Salim Sekkat : « Le Covid-19 va accélérer le mouvement de concentration dans l’économie »
INTERVIEW. Partner chez Valyans, spécialiste en Corporate Finance, Salim Sekkat anticipe une vague de fusions-acquisitions au sortir du confinement. Une opportunité qui permettra de donner naissance à des opérateurs solides, capables de surmonter les séquelles de la crise et d’affronter la concurrence mondiale.
Pour Salim Sekkat, cette crise a révélé les grandes fragilités de notre tissu d’entreprises. Il a suffi, selon lui, de 15 jours de shutdown pour qu’une grande partie des entreprises se retrouvent au bord de la banqueroute. Ce qui montre que les déséquilibres structurels ne sont pas apparus avec le Covid-19.
Si les aides et crédits accordés par l’Etat et les banques vont leur permettre de tenir quelques mois, elles ne feront en réalité que lisser leurs charges sur les prochains exercices et alourdir davantage leur passif. Résultat des courses : faute de bénéfices futures à même d’effacer ces ardoises, ces entreprises seront encore plus fragilisées au sortir de la crise. Et auront du mal à tenir…
Ce qui milite, selon lui, pour un mouvement de concentration, où les survivants de la crise avaleront ceux qui ont du mal à se relancer. Chose que le consultant présente comme une opportunité pour l’économie marocaine, qui a besoin d’acteurs solides capables de créer de la valeur sur le long terme et de rivaliser avec la concurrence mondiale.
Notre homme ne croit pas en le scénario "protectionniste" ou du moins dans la politique d'import-substitution. Car, explique-t-il, le protectionnisme fera d'abord mal à nos entreprises exportatrices, car si on ferme nos frontières, nos partenaires ne resteront pas les bras croisés et feront de même. Quant à la substitution, il estime que notre industrie n'est pas assez développée pour fabriquer tout ce qu'on importe. Et ne peut rivaliser de toutes les façons avec des pays qui peuvent produire mieux et moins cher.
Seule issue : monter une offre compétitive, à forte valeur ajoutée, bâtie sur le long terme, et proposer au monde ce que les autres ne font pas ou ne savent pas faire...
- LeBoursier: Les pouvoirs publics ont mis en place plusieurs mesures pour aider les entreprises à surmonter cette crise inédite. Les trouvez-vous rassurantes ?
- Salim Sekkat : De prime abord, ces mesures permettent effectivement de soulager la trésorerie, payer les salaires, les loyers, faire face aux impératifs, etc. Mais si ces aides permettent de lisser les charges dans le temps, le danger c’est que cela va aboutir à l'accumulation d'une montagne de charges pour l’après-confinement.
Par exemple, si on reprend en juillet, on aura trois ou quatre mois de charges pleines à lisser sur les prochains exercices. Et si le confinement dure plus longtemps, cela s’alourdira davantage, évidemment. Le confinement va donc avoir un effet durable, dont on ignore aujourd’hui l’impact réel.
- Vous parlez des dettes générées durant cette période et qu’il va falloir régler tôt ou tard ?
Tout à fait. C’est comme quelqu’un qui vous prend une part du fardeau, qui marche à vos côtés, mais qui va vous le remettre sur le dos au fur et à mesure que vous reprenez votre souffle. Damane Oxygène est une ligne qui va permettre de régler les charges des mois d’avril, mai et juin et qu’on doit rembourser au 31 décembre. Si on n’arrive pas à rembourser en fin d’année, cela peut être transformé en crédit à moyen terme (CMT) sur 5 ans. C’est très bien. Mais il faut ensuite générer assez de bénéfices pour pouvoir régler ces dettes. Ce qui n’est pas évident.
- Les entreprises sont-elles capables de gérer ce fardeau, sachant que le redémarrarge ne se fera pas du jour au lendemain ?
Globalement, les acteurs qui pourront faire face à cette crise sont ceux qui ont misé depuis des décennies sur une gestion de long terme, qui ont construit de la valeur, du patrimoine et bâti un écosystème sain. Celles-là peuvent survivre très longtemps, même sans les aides de l’Etat.
