Le point sur l'évolution de la titrisation au Maroc avec Houda Chafil
Créé au Maroc il y a vingt ans, le marché de la titrisation a connu de fortes évolutions de son cadre réglementaire, notamment en 2013. Ces dernières années, le secteur a également été l'objet de nombreux développements du point de vue opérationnel. Premièrement, avec l'introduction en 2018 d'une nouvelle forme de titrisation, à savoir celle qui couvre les dimensions investissements et financements participatifs à travers les certificats de sukuk. Puis plus récemment, en 2022, avec celle visant à accorder des financements directs à des établissements initiateurs en vue d’acquérir ou détenir des actifs, ou de réaliser des investissements.
Quelles sont les grandes tendances de développement de ce secteur encore peu connu du grand public, et comment le marché s'est-il comporté lors de ces trois dernières années marquées par des instabilités successives ? Médias24 a pu s'entretenir avec Houda Chafil, directrice générale de Maghreb Titrisation et présidente de l'Association des gestionnaires de fonds de titrisation (AGFT), pour faire le point sur l'évolution de cette industrie et ses leviers de croissance dans les années à venir. Entretien.
Médias24 : Pour les néophytes, pourriez-vous décrire brièvement ce qu’est la titrisation ? Depuis quand cette industrie existe-t-elle au Maroc ?
Houda Chafil : La titrisation existe au Maroc depuis le début des années 2000 et a connu plusieurs évolutions réglementaires. La plus importante date de 2013 et a fait de la titrisation un financement structuré et sécurisé qui permet aux opérateurs économiques (publics et privés), appelés dans notre jargon des établissements initiateurs, de se financer à travers des levées de fonds sur le marché des capitaux par l’intermédiaire des fonds de placements collectifs en titrisation.
Le fonds de titrisation est ainsi une entité juridique ad hoc, créée spécialement pour les besoins de l’opération de financement d’un établissement initiateur. Le financement via la titrisation peut prendre plusieurs formes.
Premièrement, la forme la plus connue (même à l’échelle internationale), dite classique, consiste en la cession définitive ou temporaire d’actifs par des établissements initiateurs en faveur d’un fonds de titrisation. Cette forme de titrisation permet ainsi à un établissement initiateur de "monétiser" ou "refinancer" des actifs généralement illiquides qu’il détient dans son bilan, à travers leur cession à un fonds de titrisation en contrepartie d’un prix d’acquisition.
La deuxième forme, dite synthétique est beaucoup plus récente (opérationnelle depuis 2020). À la différence de la titrisation classique, l’établissement initiateur garde dans son bilan les actifs (généralement des créances), dont seul le risque de financement est transféré à un fonds de titrisation. La titrisation synthétique n’apporte donc pas de cash à l’établissement initiateur. Elle sert plutôt à garantir le risque de son portefeuille client. Si la titrisation classique est ouverte à tous types d’opérateurs, la titrisation synthétique est destinée seulement aux établissements de crédit, à la CDG, à la société nationale de garantie et de financement de l’entreprise (ex CCG), aux institutions financières internationales autorisées à exercer des opérations de financement au Maroc, aux associations de microcrédit et, enfin, aux EEP.
La troisième forme, opérationnelle depuis le deuxième semestre 2022, consiste à accorder des financements directs à des établissements initiateurs en vue d’acquérir ou détenir des actifs, ou de réaliser des investissements. Appelés communément "fonds de dettes", cette nouvelle génération de fonds permet aux investisseurs qualifiés de financer directement les projets d’investissement, à l’instar des financements bancaires.
La quatrième forme de financement via la titrisation couvre les dimensions investissements et financements participatifs, à travers les certificats de sukuk qui permettent aux opérateurs économiques de se financer sur le marché des capitaux via des instruments conformes à la Charia et d'attirer des investisseurs participatifs. Trois catégories de certificats de sukuk sont opérationnelles à ce jour, à savoir les certificats de sukuk Ijara, les certificats de sukuk d’investissement et les certificats de sukuk de financement.
- Quelles sont les natures d’actifs que vous transformez en titres ? Et de quels types de titres s’agit-il ? Décrivez-nous le processus de titrisation brièvement.
- La notion de transformation d’actifs en titres n’est valable quasiment que pour la titrisation classique : les actifs sous-jacents peuvent prendre la forme de créances, d’actifs immobiliers ou mobiliers, de stocks, de titres de participations, etc. Ce prix d’acquisition est versé par le fonds de titrisation à l’établissement initiateur, grâce justement au produit d’émission des titres sur le marché des capitaux.
Les investisseurs du fonds sont rémunérés et remboursés à partir des cash flows générés par les actifs titrisés. Par exemple, s’il s’agit de créances, ce sera les encaissements versés au fonds suite au recouvrement de ces créances. S’il s’agit d’actifs immobiliers, ce sera les loyers générés par ces actifs. S’il s’agit de titres de participation, ce sera les dividendes, etc.
Pour la titrisation synthétique : la garantie du fonds de titrisation porte sur des portefeuilles d’engagements couverts qui peuvent prendre la forme de créances ou d’engagements par signature sur des contreparties bien identifiées. Le fonds de titrisation devient ainsi une sorte de "garant" vis-à-vis de l’établissement initiateur, et supporte de ce fait tous les retards ou défauts de paiement des engagements des clients de l’établissement initiateur envers ce dernier.
