Politique économique : le tournant historique du Maroc vers l'État social

Après plus de deux décennies de libéralisme, le Maroc semble avoir pris un grand virage dans sa politique sociale et économique en remettant l’Etat au centre du jeu. Protection et encouragement de la production nationale, élargissement de la couverture sociale à tous les citoyens, prise de conscience de l’importance du capital humain, de l’éducation, de la santé… sont assez de signaux qui révèlent cette grande transformation.

Politique économique : le tournant historique du Maroc vers l'État social

Le 18 février 2021 à 17h48

Modifié 11 avril 2021 à 2h50

Après plus de deux décennies de libéralisme, le Maroc semble avoir pris un grand virage dans sa politique sociale et économique en remettant l’Etat au centre du jeu. Protection et encouragement de la production nationale, élargissement de la couverture sociale à tous les citoyens, prise de conscience de l’importance du capital humain, de l’éducation, de la santé… sont assez de signaux qui révèlent cette grande transformation.

Dans la littérature économique, on dit souvent que les crises sont des accélérateurs du changement, des accélérateurs de l’histoire. Et c’est exactement ce que le Maroc est en train de vivre : accélérer son passage d’un État ultra libéral à un État protecteur, social.

C’est un tournant historique que nous vivons. Le flux des news du quotidien ne permet pas de voir, de percevoir, les changements en cours, comme les passagers d’un gros paquebot qui change de cap…

Mais en prenant du recul, il semble bien que le Maroc d’avant la crise du Covid-19 ne ressemble déjà plus au Maroc actuel. Et le Maroc post-Covid sera encore plus différent.

Ce tournant que prend le Maroc, les responsables publics ne l’ont pas déclaré ou annoncé comme un plan d’ensemble. Mais certaines mesures, des politiques lancées ici et là, des stratégies sectorielles, des réformes, couplées à un grand changement de discours de nos décideurs, montrent que tout cela s’inscrit bel et bien dans une vision d’ensemble. Celle de limiter les excès de l’ultra-libéralisme et de redonner à l’Etat un rôle central dans la conduite des politiques économiques et le rétablissement des équilibres sociaux.

Et cela passe par des révolutions qui étaient inimaginables il y a tout juste un ou deux ans.

L’import substitution et la préférence nationale : le virage inattendu

La première de ces révolutions, dont beaucoup de Marocains ne prennent peut-être pas assez conscience : l’encouragement tous azimuts de la production nationale, et ce par tous les moyens dont dispose l’Etat.

Cela se matérialise essentiellement par la politique menée par le ministère de l’Industrie qui a finalement pris conscience que le libre-échange, ce concept qui a fait rêver des générations de Marocains et auquel nos décideurs étaient accrochés depuis les années 1990, n’est finalement pas la bonne (ou l'unique) voie pour assurer un développement économique rapide.

En lançant et défendant sa politique d’import-substitution, le ministre actuel de l’Industrie, qui était un de ceux qui croyaient fermement en cette doctrine du libre-échange, a non seulement changé de discours ou de dogme, mais a mis le pays sur une nouvelle voie.

Après plus d’une vingtaine d'années d’ouverture tous azimuts sur les échanges extérieurs, le bilan était devenu tellement lourd en termes de déficit commercial, de pertes d’emplois, de taux de mortalité des PME industrielles livrées à une concurrence étrangère féroce, que ce tournant était devenu une nécessité. Moulay Hafid Elalamy a essayé, on s’en rappelle, de commencer une série de renégociations des 54 accords de libre-échange signés par le Maroc, en commençant par celui signé en 2006 avec la Turquie. Et ce bien avant la crise du Covid-19.

Cette pandémie a montré que ce choix était le bon, et qu’il fallait aller encore plus loin. Renégocier des accords, oui. Mais le plus important, c’est de reconstruire une industrie nationale, capable de servir à la fois le marché local et être assez compétitif pour se battre à armes égales avec la concurrence mondiale sur les marchés internationaux.

