Développement des régions frontalières à Sebta et Melilla : droit souverain ou étouffement ?

L’Institut marocain d’intelligence stratégique se penche sur ce grand malentendu maroco-espagnol concernant le développement soutenu des régions frontalières de Sebta et Melilla. Une stratégie que le Maroc et l’Espagne ne perçoivent pas du tout de la même manière. 

Développement des régions frontalières à Sebta et Melilla : droit souverain ou étouffement ?

Le 22 février 2022 à 15h59

Modifié 22 février 2022 à 17h49

L’Institut marocain d’intelligence stratégique se penche sur ce grand malentendu maroco-espagnol concernant le développement soutenu des régions frontalières de Sebta et Melilla. Une stratégie que le Maroc et l’Espagne ne perçoivent pas du tout de la même manière. 

L’étude a été publiée ce mardi 22 février. Ses deux auteurs sont Salma Bachir El Bouhali, experte en politiques publiques, et Ahmed Azirar, directeur de recherche à l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS). Tous deux ont travaillé sous la direction de Abdelmalek Alaoui, président de l’IMIS, un think-tank consacré à l’étude des enjeux stratégiques du Maroc. Ils estiment que le Maroc est dans son plein droit de mener une nouvelle stratégie de développement dans la région et de rompre avec les pratiques du passé.

Deux pratiques sont citées notamment comme le point focal de cette tension qui grandit côté ibérique et fait croire à l’élite politique espagnole, ainsi qu’à celle des deux villes, Sebta et Melilla, que le Maroc mènerait un agenda sur le long terme pour étouffer les deux villes, une sorte de guerre froide, silencieuse, qui viserait à récupérer les deux villes occupées non par les armes, mais par la pression économique et sociale. Ces deux pratiques sont relatives à la fin de la contrebande décrétée par le Maroc entre ces deux villes et le reste du Royaume, et la légalisation du cannabis pour des usages thérapeutiques. Deux décisions souveraines marocaines qui ont été interprétées, côté espagnol, comme une escalade dangereuse du Maroc, surtout dans le contexte de crise diplomatique post-Ghali Gate.

Pour les auteurs du policy paper, ces actions menées depuis 2019, avec notamment la décision de la fermeture du passage frontalier entre Sebta et Fnideq, ne sont ni plus ni moins qu’un retour à la normalité, le Maroc ne pouvant accepter éternellement une situation de commerce « atypique » au motif que ce commerce illégal et inhumain fait vivre des milliers de Marocains. Surtout lorsque ce commerce ne profite pas réellement aux habitants de la région, mais à des réseaux de trafic illicite mettant en danger, concurrence déloyale oblige, aussi bien le tissu économique local et national que la santé du consommateur marocain, au vu du manque de respect de toute norme sanitaire.

Sans parler du manque à gagner pour l’administration des douanes et les recettes de l’Etat, Sebta et Melilla n’étant pas incluses dans l’accord de libre-échange signé entre le Maroc et l’Union européenne, rappellent les auteurs du policy paper.

Sebta et Melilla exportaient vers le Maroc l’équivalent des exportations espagnoles vers l’Australie !

Ce passage du « laisser-faire à la tolérance zéro », comme le qualifient les chercheurs de l’IMIS, est motivé par des raisons purement économiques et sociales.

« En termes économiques, les externalités positives à court terme du « laisser-faire » frontalier avec Sebta et Melilla sont, en effet, devenues inférieures aux externalités positives à long terme, ce qui rendait judicieux de subventionner un nouveau maillage économique régional de substitution pendant une certaine période, le temps que l’outil productif puisse devenir pérenne », écrivent Salma Bachir El Bouhali et Ahmed Azirar. Ils rappellent que la contrebande tolérée entre Sebta et Fnideq représenterait entre 6 et 8 milliards de dirhams par an, soit entre 550 et 750 millions d’euros, selon des données de la Direction générale des impôts internes (DGII, Espagne).

