Interrompre son interlocuteur: les fondements psychologiques d'une incorrection

Le 26 octobre 2020 à 13h37

Modifié 11 avril 2021 à 2h48

LONDRES – Mais derrière la tactique qui consiste à couper la parole à un contradicteur et à l’interrompre, se cachent de puissants ressorts psychologiques. Est-il possible que ces deux meneurs de campagne expérimentés, Trump, notamment, aient tenté de les mobiliser à leur avantage afin de paraître plus dominateurs et sûrs d’eux-mêmes?

Le simple fait que les organisateurs du débat aient cherché une solution technique laisse penser qu’interrompre pourrait être une tactique beaucoup plus efficace qu’on ne le croit généralement. Il semble que les stratèges politiques et psychologiques des deux équipes de campagne la considèrent de plus en plus comme une arme rhétorique. Que savent-ils que nous ne saurions pas?

La recherche en psychologie a démontré, avec l’aide d’expériences scientifiques, que ceux qui interrompent sont considérés par l’auditoire comme plus capables, plus confiants en eux-mêmes, plus dominateurs et plus persuasifs. Mais ces avantages ont un prix, car ceux qui interrompent sont aussi considérés comme moins sympathiques et moins séduisants.

En pleine pandémie, certains électeurs peuvent préférer le candidat le plus dominateur et accorder moins d’importance à son côté sympathique ou antipathique. Ainsi les conséquences psychologiques des interruptions peuvent-elles être positives (on paraît plus assuré) et négatives (on se montre grossier). Il n’est pas sans intérêt d’ajouter que c’est encore plus vrai des interruptrices.

Certaines enquêtes ont conclu que les hommes (notamment lorsqu’ils se montrent intrusifs) interrompent plus souvent que les femmes. D’autres études indiquent que les femmes sont plus souvent interrompues que les hommes, et que ces derniers interrompent beaucoup plus souvent des femmes que d’autres hommes. Mais la nature exacte de l’interruption et le moment où elle survient ont une grande importance.

La perception d’une interruption

Les différents types d’interruptions ont des effets distincts. Les interruptions brutales et "intrusives" tentent de changer de sujet ou d’empêcher l’autre de s’exprimer. Les interruptions "de chevauchement" sont celles qui s’adressent à une personne qui est sur le point de terminer son argumentaire. Il existe même des interruptions dites "d’un silence", lorsque, par exemple, une personne oublie momentanément le mot qu’elle recherche ou marque un temps d’arrêt pour trouver l’expression juste; son adversaire s’empresse alors de combler le trou, et détourne la conversation.

Une expérience psychologique récente portant sur les différents genres d’interruption a montré que, de façon surprenante, un public évaluait plus positivement les interruptions dites "de désaccord" (probablement les plus nombreuses lors du premier débat Trump-Biden) que celles dites "de changement de sujet". Cette évaluation positive persistait pour des interruptions fréquentes.

On peut, selon les expérimentateurs, expliquer cette attitude par la perception d’une interruption "de désaccord" comme l’indication, au moins, d’une forte implication dans la question débattue, qui ne trahit pas nécessairement le même manque de respect pour son interlocutrice ou son interlocuteur que de lui couper brusquement la parole pour changer de sujet. En d’autres termes, certaines façons d’interrompre sembleraient justifiées.

Mais comme tactique de débat dont le but est la défaite rhétorique d’une opposante ou d’un opposant, l’interruption cache des ressorts psychologiques puissants. Si vous savez que votre adversaire cherche à vous interrompre et guette à chaque instant l’occasion de vous ôter la parole, il est possible que vous parliez plus vite que vous ne l’auriez fait en temps normal. La crainte de lui fournir, par un "silence", l’occasion de vous interrompre, peut vous conduire en un territoire de conversation qui ne vous est pas familier, et vous faire buter sur les mots, vous pousser au lapsus, toutes gaffes que votre adversaire pourra exploiter.

Avoir un talent pour interrompre 

En outre, si vous vous rendez compte que votre contradicteur est en train de vous interrompre et de gagner sur vous du temps de parole, vous pouvez vous sentir poussé à répondre de la même façon. Mais si vous n’avez pas son talent pour interrompre, vous saurez moins bien choisir votre moment et l’occasion que vous aurez choisie peut alors donner de vous une image défavorable. C’est à vous qu’on imputera, finalement, un comportement grossier.

Il existe même une tactique d’interruption qui consiste à dire qu’on est d’accord. Cela peut surprendre l’autre intervenant au point de lui faire marquer un temps d’arrêt: on saisit alors l’occasion d’expliquer que ce n’est pas avec ce qu’il pensait qu’on est d’accord. S’il vous coupe à son tour la parole alors que vous venez de dire que vous étiez de son avis, c’est lui qui semble désormais chercher le conflit et la confrontation.

La véritable force psychologique de l’interruption n’apparaît peut-être même pas dans les propos échangés lors des débats présidentiels, mais réside plutôt dans sa capacité à troubler le raisonnement de l’autre candidat. C’est là qu’est le vrai danger: les interruptions ont atteint leur but lorsqu’elles vous ont empêché de penser clairement.

Mais il est un élément plus subtil et peut-être plus profond dans l’interruption: elle établit entre deux personnes qui dialoguent une relation de pouvoir, peut-être même au niveau de l’inconscient. On sait que dans une hiérarchie, par exemple au bureau, les supérieurs ont plus tendance à interrompre leurs subordonnés que ces derniers n’ont l’habitude d’en faire autant. Certaines personnes, notamment celles qui montrent le plus de goût pour le pouvoir, peuvent s’en tenir à certains niveaux d’interruption afin d’être en mesure d’apprécier qui elles peuvent dominer, et qui elles ne le pourront pas.

Des recherches récentes ont montré que ceux qu’on nomme des psychopathes "infracliniques" (des personnes, peut-être, qui dirigent des organisations plutôt que de cambrioler des banques), parviennent à découvrir qui les interrompt le plus souvent, se montrant par la suite moins intéressés à établir une relation d’exploitation avec celles ou ceux qui leur ont coupé la parole. En d’autres termes, si l’on interrompt un psychopathe plus souvent qu’il n’y est habitué lorsqu’il déroule ses arguments, il le remarque rapidement, en conclut qu’il est plus difficile de nous manipuler ou de nous utiliser et choisit d’autres cibles.

Ainsi lorsque Trump interrompait Biden lors des deux débats, beaucoup plus de choses étaient en jeu, sous la surface des apparences, qu’une simple question d’incorrection.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

© Project Syndicate 1995–2020
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