C’est ce que l’idée de la banque de projets lancée par le ministère de l’Industrie est venue concrétiser. Des projets « prêts à l’investissement » qui permettent, grâce à un accompagnement humain, financier et fiscal de l’Etat, de pousser des investisseurs marocains à mettre leurs billes dans des industries de substitution. Le tout en leur assurant une protection contre les importations massives venues d’Asie, par l’instauration dans la loi de Finances 2021 de droits de douane de 40% sur les produits finis importés de pays hors ALE. Une mesure fiscale qui cible directement la Chine et autres pays asiatiques dont les produits inondent les marchés, des jouets et cartables pour enfants, aux ustensiles de cuisine, à la babouche…

Et la formule, montée par le ministre de l’Industrie et son collègue aux Finances, semble avoir bien fonctionné. Les projets de substitution, au nombre de 200, proposés par le département de l’Industrie se vendant comme des petits pains. De septembre, date de lancement de cette banque de projets à aujourd’hui, plus de 480 projets ont été déposés, dont 200 ont été validés et sont déjà opérationnels, selon Moulay Hafid Elalamy.

Cette première cohorte de projets lancés avait pour objectif de substituer l’équivalent de 34 milliards de dirhams d’importations, avec un objectif à l’export d’au moins 17 milliards de dirhams. Cinq mois plus tard, le ministre de l’Industrie annonce que les projets lancés permettent déjà de couvrir 20,4 milliards de produits importés, et ont un potentiel de 12 milliards de dirhams à l’export. Ce qui le pousse à revoir ses objectifs à la hausse pour grapiller encore plus sur les 183 milliards de dirhams de produits que le Maroc importe chaque année.

Et pour assurer les meilleures chances de réussite à ces projets, les concepteurs de cette stratégie ont eu l’intelligence de lier la substitution à des objectifs à l’export. Ce qui présente un gage de qualité pour le produit local, qui sera fabriqué selon les mêmes normes que celles exigées à l’export. Imanor, institut qui fixe les normes de qualité dans le pays, est d’ailleurs un des partenaires de ce que MHE appelle la « war room » qui statue sur les candidatures.

Autre levier activé : la mise à disposition de la commande publique pour ces opérateurs de l’import-substitution, à travers la préférence nationale, histoire de leur garantir toutes les chances de réussite.

Ce succès, qui s’est fait dans les règles de l’art et sans aucune entrave aux règles du commerce international, vient d’une prise de conscience chez nos décideurs publics qui ont compris avec la crise du Covid-19 la nécessité de se recentrer sur soi, de croire en ses capacités, de renforcer son tissu local avant d’aller s’attaquer à des marchés matures.

Dans une rencontre organisée mardi 16 février par la CGEM, Moulay Hafid Elalamy raconte la genèse de cette prise de conscience, devenue aujourd’hui une politique publique.

>>Banque de projets d'import-substitution : un projet sur deux est refusé (MHE)

« Lorsque la pandémie est arrivée, on avait une crainte : que l’approvisionnement des marchés s’arrête surtout sur des produits de nécessité ou sur des choses qu’on importait. Mais on a constaté des choses intéressantes, avec surprise parfois. L’outil industriel a continué. Et l’on a découvert une forte réactivité industrielle pour répondre à des besoins comme les masques que le Maroc importait d’habitude de Chine. Plus de 340 millions de masques ont été ainsi produits. Des PME ont redoublé d’efforts pour innover en produisant des caméras thermiques, des kits PCR... Nos ingénieurs ont fabriqué trois respirateurs de très haut niveau qui sont en cours d’homologation. Nous avons aussi découvert que nos opérateurs étaient capables de fabriquer ces machines de production de masques. Nous avons perçu à travers cette expérience que le Maroc pouvait produire davantage que ce qu’il importe. Et nous avons commencé par l’opération d’un million de cartables. Des cartables qui étaient d’habitude importés mais que nous avons produits cette année au Maroc. Même chose pour les livres scolaires. L’innovation et la réactivité marocaine ont été au rendez-vous. J’ai découvert un Maroc avec des potentialités nouvelles. On a tous tendance à minimiser nos capacités. Cette période les a révélés, et nous avons la ferme intention de ne pas lâcher ce capital immatériel phénoménal. Nous avons d’ailleurs mis en place un plan de relance qui s’inscrit dans cet esprit-là", raconte le ministre de l’Industrie.  