- Dans les faits, la grande majorité des entreprises ne peut subsister sans ces aides…
Justement. Et il y a une donnée assez révélatrice à ce propos. Fin mars, le ministre de l’emploi a annoncé qu’on avait déjà plus de 77 000 entreprises au bord de la banqueroute, soit 15 jours seulement après le shutdown. Celaa interpelle, parce que 15 jours, c’est très peu, que l’on parle de liquidités ou de capitaux propres projetés. En 15 jours, il n’y a pas de clôture et les capitaux propres ne sont pas touchés. Que des entreprises ne puissent pas tenir 15 jours, c’est quand même alarmant.
La majorité des entreprises sont mal dotées en fonds propres, et ont des actionnaires qui ponctionnent dans leur trésorerie, ne faisant pas la différence entre patrimoine de la société et leurs biens personnels. Cela crée des situations fragiles. Et il a suffi donc de 15 jours d’arrêt ou de baisse d’activité pour les mettre en difficulté.
- Ce qui signifie que ces entreprises naviguaient à vue bien avant la crise…
Exactement. La crise n’a finalement fait que révéler leurs fragilités structurelles… Cela interroge par rapport au terme dans lequel elles s’inscrivent. On a le sentiment que la plupart de ces entreprises s’inscrivent dans le court terme et non pas dans la construction sur le long terme.
C’est dans ce constat que repose la première opportunité offerte par cette crise : se remettre en question. Il y a des patrons d’entreprises qui devraient marquer un arrêt et se demander comment ça se fait qu’ils aient pu frôler la banqueroute en moins de 15 jours de shutdown. Il faudrait établir un diagnostic financier et repenser les différentes composantes des maillons de la chaîne. La crise nous offre ainsi cette belle opportunité de se remettre en question, de repenser son action…
- Généralement, les chefs d’entreprises n’assument pas cet état de fait. Pour eux les défauts viennent de l’Etat, des banques, des délais de paiements… Beaucoup revendiquent d’ailleurs une politique protectionniste pour protéger leurs affaires.
Il y a en effet des difficultés sur ces sujets que vous évoquez. L’Etat doit donner un cadre propice aux affaires, il est certain que le comportement des clients et des fournisseurs n’est toujours pas exemplaire… Mais on ne peut pas utiliser cela comme un prétexte, une excuse pour ne pas avancer.
Quant au protectionnisme, je ne pense que pas que cela soit souhaitable. L’Etat devrait mettre en place un cadre clair, équitable. Mais à partir de là, chacun doit être libre de jouer sa partition.
- Vous ne semblez pas partager l’idée de plus en plus défendue par plusieurs économistes d’une politique protectionniste ou d’import-substitution…
Le protectionnisme, c’est comme le communisme. C’est une belle idée sur le papier, mais c’est difficile à mettre en pratique. On l’a déjà expérimenté dans les années 1960-1970, mais cela a échoué. Certes, cela a permis de booster la production locale, mais le consommateur a trinqué, car la qualité des produits s’était alors beaucoup dégradée. Il n’y avait pas suffisamment de concurrence pour créer une émulation, et faire que les entrepreneurs rivalisent d’ingéniosité et proposent de bons produits. Au final, c’est le consommateur qui s’est retrouvé perdant.
Le rôle de l’Etat, c’est de mettre en place un cadre équitable. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui, puisqu’on a encore des économies de rente. Et ce n’est pas facile de tout changer du jour au lendemain. Mais ce n’est pas forcément en donnant à l’Etat les manettes de l’économie que ca va mieux se passer.
Et si on met en place des mesures protectionnistes, les autres pays feront de même. Ce qui n’est pas souhaitable pour nos entreprises qui exportent.
- Dans ce cas, quelle(s) alternative(s) proposez-vous pour permettre de relancer la machine industrielle ?
C’est une question de valeur ajoutée. A partir du moment où vous avez des chinois qui sont prêts à travailler de très longues heures, pour gagner très peu d’argent, il est impossible de les concurrencer sur ce terrain. Sauf si on fait pareil. Ce qui est impossible.
Un moment donné, nos entreprises devront se dire qu’elles sont dans une bataille mondiale. Et que seule leur capacité de proposer de la valeur ajoutée compte. Je pense qu’on fait tous un meilleur job quand on fait ce qu’on sait faire le mieux. Il faut proposer des choses que l’autre ne peut pas proposer. Cela n’a aucun sens de proposer au marché le même produit pour un prix trois fois plus cher.
