Augmenter la tarification de l’eau : la recette de la Banque mondiale pour éviter la panne sèche

Pour la Banque mondiale, traiter le problème de la rareté de l’eau par l'ajout de nouvelles infrastructures n’est pas suffisant. Il faut désormais relever les prix de l’eau destinée à l’agriculture pour inciter les utilisateurs à une meilleure gestion de cette ressource qui devient de plus en plus rare. Cette recette est-elle applicable ? Réponses.

Augmenter la tarification de l’eau : la recette de la Banque mondiale pour éviter la panne sèche

Le 21 juillet 2022 à 17h59

Modifié 21 juillet 2022 à 19h19

Pour la Banque mondiale, traiter le problème de la rareté de l’eau par l'ajout de nouvelles infrastructures n’est pas suffisant. Il faut désormais relever les prix de l’eau destinée à l’agriculture pour inciter les utilisateurs à une meilleure gestion de cette ressource qui devient de plus en plus rare. Cette recette est-elle applicable ? Réponses.

Dans son dernier rapport de suivi de la situation économique du Maroc, publié le mercredi 20 juillet, la Banque mondiale a fait un focus sur la problématique de l’eau dans le Royaume. Les économistes de la Banque considèrent que le pays est entré dans une phase très sensible, et que la rareté de l’eau qui va s’accentuer avec le changement climatique pèsera non seulement sur la croissance économique, très dépendante de la volatilité de la valeur ajoutée agricole, mais aussi sur la sécurité alimentaire du pays.

Le diagnostic établi par les économistes de la Banque mondiale est accablant.

« Le Maroc est l’un des pays les plus touchés par le stress hydrique au monde, un problème qui devrait s’aggraver dans les décennies à venir. Entre 1960 et 2020, la disponibilité par habitant des ressources en eau renouvelables est passée de 2.560 m3 à environ 620 m3 par personne et par an, plaçant le Maroc dans ce qui est considéré comme une situation de stress hydrique structurel (inférieur à 1.000 m3), se rapprochant rapidement du seuil absolu de pénurie d’eau de 500 m3 par personne et par an », note le rapport.

« Ce défi est appelé à s’aggraver avec le changement climatique, compte tenu de l’évapotranspiration causée par les augmentations prévues des températures annuelles moyennes (de 1,5°C à 3,5°C d’ici le milieu du siècle) et une diminution prévue des précipitations (de 10% à 20%, et jusqu'à 30% dans certaines régions). Dans ce contexte, les sécheresses peuvent devenir plus fréquentes et converger progressivement vers une condition quasi permanente. »

Ce diagnostic est bien sûr connu au Maroc. Et sa résolution est aujourd’hui une priorité nationale.

Mais, dans son rapport, la Banque mondiale a soulevé un point névralgique, que l’on n’entend pas souvent dans le débat public : le problème de la tarification de l’eau. Selon l’institution, c'est l'une des causes de la déperdition de cette ressource rare, et qui peut donc être la solution pour atténuer le risque de la panne sèche dans le pays. Une recette qui peut se montrer, d'après Javier Diaz Cassou, économiste principal de la Banque mondiale pour le Maroc, plus efficace que la politique d’investissement massif dans les infrastructures, menée actuellement par le gouvernement.

La politique des barrages est de moins de moins efficace

Avec un discours policé (comme d’habitude), la Banque mondiale émet une sorte de critique de la politique actuelle, démontrant de manière chiffrée sa faible efficience.

Comme annoncé à maintes reprises par le gouvernement et le ministre de l’Eau, Nizar Baraka, le Maroc va s’appuyer dans sa politique sur un ambitieux plan de développement des infrastructures pour minimiser l’impact des sécheresses et de la rareté de l’eau sur l’économie.

Le Plan national de l’eau 2050 prévoit d’ailleurs des investissements dans les infrastructures d’une valeur d’environ 40 milliards de dollars américains, rappelle la Banque mondiale, pour minimiser l’écart entre la demande et l’offre d’eau projetées au cours des décennies à venir.