La couverture sociale pour tous : la grande révolution 

Deuxième révolution encore plus importante et qui confirme ce tournant pris par le Maroc : la généralisation de la protection sociale à tous les Marocains. Un projet que personne ne croyait possible il y a encore un an, mais qui devient aujourd’hui réalité.

Lancé par le Roi, avec des directives et des deadlines précises, ce chantier permettra d’élargir dans un délai de cinq ans la couverture maladie, les allocations familiales aux enfants, les pensions de retraite et les indemnités de perte d’emploi à tous les Marocains. Des services dont jouissaient jusque-là une petite minorité de salariés du secteur privé et de fonctionnaires de l’Etat.

Un chantier qui changera la vie de pas moins de 22 millions de Marocains. Et où l’Etat s’est engagé, en mettant les moyens humains et matériels pour le réussir dans les délais.

Exit l’Etat ultra libéral qui laissait les gens se débrouiller par leurs propres moyens, planifier leurs retraites, et assurer « Dwayer Zman » (les vicissitudes de la vie), comme on dit en darija, le Maroc à travers ce chantier gigantesque, sur le plan financier et logistique, vire complètement vers une nouvelle conception de l’Etat. Un Etat qui assure ses missions régaliennes, mais qui se soucie également de la santé et de l’avenir de ses citoyens. En y mettant les moyens qu’il faut.

Une réforme sociale de grande envergure, mais qui en appelle d’autres. Car pour assurer la pérennité de cet État social, il faut lui donner les moyens de son action, qui sera pour le coup très coûteuse.

Cette année, le ministre des Finances a commencé par le chantier de la généralisation de l’AMO qui s’étalera sur deux ans, en mettant à contribution une partie du budget de l’Etat et en faisant appel à la contribution des entreprises et des salariés et fonctionnaires qui touchent plus de 20 000 dirhams, à travers une nouvelle taxe de solidarité. Un bricolage financier d’urgence, monté dans un contexte de crise, qui ne durera qu’une année, puisqu’il ne peut assurer éternellement un financement juste et équitable de ce nouveau système social en construction.

Le ministre des Finances en est conscient. Et il l’a dit dans plusieurs de ses sorties médiatiques. Sa méthode : dégager des marges budgétaires dans l’existant. Et ce en faisant d’abord un grand nettoyage des nombreux systèmes et programmes de solidarité et d’aides sociales que gère actuellement l’Etat, mais qui sont dispersés et dont l’impact est peu visible sur le terrain.

Deuxième piste : rationaliser le portefeuille des entreprises publiques, qui au lieu d’être des centres de profits pour l’Etat, sont devenues un fardeau budgétaire. Certaines traînant de lourds déficits que l’Etat doit couvrir, quand d’autres dégagent une maigre rentabilité qui ne leur permet pas de financer les projets de développement qui leur sont assignés.

La création d’une holding qui regroupe l’ensemble de ces entreprises, dont certaines seront liquidées, d’autres fusionnées, absorbées ou regroupées dans un seul ensemble sectoriel cohérent, permettra à l’Etat actionnaire de mieux gérer son portefeuille, le rendre efficace, cesser de le subventionner à perte et espérer en dégager une rentabilité suffisante pour alimenter son budget annuel.

Mais ces mesures de rationalisation seront-elles suffisantes pour financer un chantier comme celui de l’élargissement de la couverture sociale ? Pas forcément. Surtout que d’autres challenges attendent l’Etat sur le plan social, comme l’investissement massif dans l’éducation et la santé. Deux secteurs dont l’Etat ultra libéral d’hier s’était désengagé, mais qui sont devenues aujourd’hui une priorité qui fait l’unanimité de l’ensemble des acteurs politiques et intellectuels.

Une priorité que le rapport sur le nouveau modèle de développement viendra certainement appuyer. Comme le font d’ores et déjà la Banque mondiale ou encore le FMI, qui recommandent au Maroc d’investir massivement dans le capital humain pour passer à un nouveau pallier de croissance et de développement, et ce en revoyant, entre autres, ses priorités budgétaires, comme nous l’expliquait récemment Jihad Azour, directeur MENA du FMI.

