Finance verte, ses enjeux et l'état des lieux : un entretien avec Fahdi El Younsi

B.B | Le 11/4/2022 à 20:36
La finance verte et la dimension éthique et durable de l’investissement se démocratisent dans le monde, notamment en cette période d’urgence climatique. Au Maroc cependant, les institutions de financement ne disposent pas de stratégies claires d’investissement sur le sujet. Se positionner sur le financement vert permettrait immédiatement d’assurer notre développement de façon soutenable pour les générations à venir.

Le dernier rapport du GIEC, paru le 4 avril dernier annonçait une urgence climatique sans précédent. D’après les experts réunis pour constituer le rapport, l’humanité ne dispose que de trois ans pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et acter des politiques de changement  sans quoi, le monde se dirigera vers une hausse de +3,2°C à l’horizon 2100.

Depuis plusieurs années déjà, le monde de la finance s’est orienté vers ces challenges avec la finance verte, cherchant à allier l’éthique et le respect de l’environnement aux principes de leurs métiers. Désormais, les normes et critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) sont intégrés dans la finance et ont pour but de mesurer la soutenabilité et la dimension éthique des investissements ou des sociétés.

Le directeur de la Stratégie et de la Transformation à la Bourse de Casablanca, Badr Benyoussef, expliquait dans un précédent article que les Investissements Socialement Responsables (ISR) représentent plus de 30.000 milliards de dollars d’actifs, principalement répartis entre l’Europe et les Etats-Unis. « L’investisseur cherche de la sécurité et l’ESG démontre des bonnes pratiques et du sérieux de l’entreprise dans laquelle il peut investir » poursuit-il.

Mais au Maroc, ces critères n'entrent que rarement en compte chez les investisseurs. D’un point de vue d’émetteurs ou d’instances de financement, les enjeux environnementaux existent mais sont pas encore inclus dans la stratégie globale d’investissement. Dans un entretien accordé à LeBoursier et Medias24, Fahdi El Younsi, associé en charge de l’activité conseil au Maroc et au Maghreb chez PwC revient sur ce qu’est la finance verte, ses enjeux et l’état des lieux au Maroc. Interview.

LeBoursier : Brièvement et en des mots simples, qu’est-ce que la finance verte et ses principes ?

Fahdi El Younsi : Repartons de la définition originelle de la finance basée sur le couple rendement/risque, à savoir la recherche de la maximisation du couple rendement / risque. Ce qu’ajoute la finance durable, c’est la dimension éthique reposant sur des engagements sociétaux et environnementaux. L’idée est de sortir du tout financier afin d’avoir un impact différent sur la manière dont la finance peut jouer un rôle dans la résolution des défis sociétaux actuels et futurs.

-Qu’est-ce que ça représente à l’échelle de la finance mondiale ?

-Aujourd’hui, la place du Maroc dans la Finance durable reste assez timide même si ce dernier demeure un poids lourd à l’échelle du Maghreb et de l’Afrique. A titre d’exemple, les émissions d’obligations vertes au Maroc représentent moins de 1% du marché obligataire vert mondial. Plusieurs produits ont été créés notamment des instruments de dette dits verts (Green Bonds) mais également des lignes de financement permettant de router des fonds pour financer des projets verts. Ces lignes de crédits sont une réelle opportunité pour les établissements financiers de développer un véritable écosystème vert.

-Comment est-elle développée et comment se met-elle en place en termes de régulation, notamment ?

-Au Maroc, la dynamique relative à la finance verte est née en 2016 à la suite de la COP22 de Marrakech où s’est opérée une vraie prise de conscience de la place financière locale.

Le développement de cette industrie passe par deux biais : le premier est la création de produits verts, il s’agit de mécanismes de financements comme du crédit consommation destiné à l’achat de véhicules électriques par exemple. Le second concerne la création de véhicules de financement vert, avec notamment les levées de dettes à travers les green bonds. Il y en a eu pour le financement de projets d’infrastructure notamment.

Il y a également, au sein des établissements financiers, une volonté de rediriger les financements vers des entreprises respectant les critères ESG notamment sensibles au genre. Une volonté plus forte de financement est à espérer dans les prochaines années pour que les établissements financiers jouent pleinement leur rôle d’intermédiation. Il est crucial que les décisions d’octroi soient bien revues à l’aune de critères ESG pour faire de nos établissements les leaders de ce sujet.

Récemment publié, le 3ème rapport du GIEC est assez clair : il y a urgence et cela peut être résolu en multipliant par 3 ou par 6 les investissements dans l’environnement à l’échelle mondiale. Pour répondre à cet enjeu, un flux plus important des ressources dont dispose les établissements devrait être dirigé vers les projets ayant un impact environnemental, social ou de gouvernance. Aujourd’hui, une approche beaucoup plus volontariste du secteur financier est à appeler de nos vœux pour être au rendez-vous de la finance verte qui est au cœur des sujets des pouvoirs publics et des consommateurs. Le volume doit donc augmenter de manière très sensible notamment pour financer de grands projets qui pourraient déboucher sur des mutations technologiques permettant de transformer nos entreprises afin qu’elle puisse répondre aux questions climatiques ».