Un plan qui comprend des projets visant à accroître la mobilisation de l’eau d’environ 4,6 milliards de m3/an d’ici 2050, principalement par la construction de nouveaux barrages et interconnexions. Il envisage également des projets visant à contenir la croissance de la demande par la modernisation des techniques d’irrigation économes en eau et la réduction des pertes dans le transport et la distribution d’eau potable.

« Continuer à augmenter la capacité de stockage peut ne pas être suffisant pour faire face efficacement au stress hydrique. Le Maroc a d’ailleurs multiplié par dix la capacité de stockage des barrages, mais on remarque que leur taux de remplissage n’arrête pas de chuter. L’addition de nouveaux barrages commence donc à être moins efficace dans un contexte de raréfaction de l’eau », explique Javier Diaz Cassou, qui tient à préciser que « les infrastructures hydriques sont nécessaires mais pas suffisantes pour résoudre le problème de pénurie de l’eau ».

Le rapport de la Banque mondiale fournit des données qui appuient ce constat : avec une capacité de stockage qui a doublé depuis le milieu des années 1990, le taux de remplissage des barrages a suivi une tendance baissière (graphe ci-dessous) pour atteindre le niveau critique de 33% début 2022.

Une tendance qui constitue une menace pour la sécurité de l’eau dans certains bassins du Maroc, comme le Souss Massa, le Tensift et le Moulouya, note le rapport de la Banque mondiale, et incite les autorités à adopter d’autres politiques.

Même le dessalement de l’eau de mer et le recours aux eaux non conventionnelles, issues de la réutilisation des eaux usées ou la récupération des eaux pluviales, ne sont pas retenus comme des options efficaces par les économistes de la banque. Le Plan national de l’eau prévoit, pour rappel, un portefeuille de projets pouvant mobiliser jusqu’à 1,6 milliard de m3 par an.

Une option que les économistes de la Banque mondiale qualifient de coûteuse, exigeant ainsi une participation plus active du secteur privé. Chose qui ne peut se concrétiser selon eux sans la révision de la structure des tarifs de l’eau.

Autre argument avancé, cette fois écologique : « Les usines de dessalement sont énergivores et nécessitent donc des investissements concomitants dans la production d’électricité. De plus, la mobilisation non conventionnelle de l’eau n’est pas neutre pour l’environnement. L’impact environnemental de l’énergie requise par les usines de dessalement peut certes être compensé si elle est produite à partir de sources renouvelables, comme prévu au Maroc. Cependant, le dessalement génère également de la saumure qui est rejetée dans l’océan, dégradant potentiellement les écosystèmes côtiers et marins », souligne le rapport de la Banque mondiale.

Quand le goutte-à-goutte produit les effets inverses !

L’adoption, ou l’élargissement des techniques d’irrigation modernes et économes en eau comme le goutte-à-goutte, n’est pas non plus retenue. Elle a eu même des résultats contre-productifs selon Javier Diaz Cassou, qui nous dit que « ce modèle commence à montrer des signes d’essoufflement ».

« Contre toute attente, l’adoption généralisée de technologies d’économie d’eau peut avoir accru les pressions sur les ressources en eau. Le Plan Maroc vert adopté depuis la fin des années 2000 a favorisé avec succès l’adoption d’équipements modernes d’irrigation à la ferme, faisant plus que tripler les surfaces cultivées sous irrigation goutte-à-goutte. L’hypothèse sous-jacente à cet effort était qu’en augmentant la productivité de l’eau, ces technologies d’irrigation pourraient aider à accroître la production agricole tout en contribuant à conserver les rares ressources en eau du pays. Dans la pratique, alors que le premier objectif a été atteint (doublement de la valeur ajoutée agricole et des exportations de fruits et légumes, selon Javier Diaz Cassou), les technologies d’irrigation modernes peuvent avoir modifié les décisions de culture de manière à augmenter plutôt qu’à diminuer la quantité totale d’eau consommée par le secteur agricole au-delà des niveaux durables », note le rapport de la Banque mondiale.

Une conséquence de cette tendance a été la surexploitation des réservoirs d’eau souterraine, « une issue inquiétante compte tenu de leur rôle traditionnel d’amortisseur auprès des agriculteurs marocains pour faire face aux chocs climatiques ».