« Les deux enclaves espagnoles de Sebta et Melilla exportent vers le Royaume des marchandises représentant, à peu près, l’équivalent des exportations espagnoles en Australie. Et ce commerce représente la plus grande part du PIB des deux villes. Pendant longtemps, les autorités marocaines ont adopté des comportements plutôt ambivalents vis-à-vis des flux commerciaux illégaux, pour des considérations sociales principalement. Faisant vivre des milliers de personnes, ce commerce transfrontalier, que les autorités espagnoles refusent de nommer « contrebande », est devenu préoccupant cette dernière décennie. En effet, des réseaux de corruption ainsi que des organisations criminelles se sont multipliés autour de ce commerce illégal, faisant craindre des connexions avec des activités ayant un impact sur la sécurité globale. De plus, un nombre grandissant d’acteurs économiques marocains structurés dénoncent les distorsions concurrentielles, alors même qu’ils tentent d’augmenter leur empreinte commerciale sur des secteurs entrant en concurrence frontale avec les produits de contrebande. Selon les dernières estimations officielles, le volume des exportations irrégulières de Sebta vers le Maroc a atteint 750 millions d’euros en 2019 », peut-on lire dans la note de recherche de l’IMIS.

La légalisation de la culture du cannabis, ou la confirmation d’un changement de paradigme dans la région

Selon les auteurs de l’étude, cette mesure, qui est une simple correction d’une distorsion économique, couplée à celle, « courageuse, ambitieuse, presque révolutionnaire », de réglementer la culture du cannabis dans la région et de transformer cette plante, jusque-là considérée comme un obstacle au développement et un poids psychologique qui pesait sur tout un territoire, en une opportunité d’épanouissement personnel et collectif des populations locales, a joué un rôle décisif dans le changement de paradigme de cette région.

Elle a notamment permis de « libérer » les habitants du joug des réseaux de trafiquants de drogue, qui exploitent leur situation sociale et leur statut de « hors la loi », et de les faire entrer dans la légalité, notent les auteurs de l’étude.

« Préparée depuis 2018, juste après les événements du Rif, et votée en plein milieu de la pandémie de Covid-19, la loi sur l’usage thérapeutique du cannabis a donné un bol d’air à toute la population qui vit de cette plante, dont la culture s’étend du Rif jusqu’aux frontières de Tétouan. Les populations locales, sondées par les autorités, y voyaient un recouvrement de leur dignité et une reconnaissance de leur statut de citoyens. A de multiples niveaux, cette initiative politique prise par le Roi Mohammed VI est donc considérée comme un tournant en matière de politique publique territoriale, visant à permettre aux provinces du nord du pays de prétendre à des taux de croissances similaires à ceux du « poumon » économique du Maroc situé entre Kénitra et El Jadida », précisent les chercheurs de l’IMIS.

Ceci n’était toutefois, précisent-ils, que l’un des objectifs de cette réforme qui ouvre la voie également à de nouvelles opportunités de développement dans toute la région du Nord, avec des possibilités d’industrialisation créatrice d’emplois et de richesses dans les secteurs pharmaceutiques, cosmétiques, ou encore du textile.

De surcroît, cette réforme offre des opportunités à l’export qui peuvent se créer avec des pays consommateurs de cannabis, que ce soit pour des usages récréatifs, médicaux ou industriels.

L’Outlet de Fnideq : la goutte qui fait déborder le vase espagnol

« Mais si au Maroc, ces deux évolutions internes sont considérées comme des décisions souveraines qui mettent fin à des distorsions économiques et sociales et visent l’ouverture d’une nouvelle page de développement humain dans la région du Nord, côté espagnol, elles sont perçues radicalement autrement. C’est ainsi que les ténors de la politique locale à Sebta et Melilla, deux villes gérées en autonomie, ainsi que la presse ibérique, voient ces actions du Royaume comme la poursuite d’une stratégie de « containment » économique de ces deux îlots. Une idée confortée par l’annonce récente de la création, par le Maroc, d’une zone commerciale de 70 ha dans la localité de Cabo Negro. Une vaste zone de type « outlet » qui permettrait de compenser une partie importante du manque à gagner créé par le commerce perdu avec les deux villes, et offrirait aux populations impactées par la fermeture des frontières au commerce « atypique », de se reconvertir et de commercer dans la légalité et la dignité », expliquent les chercheurs de l’IMIS.

Pour la presse espagnole, cet outlet est une « preuve » supplémentaire de l’existence d’un agenda marocain de long terme visant à étouffer les deux villes.

