Affaire Ghosn... : La diplomatie des arrestations

Le 30 janvier 2019 à 13h05

Modifié 11 avril 2021 à 2h51

Les gouvernements japonais et canadien n'ont pas réussi à gérer efficacement les implications pour la réputation, l'économie et la géopolitique des poursuites judiciaires intentées contre le président de Nissan, Carlos Ghosn, et le directeur financier de Huawei, Meng Wanzhou. Et, dans un monde globalisé, les risques liés à de tels cas vont probablement augmenter.

CANBERRA – Le 19 novembre, Carlos Ghosn, le président du conseil d’administration et ancien PDG de Nissan, était arrêté à l’aéroport Haneda de Tokyo, soupçonné de dissimulation de revenus à l’administration fiscale japonaise et de détournements de fonds; il est resté en prison. Moins de deux semaines plus tard, Meng Wanzhou, directrice financière du groupe chinois Huawei et fille du fondateur de l’entreprise, était arrêtée lors d’une correspondance à l’aéroport de Vancouver, accusée par les États-Unis d’avoir violé les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran ; libérée sous caution, elle attend désormais un jugement d’extradition.

Techniquement, les deux cas n’ont aucun rapport. Mais tous deux soulignent une vérité frappante: dans un monde globalisé, les procédures judiciaires en cours dans un pays peuvent avoir des répercussions internationales majeures.

Avec l’arrestation de Ghosn, le système judiciaire japonais a comparu devant la cour de l’opinion mondiale. De fait, de nombreux éléments, comme le droit d’être assisté d’un avocat durant un interrogatoire, qui garantissent un procès équitable dans la jurisprudence anglo-américaine, ne se retrouvent pas au Japon. Comme le souligne Makoto Endo, l’un des grands pénalistes japonais, la justice criminelle nippone fonctionne sur le principe de la "culpabilité jusqu’à ce qu’elle soit prouvée".

Mais la réalité semble pire encore: un taux de condamnation de 99% (parmi les accusés) laisse penser que les procureurs et les tribunaux japonais pourraient d’abord chercher à s’entendre plutôt qu’à collaborer pour rendre la justice. Ainsi les requêtes des procureurs pour une prolongation de garde à vue (au-delà de vingt-trois jours) sont-elles rarement rejetées, et la libération sous caution rarement accordée. Nombre de suspects libérés sous caution sont arrêtés une seconde, voire une troisième fois, sous de nouveaux chefs d’inculpation, jusqu’à ce que leur confession soit obtenue.

Les problèmes que pose le système judiciaire japonais ont été sous les feux de l’actualité depuis l’arrestation de Ghosn. Le 8 janvier, recourant à une disposition constitutionnelle rarement invoquée, celui-ci faisait sa première apparition devant le tribunal et rejetait en bloc les accusations, "non fondées et non prouvées". A en juger par ses arguments, développés dans une allocution de dix minutes, sa réfutation semblait plus plausible que les poursuites intentées contre lui. Mais il demeure en prison.

La tenue dans laquelle Ghosn s’est rendu au tribunal – menotté, une cordelette lui servant de ceinture, portant des chaussons en plastique – a ravivé ce qui était déjà devenu pour le Japon un désastre en terme d’image publique. Pourtant, le 10 janvier, les procureurs ont retenu contre lui deux nouveaux chefs d’inculpationIl pourrait désormais demeurer six mois en prison avant que son procès ne commence. Si l’on voit le bon côté des choses, ont peut considérer que le procès Ghosn contribuera à réorienter le système judiciaire japonais afin de mieux équilibrer les droits de l’accusation et de l’accusé. Mais une telle évolution n’est envisageable qu’en cas d’acquittement.

Pour ce qui concerne l’arrestation de Meng, les conséquences internationales sont plus tangibles: le Canada est devenu l’un des champs de bataille de la guerre à la fois commerciale et technologique que se livrent Chinois et Américains. Et le président des Etats-Unis Donald Trump a lui-même politisé l’affaire en déclarant qu’il pourrait intervenir dans le dossier si cela contribuait à restaurer de bonnes relations entre son pays et la Chine. En d’autres termes, il a fait de Meng une monnaie d’échange dans l’escalade du conflit bilatéral.