Ce rapport contre-intuitif a été déjà théorisé, nous apprend l’économiste principal de la Banque mondiale pour le Maroc dans ce qui est communément appelé « le paradoxe de Jevons ». Un phénomène qui se produit, comme nous l’explique Javier Diaz Cassou, « quand le progrès technologique ou la politique gouvernementale augmente l’efficacité avec laquelle une ressource est utilisée, mais le coût d’utilisation défaillant augmente sa demande, annulant les gains d’efficacité ».

C’est en brossant tout ce tableau que les économistes de la Banque mondiale arrivent à la conclusion que, dans ce contexte, la solution la plus efficace pour venir à bout de ce problème de rareté de l’eau serait une régulation de la demande par les prix. Ou ce qui est appelé de manière moins directe « une meilleure valorisation de l’eau ». Le mécanisme est simple et s’inspire des dynamiques classiques du marché : quand la demande sur un produit est supérieure à l’offre, conduisant à sa rareté, la régulation se fait obligatoirement par les prix. Car seule une augmentation des prix peut freiner la demande ou la rationaliser.

Cette fatwa n’est pas nouvelle, il faut le dire. Et la Banque mondiale ne le cache pas, puisqu’elle se réfère dans sa recommandation au rapport sur le Nouveau Modèle de développement.

« Le Nouveau Modèle de développement du Maroc appelle déjà à des réformes politiques pour refléter la vraie valeur des ressources en eau et encourager des utilisations plus efficaces et rationnelles. Il souligne également la nécessité d’une plus grande transparence sur les coûts tout au long de la chaîne de l’eau, de la mobilisation à la consommation et au traitement », peut-on lire dans le rapport.

« Une révision de la tarification de l’eau pourrait en effet être une exigence cruciale pour encourager une utilisation plus rationnelle de ce qui est clairement une ressource de plus en plus rare et pour le recouvrement des coûts (...) Cela peut être particulièrement important à des fins d’irrigation, qui consomment près des quatre cinquièmes des apports d’eau totaux », insiste le rapport de la Banque mondiale.

Les grands agriculteurs paient un tarif dérisoire au m3

Une nouvelle recette de l’économie de marché concoctée par l’institution de Bretton Woods ? Pas vraiment, quand on sait que l’ancienne ministre déléguée chargée de l’Eau sous Benkirane II et secrétaire d’état chargé du même portefeuille sous El Othmani, la socialiste Charafat Afilal, appuie cette option, et nous dit avoir travaillé durant son mandat sur cette piste, mais sans résultat.

Et si la Banque mondiale est restée assez généraliste dans son diagnostic et ses recommandations, l’ancienne responsable du secteur (de 2013 à 2019) et une des figures du PPS, nous démontre que la révision de la tarification est une nécessité absolue face aux aberrations actuelles du système. Même si elle ne partage pas totalement l’avis de la Banque mondiale sur les infrastructures.

« Effectivement, il ne faut pas se baser uniquement sur les barrages. Car à part les deux bassins de Sebou et du Loukkos, l’eau qui peut être mobilisée dans les autres bassins l’est déjà. Donc, même si on construit de nouveaux barrages, on ne va pas gagner grand-chose. Cela dit, on ne peut pas arrêter d’investir dans de nouvelles infrastructures, car il y a encore de l’eau qui est perdue dans la mer. Et pour la capter, on n’a d’autre choix que de construire des barrages », explique-t-elle.

Elle tient aussi à nuancer l’avis tranché de la Banque mondiale sur les stations de dessalement de l’eau de mer en avançant que l’effet polluant peut être atténué et maîtrisé.

Mais sur la hausse des prix, elle semble plus déterminée que les économistes de la Banque mondiale, surtout quand il s’agit des grandes exploitations agricoles. Car si relèvement des tarifs il y a, il ne doit pas toucher, selon elle, l’agriculture vivrière.

« Le coût que paient les grands agriculteurs est dérisoire. Ceux qui sont desservis directement par les Offices régionaux de mise en valeur agricole (ORMVA) paient entre 0,5 à 1 dirham le m3, selon les régions. Mais les agriculteurs desservis directement par les Agences des bassins hydrauliques (ABH) ne paient que 20 centimes le m3 », nous révèle Charafat Afilal.