>>Jihad Azour, FMI: Le Maroc doit investir davantage dans le social et le capital humain

Une bonne réforme fiscale pour boucler la boucle

Ce qui nous amène au gros chantier auquel l’Etat ne s’est pas encore attaqué : la réforme fiscale.

Un État social a besoin de ressources durables pour ne pas tomber dans les travers d’un déficit budgétaire chronique et d’un endettement insoutenable. Ou de revivre l’expérience française qui dispose de l’un meilleurs systèmes sociaux du monde, mais qui n’arrive plus à le financer faute de ressources durables. Ce qui a poussé l’Etat français à faire machine arrière sur son rôle social, en supprimant des lits d’hôpitaux, en réduisant la qualité de son système éducatif, en réformant dans la douleur ses systèmes de retraites… Avec le résultat que l’on connaît aujourd’hui : une société divisée, au bord de l’implosion.

La seule ressource durable pour un Etat, c’est la recette fiscale. Concentré sur un petit nombre de contribuables, injuste, inéquitable… notre système fiscal a besoin d’être revu de fond en comble. Un débat qui fait là aussi l’unanimité, comme l’ont montré les recommandations des dernières assises de la fiscalité. Objectif : améliorer les recettes fiscales de l’Etat, tout en rendant l’impôt plus juste.

Aujourd’hui, seule une petite poignée de grandes entreprises, de salariés et fonctionnaires contribuent à l’effort fiscal. Et dans ce petit panier, des injustices existent à la pelle, comme dans le barème de l’impôt sur le revenu, les différences entre taxation des revenus salariaux et revenus fonciers ou financiers…

Les Assises de la fiscalité ont abouti à plusieurs recommandations pour résoudre ces injustices existantes et élargir l’assiette fiscale à ceux qui ne paient pas (ou peu) aujourd’hui.

Le FMI, chantre de l’ultra libéralisme, a recommandé par exemple dans son dernier rapport dédié au Maroc d’accélérer la réforme de son système fiscal, avec deux principes majeures : mettre plus de progressivité dans l’impôt, et instaurer une taxation des hauts revenus et du patrimoine.

Une recommandation assez surprenante venant du FMI, mais dont l’efficacité et l’impact sur l’acceptabilité de l’impôt et le développement humain ont été démontrés empiriquement par l’économiste Thomas Piketty dans ses travaux sur les inégalités sociales.

>>Conversation avec Thomas Piketty : des pistes pour le Maroc

Plusieurs partis au Maroc adhèrent de plus en plus à cette ligne comme on l’a vu durant les discussions autour de la dernière loi de Finances.

Jusque-là un monopole de la FGD, l’idée de taxer le patrimoine, de revoir le barème de l’IR avec une taxation plus forte des hauts revenus, ainsi que l’instauration d’une taxe sur l’héritage est aujourd’hui partagée par le PAM, l’Istiqlal, le PPS et même quelques partis de la majorité, mais qui n’osent pas le dire ou l’afficher pour ne pas sortir des rangs de la coalition gouvernementale.

>>Impôt sur la fortune : l’idée fait son chemin dans la classe politique

Mais ce n’est qu’en allant vers une taxation équitable et juste de tous les citoyens, chacun à hauteur de ses capacités, que l’on pourra convaincre tout le monde de payer l’impôt, et on réussira le challenge d’intégrer l’informel et de convaincre les derniers rétifs à cesser avec les fausses déclarations et autres manoeuvres de fraude et d’évasion fiscale.

Quand le citoyen voit que son État traite tout le monde à égalité, et livre une contrepartie réelle (éducation et santé de qualité, protection sociale…) à l’impôt payé, il sera comme dans tous les pays où l’Etat protecteur joue son rôle, heureux de participer à l’effort collectif par l’impôt, qui est comme le dit le Wali de Bank Al Maghrib, Abdellatif Jouahri, « le premier acte de citoyenneté dans un État civilisé ». 

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