Mais ce discours n’est pas nouveau, rappellent les chercheurs de l’IMIS, puisqu’il a commencé, selon eux, « dès l’intronisation du Roi Mohammed VI et les multiples initiatives de développement que le souverain a lancées dans la région, à l’image du port Tanger-Med, de la densification du réseau autoroutier et ferroviaire, de la liaison LGV entre Tanger et Casablanca, de la transformation urbaine des villes de Fnideq et de Mdiq, à proximité de Sebta, ou encore du lancement de grands travaux à Nador, près de Melilla, comme celui de la restructuration de son paysage urbain, avec le projet de Marchica, ou encore le lancement du chantier du grand port de Nador West Med, appelé à devenir un hub maritime et logistique de premier plan dans la Méditerranée ».

Un discours qui s’est particulièrement intensifié en 2021, « coïncidant avec la crise diplomatique entre le Maroc et l’Espagne, précédée de la position ferme de la diplomatie marocaine contre l’Allemagne et les nouvelles alliances que le Royaume a construites, dès 2020, avec la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara et la reprise des relations diplomatiques avec Israël. Un contexte diplomatique et géopolitique qui a conféré à des actions marocaines souveraines, de développement interne, ou à de simples mesures de lutte contre la contrebande, une tonalité de « Reconquista » chez les voisins ibériques ».

« Rassembler un maximum de facteurs clés de succès » pour réussir la transition

Le policy paper rappelle par ailleurs les politiques publiques et les mesures prises pour amortir le choc de cette transition, notamment la fin de la contrebande, sur les populations locales. Parmi elles, il y a lieu de citer le plan de relance économique amorcé dans la région pour une enveloppe globale de 400 millions de dirhams ; la redirection d’une partie du tissu productif vers le nord du pays, à travers des incitations financières ; la simplification des démarches administratives ; le lancement de projets engagés et l’accélération de la mise en œuvre du programme d’appui à l’emploi de la région, dans l’objectif d’absorber de manière rapide le chômage des femmes et des jeunes plus particulièrement. En conclusion de leur policy paper, les deux auteurs suggèrent de « rassembler un maximum de facteurs de clés de succès » pour mener à bien cette nouvelle politique de développement de cette zone.

« A ce stade du déploiement des dispositifs, l’enjeu est de se demander quels sont les facteurs de succès indispensables à la réussite d’une telle transition. En 2019, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) se penchait déjà sur la question à travers la partie « Focus » de son rapport annuel qui place la lutte contre la contrebande parmi les priorités nationales. Sous la houlette du corps intermédiaire, un trio de recommandations a été élaboré et un axe transversal apparaît clairement : celui du rétablissement de la confiance avec la population. A travers cette impulsion, c’est toute l’identité économique de la ville qui est à reconstruire, avec la participation des agents économiques concernés. Ainsi, il serait judicieux de faire coïncider, dans la mesure du possible, les suggestions émises par « l’Appel de Fnideq » avec ce qui est proposé par les hauts responsables, notamment en ce qui concerne l’intensification des investissements publics et privés dans les secteurs de la pêche, du commerce, du tourisme et de l’économie solidaire », recommandent les auteurs de l’étude.

Toujours en termes de solutions, le Maroc pourrait jouer, selon les chercheurs de l’IMIS, sur « la complémentarité des produits proposés par Sebta et Melilla ».

« Ces deux dernières peuvent, en outre, envisager de s’industrialiser ou de se transformer en villes touristiques à part entière. Et parce que rien n’est figé dans le temps, il est également possible d’envisager la mise en place de groupes de réflexion permanents qui veilleraient, à travers leurs activités de production de connaissances, à améliorer et à maintenir l’attractivité de cette zone. »

« Par ailleurs, à défaut de pouvoir compter sur la collaboration effective des opérateurs espagnols, il est certain que le défi sera de taille. L’ensemble des protagonistes impliqués doivent travailler, de concert, dans un esprit de transparence, de concertation collective et d’entraide. La nature des actions prévues doit nécessairement s’inscrire dans une démarche collégiale et inclusive. La contrebande étant une pratique profondément ancrée dans les esprits de ceux qui la pratiquent au quotidien, il est primordial de mener des actions de sensibilisation de la population, souvent peu encline à adopter les alternatives proposées. De plus, les premiers résultats obtenus permettent également d’avancer qu’il est essentiel d’accompagner et de former les actuels et futurs bénéficiaires des différents projets. Sans cela, le risque d’essoufflement sur le long terme deviendrait trop important », soulignent enfin les chercheurs de l’IMIS.

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