Pour avoir une échelle de comparaison, il faut savoir que les ménages paient le m3 entre 2 à 3 dirhams, selon les tranches de consommation et les régions. L’ancienne ministre déléguée chargée de l’eau nous révèle aussi que même à ce niveau de tarif, « insignifiant » et qui ne « reflète pas la vraie valeur économique de l’eau », beaucoup d’agriculteurs ne s’acquittent pas de leurs factures.

« Les ORMVA coupent l’eau quand il y a des impayés, mais en dehors des périmètres irrigués, les agriculteurs, qui puisent directement leurs besoins auprès des ABH, ne paient pas les redevances. Le taux de recouvrement est extrêmement faible. Ce qui les pousse à consommer à tout va puisqu’ils n’ont pas de contrainte de coupure », confie l’ancienne responsable du département de l’eau.

Elle cite l’exemple du bassin du Souss, où elle a tenté de régler ce problème en listant les mauvais payeurs pour les inciter à régulariser leur situation vis-à-vis des ABH.

« Dans le bassin du Souss, il y a 1.200 grands exploitants agricoles qui font de l’agriculture à forte valeur ajoutée destinée essentiellement à l’export. Mais ils ne paient pas leurs redevances car ils sont desservis directement par les ABH. Quand j’étais au département de l’Eau, nous avons essayé à plusieurs reprises de travailler sur ce dossier, en associant les agriculteurs, les chambres d’agriculture, les ABH, mais sans résultat ».

Cette aberration pénalise, selon l’ancienne ministre déléguée et secrétaire d’Etat, non seulement les ressources en eau, mais aussi les Agences des bassins hydrauliques qui doivent, en principe, être autonomes financièrement. Ce qui n’est pas le cas, car elles continuent de recevoir toutes les années des subventions de l’Etat.

« Le législateur a créé les ABH pour qu’elles soient autonomes, comme en France, en Espagne ou en Italie. Mais la sous-tarification de l’eau et l’accumulation des impayés fait que les ABH ne sont pas arrivées à construire une autonomie financière et dépendent toujours du budget de l’Etat. Ce qui n’est pas normal », estime Charafat Afilal.

Et c’est là où la dirigeante PPS rejoint la recommandation de la Banque mondiale, en affirmant qu’il faut non seulement réviser à la hausse les tarifs de l’eau destinée à la grande agriculture, mais pousser les exploitants à apurer leur situation vis-à-vis des ABH.

« Pour les petits agriculteurs, on peut fermer les yeux, mais pour les grands exploitants, cela ne peut pas continuer. Ils doivent non seulement régulariser leur situation en réglant le passif, mais doivent aussi être soumis à de nouveaux tarifs qui correspondent à la valeur réelle de l’eau. »

Charafat Afilal nous apprend que son département réclamait déjà cette augmentation des tarifs, mais que celle-ci ne s’est jamais faite en raison de l’implication de plusieurs départements ministériels. « La révision de la tarification de l’eau n’était pas uniquement de la responsabilité du département de l’Eau, car le sujet relevait aussi du ministère des Affaires générales et de la gouvernance et du ministère des Finances », précise-t-elle.

Nizar Baraka, actuel ministre chargé de l’Eau, pourra-t-il faire bouger les lignes ? On attend sa réaction par rapport à cette question.

« Le prix c’est une mesure parmi d’autres », nuance toutefois l’ancienne ministre déléguée. « Il n’y a pas que la question de la valeur économique de l’eau qui se pose. Je ne sais pas d’ailleurs si le département de l’Eau continue sur cette ligne, mais Nizar Baraka a eu le courage de dire au Parlement qu’on a 1 milliard de m3 de pertes et de vol dans les systèmes d’irrigation et d’eau potable. En plus des prix qui pourront rationaliser la consommation, il faut un grand effort de mobilisation pour réhabiliter les systèmes d’irrigation et d’eau potable et éviter ces déperditions », souligne Charafat Afilal.

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