Par ailleurs, et pour les fonds de dettes et les fonds émetteurs de certificats de sukuk, de nouvelles dimensions d’investissement et de financement direct sont introduites. Ainsi, la titrisation ne sert plus qu’à transformer en titres des actifs déjà existants dans le bilan des établissements initiateurs. Elle sert désormais à financer l’acquisition ou l’investissement de nouveaux actifs.
- Comment s’est comporté le secteur au cours des trois dernières années de crise que nous avons vécues ?
- Force est de constater que le marché de la titrisation s’est montré résilient face aux conséquences inégalées de la pandémie liée au Covid-19. Cela témoigne de la sécurité qu’offre le mécanisme de la titrisation. En effet, la structuration des véhicules de titrisation est l’aboutissement d’un long processus de structuration et de détermination des mécanismes de couverture contre les risques potentiels pour les investisseurs. Le risque de crédit offert au marché est ainsi mieux encadré.
Pour vous donner une idée, l’année 2020, et ce malgré la pandémie, a enregistré la création de deux nouveaux fonds de titrisation d’actifs immobiliers pour un montant de levées d’environ 900 MDH.
L’année 2021 a enregistré un bond considérable à travers la création de six fonds qui ont réussi à lever un montant avoisinant les 2,9 MMDH, portant sur divers actifs sous-jacents (créances commerciales, créances bancaires, LOA). Elle a également été marquée par une grande innovation à travers la création du premier fonds de titrisation synthétique destiné au financement de l’écosystème des fournisseurs du Groupe OCP dans un contexte compliqué de crise sanitaire.
L’année 2022 a suivi le même trend, avec des levées d’environ 2,5 MMDH, en introduisant également une innovation à travers la titrisation de créances en devises.
- Quels sont les chiffres clés à retenir en 2022, pour ce qui est de la croissance et du nombre d’entreprises opérant dans le secteur ?
- Le marché compte aujourd’hui 4 sociétés de gestion de fonds de titrisation agréés par l’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC).
Depuis l’avènement de la titrisation en 2002, les opérations de titrisation réalisées ont enregistré un volume global d’émissions de l’ordre de 30 milliards de dirhams à fin 2022, au service du financement de différents établissements initiateurs (Etat, institutions financières, établissements publics et Corporate).
Depuis la genèse du marché de la titrisation, Maghreb Titrisation, en tant que société de gestion pionnière, a largement contribué à ces performances et au développement du marché en réalisant près 70% des émissions réalisées à fin 2022.
- Quels sont les enjeux de ce secteur aujourd’hui, et ses leviers de croissance dans les années à venir ?
- Le cadre réglementaire de la titrisation au Maroc a fait l’objet de plusieurs amendements qui offrent aujourd’hui des possibilités de structuration très larges, permettant de faire de la titrisation un instrument de premier ordre de financement des acteurs économiques relevant du secteur public ou privé (Etat, entreprises publiques, Corporate, PME…).
Au-delà de la titrisation classique d’actifs, les opérations de titrisation synthétiques ou d’octroi de prêts, ainsi que les émissions de certificats de sukuk, présentent de grandes opportunités de financement à développer, avec un objectif d’accélération des levées de fonds à travers ces nouvelles formes de titrisation.
L’enjeu pour nous, en tant que société de gestion du marché, est de définir et décliner, en concertation avec les différentes parties prenantes, le mode de déploiement pour les nouvelles formes de titrisation qui constituent des leviers de croissance réels pour nous, compte tenu de leur importance pour le financement de l’économie.
Ceci passerait bien sûr par la proposition au marché de structures novatrices et sécurisées, la poursuite des efforts de vulgarisation ciblés, et l’introduction de nouvelles mesures fiscales dans le cadre du PLF 2024 pour assurer la neutralité fiscale des émissions de certificats de sukuk.
Par ailleurs, l’adaptation des exigences prudentielles et de régulation permettrait une meilleure lisibilité des risques portés par les titres émis par les fonds de titrisation et un renforcement de la commercialisation du véhicule et sa liquidité.
- Il y a, dans les cartons, le projet de marché secondaire des créances en souffrance. Peut-il constituer une opportunité pour développer le secteur ? Quels en seraient les risques ?
- La titrisation des créances en souffrance, dite titrisation NPL, a fait son chemin à l’international grâce à l’émergence d’acteurs internationaux spécialisés dans l’investissement dans des véhicules de titrisation portant sur ce type de créances, dans différentes régions du monde. Ce sont généralement des fonds fermés dédiés à ces investisseurs spécialisés qui s’occupent également du recouvrement des créances titrisées. Ces investisseurs spécialisés sont dotés de système de valorisation rodés, des process de recouvrement robustes qui leur permettent de réussir et de dégager du rendement sur ce type de transactions.
Au Maroc, le cadre réglementaire permet la titrisation des créances en souffrance. Vu l’intérêt affiché par les parties prenantes pour créer un marché secondaire pour ce type de créances, il n’est pas exclu que ces acteurs internationaux commencent à s’intéresser à notre marché.
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