-Existe-t-il des incentives gouvernementaux pour développer ou supporter la finance verte que ce soit du côté de l’émetteur ou de l’investisseur ?

-Aujourd’hui, le levier fiscal n’est peut-être pas assez développé et la mise en place d’un cadre global national sur cette question serait une bonne idée.

Un des principaux drivers du changement dans ce domaine est l’action des bailleurs de fond ou l’aide publique internationale avec la création de plusieurs fonds multilatéraux comme le Fonds Vert Climat qui permettent à des porteurs de projets de bénéficier de lignes de financement pour des projets portant sur du développement vert. Ces fonds fonctionnent sur la base d’une accréditation qui permet de vérifier que les établissements financiers remplissent un certain nombre de critères. Ce genre d’initiative est à regarder de près pour pouvoir aller plus loin dans le financement de l’économie verte qui sera dans l’agenda de tous les bailleurs de fonds à l’avenir.

Une accélération des financements est aussi nécessaire pour montrer un changement de paradigme dans la sensibilité des établissements financiers à la question de la finance climat.

-En 2020, le directeur de la stratégie de la Bourse de Casablanca nous confiait que la RSE n'entrait pas en compte dans les décisions d’investissement au Maroc. Est-ce toujours le cas et pourquoi ?

-Il faut rappeler le contexte. Nous sortons de plusieurs années de COVID pendant lesquelles l’urgence était de limiter les pertes avec des entreprises mises à mal, avec des portefeuilles de crédit à risque. La place casablancaise a plutôt bien résisté.

Maintenant que nous commençons à sortir de cette crise sanitaire qui a mis en exergue le fait que nous étions dans un monde complètement globalisé où les événements dans n’importe quelle zone du Globe pouvaient avoir des impacts très forts chez nous, il est temps de prendre conscience que les sujets environnementaux doivent être au cœur de nos préoccupations. C’est, je pense, le bon moment pour que la Responsabilité Sociale des Entreprises reprenne une importance beaucoup plus forte.

Pour ce faire il faut en appeler à une révolution culturelle pour qu’au-delà de l’aspect rendement/risque, l’ensemble des parties prenantes intègrent la troisième dimension « éthique ».

Cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais il serait dommageable de ne pas s’y préparer.

La directive de BAM sur les risques financiers liés au climat indique clairement que la transition écologique induira une transformation dans la manière dont l’économie sera financée. Il se peut que dans l’avenir, certains actifs financés par les banques aujourd’hui doivent être abandonnés avec des impacts financiers forts.

Il faut que cette stratégie RSE fasse partie de la stratégie globale des institutions financières comme d’autres composantes. Quand on parle de stratégie, on parle de digitalisation, de nouveaux marchés à aller conquérir (segment, pays, etc.) L’enjeu aujourd’hui est d’aller chercher des projets ESG de manière plus proactive, d’anticiper les impacts de la réglementation notamment internationale sur les actifs de la banque, de créer de nouveaux produits verts que cela soit pour les banques, les assureurs ou les assets managers.

Toutes les banques ont le socle nécessaire pour aller vers l’ESG avec une gouvernance qui a été forgée par les meilleures pratiques internationales notamment bâloise ou dans le cadre des normes liées à la lutte anti-blanchiment ou de la lutte contre la corruption. Mais maintenant il faudrait que l’ambition soit plus forte et le Maroc a tous les atouts pour y arriver. Il y a du solaire, de l’éolien et des projets à foison pour permettre cette transition énergétique.

-Est-ce que cependant, il n’y aurait pas un poids perçu par les opérateurs à devoir suivre des normes et donc des contraintes alors qu’à l’échelle mondiale, le Maroc ne contribue que très faiblement aux émissions de gaz à effet de serre ?

- Certains disent en effet que le Maroc n’est pas un pays pollueur, et je comprends que l’engouement soit relatif pour ce genre de mesures. Néanmoins, il y a des atouts et cela peut permettre de booster l’économie notamment en développant de nouveaux services ou de nouveaux produits en lien par exemple avec la décarbonation.

Aujourd’hui, dans notre cycle de développement, nous avons le choix de suivre ce qu’ont fait les pays développés et se renforcer sur les industries lourdes et polluantes. Ou alors, de nous diriger directement vers les technologies vertes pour permettre d’assurer notre développement de manière pérenne. Cela nous coûtera probablement plus cher, certes, mais cela permettra d’être immédiatement au niveau auquel les générations futures nous attendent.

-Donc comment faire pour y arriver ?

-Un cadre incentivant devrait être mis en place avant qu’un cadre coercitif plus fort soit là pour répondre à l’urgence de la situation. Le statu quo n’est plus possible et les établissements financiers marocains pourraient adhérer à l’initiative Glasgow Financial for Net Zero issue de la COP26 et qui a pour objectif de limiter l’augmentation de la température à 1,5 degré par rapport à l’ère pré industrielle.

Globalement les sujets de finance climat ou ESG ne sont pas des gadgets mais c’est à une véritable lame de fond à laquelle nous assistons. C’est aussi un formidable sujet dont il faut s’emparer car il réconcilie la quête de sens des activités humaines avec le développement d’une économie plus responsable.

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