatif, la réalité pouvant être très différente). Un sociologue allemand de la fin du XIXe siècle/début du XXe a décrit cette capacité comme « monopole de la violence légitime » que les Etats s’attribuent.

Toutefois, entre violence comme capacité de contraindre les masses et comme monopole d’un Etat, la différence est immense. L’une des caractéristiques principales de l’Etat moderne est justement que l’exercice de la violence est formellement défini par des lois et dépend bien moins des capacités des pouvoirs en place. Les révoltes fiscales d’autrefois, qui invoquaient les prescriptions religieuses pour s’opposer aux prélèvements imposés par les pouvoirs de fait, semblent avoir complètement disparu.

  1. La langue parlée dans les centres urbains du Maghreb n’est pas l’arabe formel des lettrés. Autrement dit, malgré les similitudes qu’on peut observer entre les vocabulaires de l’une et de l’autre, il s’agit de langues différentes par leurs structures. On ne peut nier que les emprunts de la langue courante (darija) à la langue formelle des lettrés (fus-ha) soient massifs. Il n’empêche que bien des caractéristiques les séparent, au point que ceux qui maîtrisent l’une sont incapables de comprendre l’autre. C’est le cas de nombreux professeurs d’arabe originaires du Proche-Orient qui, convaincus d’avance que le parler des maghrébins est dérivé de l’arabe normatif, sont "choqués" de découvrir qu’il n’en est rien et que leur maîtrise de la langue originelle ne leur permet nullement de comprendre le parler en question.

A ce propos, on voit bien qu'Ibn Khaldoun a franchi un obstacle que bien des lettrés de notre temps refusent de voir : celui de la distance entre l'émerveillement (mêlé à une dose de narcissisme) pour une éloquence artificielle d’une part et, d’autre part, le réalisme que dicte l’observation des faits. Entre l’émerveillement face à un langage formel sophistiqué et un simple réalisme devant des pratiques linguistiques spontanées et vivantes, la distance est immense. Pour beaucoup de lettrés, même de nos jours, la langue vivante de communication spontanée ne mériterait pas d’être considérée comme telle. Ces lettrés préfèrent s’accrocher aux privilèges qui accompagnaient la maîtrise de la langue formelle et traitent (encore !) avec mépris la langue des échanges quotidiens des masses incultes (‘amia).

Faut-il nous plaindre, encore une fois, de ce que les leçons les plus pertinentes de l’un des nôtres aient profité plus à nos vis-à-vis, à l’Europe occidentale, plutôt qu’à nous-mêmes ? En fait, l’héritage des grands penseurs d’autrefois appartient à l’humanité entière et, à part la fierté mentionnée plus haut, ne peut être invoqué de cette manière.

Quelles raisons peut-on trouver à l’"entêtement" des lettrés attachés à ces vues ? Est-ce, comme l’affirment les lettrés en question, parce qu’il s’agit d’une composante essentielle de l’identité collective des populations concernées ? Les lettrés d’aujourd’hui, qui se font des défenseurs farouches d’une conception de la langue comme un dépôt d’une culture nationale, ne se rendent pas compte qu’ils vivent, sans s’en rendre compte, dans le cadre d’une idéologie apparue en Europe occidentale au XIXe siècle, suivant laquelle l’humanité serait composée de nations ayant chacune son histoire, sa culture et sa langue, le tout lui donnant une "âme" particulière. Ils sont également comme "hantés" par un spectre particulier, celui du latin, devenu une langue morte après que les lettrés européens ont opté pour les vernaculaires dominants autour d’eux et qu’ils ont abandonné la langue des élites savantes que constituait le latin. En d’autres termes, ils ont peur que l’arabe normatif subisse le même sort que le latin si les parlers courants sont mis en service et qu’on perde, en conséquence, l’accès à une littérature abondante et riche accumulée au cours des derniers siècles, ainsi qu'aux contacts directs avec les lettrés du Proche-Orient arabe.

Comme si l’histoire devait toujours se répéter dans toutes sortes de contextes, malgré les différences qu’ils peuvent présenter. En fait, dans le contexte maghrébin en particulier, des formes de multilinguisme ont dominé depuis longtemps. Les Maghrébins se sont exprimés autant dans des langues locales (l’amazighe, la darija) que dans des langues étrangères et ont excellé dans divers genres et formes d’expression. Est-il difficile d’imaginer qu’une mise à l’écrit des langues vernaculaires, amazighe et darija, puisse garder à l’arabe normatif son rôle dans les échanges formels et même que cette mise à l’écrit, ordonnée, améliore les capacités des jeunes générations dans cette noble langue ?

En fin de compte, qu’est-ce qu’une langue ? Une expression d’une identité collective ou bien une sorte de "boîte à outils" ? En fait, elle est les deux à la fois et il est temps de tirer quelques leçons des remarques d'Ibn Khaldoun.

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