Comme le fait remarquer Jeffrey D. Sachs, il est rare qu’on arrête aux États-Unis des dirigeants d’entreprises pour des irrégularités attachées à l’exercice leur fonction (et non pour des délits comme l’enrichissement personnel illicite dont ils peuvent être tenus pour directement responsables). Huawei est la première entreprise internationale chinoise dans le secteur des technologies de pointe, et elle est devenu l’un des principaux acteurs mondiaux de la 5G. Les États-Unis, comprenant qu’ils sont en train de perdre leur avantage compétitif, s’agitent pour le regagner, utilisant leur poids financier global.

Ainsi, tandis que le dossier de Ghosn expose aux yeux du monde ce que Brad Adams, directeur pour l’Asie de l’ONG Human Rights Watch, qualifie de "système de 'justice d’otage' longtemps oublié", en vigueur au Japon, l’arrestation de Meng a été condamnée par certains comme une tentative de "kidnapping" et de "prise d’otage politique". Cela n’a rien de surprenant. Imaginons que la Chine impose des sanctions unilatérales à des entreprises ayant des activités à Taïwan, et exige l’arrestation de leurs dirigeants dans des pays tiers comme le Japon ou la Corée du Sud.

Le dossier Meng soulève trois questions fondamentales. Les couloirs des correspondances doivent-ils fonctionner dans les aéroports comme des pièges judiciaires tendus aux voyageurs? Pourquoi le Canada a-t-il accepté de donner à la loi des Etats-Unis la prééminence sur la loi canadienne, chinoise ou internationale? Pourquoi la Chine tolérerait-elle l’arrestation unilatérale au Canada d’une des ces ressortissantes les plus en vue, qui n’a violé ni la loi canadienne, ni la loi chinoise, ni le droit international?

La Chine ne prend assurément pas à la légère l’arrestation de Meng. A l’instar des Etats-Unis, elle ne répugne pas à user de son poids diplomatique, de sa puissance militaire ou de sa force financière pour protéger ses intérêts. Les autorités chinoises ont d’ores et déjà arrêté deux ressortissants canadiens en représailles, et au début du mois, la condamnation de Robert Lloyd Schellenberg, citoyen canadien, à quinze ans de prison pour trafic de drogue a été aggravée en appel à la peine de mort.

Faisant écho à la position du Premier ministre canadien Justin Trudeau sur l’arrestation de Meng, le porte-parole du ministère chinois de Affaires étrangères, Hua Chunying – qui avait qualifié le dossier Meng de "procédure judiciaire abusive" – a rejeté l’appel à la clémence envers Schellenberg lancé par le Canada. Soucieux de respecter l’état de droit, a annoncé Hua, le gouvernement chinois n’interviendra pas dans la procédure judiciaire.

Les représailles de la Chine contre le Canada sont aussi peu justifiées qu’elles étaient prévisibles. Il est après tout moins risqué et moins coûteux pour elle de s’en prendre au Canada qu’aux Etats-Unis. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait pas l’intention de défier les Etats-Unis, notamment s’ils persistent dans ce qui commence d’apparaître comme une stratégie d’endiguement.

La Chine n’est pas seule. Les pays non occidentaux n’ont pas soutenu le Canada dans l’affaire Meng, ce qui marque un renforcement du choc des cultures politiques. De fait, un nombre croissant de pays non démocratiques, dont la Chine, testent depuis quelque temps les normes de comportement des puissances telles qu’elles ont été établies, surveillées et arbitrées par les Occidentaux.

Les gouvernements canadien et japonais ne sont ni l’un ni l’autre parvenus à contrôler les conséquences des affaires Meng et Ghosn sur leur réputation, leur position économique et leur influence géopolitique. Et de telles affaires, dans le monde interconnecté où nous vivons désormais, sont probablement loin d’être les dernières. Pour empêcher qu’elles ne prennent les proportions d’incidents internationaux potentiellement perturbants, une diplomatie créative – préoccupée de trouver le point d’équilibre entre les valeurs du droit et les intérêts de la géopolitique – est vitale.

Traduit de l’anglais par François Boisivon 

© Project Syndicate 1995–2019

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