Se protéger, c’est rester dans un marché fragmenté et avoir comme seul objectif de survivre. Sans plus. Ce n’est pas cela qui nous permettra de nous développer.
- Mais comment pourrait-on continuer de miser sur l’ouverture alors même que le monde autour de nous se referme ?
Il est vrai qu’on ne pourra pas conduire une politique indépendante de ce qui se fait ailleurs. Si cela se confirme et qu’on se dirige vers une vague de « refermeture » des marchés, il faudra prendre des mesures en conséquence. Mais globalement, je ne pense pas que cela soit souhaitable.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de se refermer et d’essayer de tout produire chez nous quand d’autres peuvent le faire, moins cher et plus vite. Surtout à notre échelle. On est moins de 40 millions d’habitants, et on ne possède pas un tissu industriel très développé. Je ne vois pas comment on pourrait produire tout ce dont on a besoin. Si on commence à entrer dans cette logique, ca va faire mal à nos exportations.
- Il faut donc repositionner notre offre sur le marché mondial ?
C’est simple à dire, mais c’est compliqué à mettre en pratique. L’action de l’Etat est ici non négligeable. Un certain nombre de nouveaux secteurs ont émergé grâce à l’intervention de l’Etat. Cela a permis de créer des emplois et de la valeur, mais la question est de savoir dans quelle mesure les entrepreneurs marocains apprennent de ces expériences et peuvent en tirer profit. Il faut s’inscrire dans ces chaînes de valeur et ne pas se contenter de ne proposer que de la main d’œuvre.
Dans ces secteurs industriels, on voit d’ailleurs peu de capitaux marocains, mais aussi très peu de transferts de savoir-faire.
Une fois que vous avez développé cela, dans un écosystème sain, les crises passent sans remettre en cause vos fondamentaux. Car c’est du savoir-faire acquis sur de longues années… Mais cela suppose un cadre incitatif qui encourage les entrepreneurs à faire des paris sur le long terme, qui parfois peuvent se révéler perdants -ce n’est pas grave- mais qui permettent de construire des choses solides. Cela ne se décrète pas, cela se construit dans la durée et dans l’effort mais je pense qu’on peut y arriver.
- Cette crise peut-elle aider à accélérer cette prise de conscience ?
Cette crise montre que les entreprises solides, bien gérées, qui ont des assises financières importantes, sont capables de relever ces défis. D’où ma conviction qu’on assistera au sortir de la crise à un mouvement de concentration dans un certain nombre de secteurs de l’économie. Cela donnera naissance à de grandes entreprises, bien dotées financièrement, et capables d’affronter la concurrence mondiale.
- Vous anticipez donc une vague de fusions-acquisitions ?
C’est une des autres opportunités que je vois dans cette crise. Au Maroc, la dynamique des fusions-acquisitions est très faible. Les transmissions se font également intra-famille, pas toujours en faveur des personnes les mieux outillées pour reprendre les entreprises. C’est culturel.
Ce qu'il y a de bon dans cette crise, c’est que le gap qui existaient entre les acteurs qui sont bons, qui arrivent à faire de bonnes choses, et les acteurs qui le sont moins, va se creuser davantage. On est également en train d’accumuler une montagne de charges à laquelle on doit faire face, tôt ou tard. Les entreprises qui étaient à la limite en termes de fonds propres et en liquidités, qui n’ont pas développé une réelle valeur ajoutée pour les clients, connaîtront d’énormes difficultés. Et auront du mal à se relancer.
Ces éléments militent en faveur d’un mouvement de concentration dans plusieurs secteurs. Peut-être pas directement après le lock-down, mais dans un an ou deux.
- Dans quels secteurs ?
Plusieurs secteurs seront concernés. Mais je pense particulièrement à l’agro-industrie, où ce mouvement a déjà commencé il y a une dizaine d’année, notamment dans la minoterie. Et où les choses vont s’accélérer au sortir de la crise.
Ce sont des secteurs fragmentés, entre l’agricole en amont et la transformation en aval. On le voit aujourd’hui, même de grands minotiers ont des difficultés de financement et n’arrivent pas à faire rentrer des bateaux… La concentration devient donc nécessaire.
C’est un phénomène qui touchera certainement plusieurs autres secteurs de l’économie. Et ce sera une bonne chose.
- Quelles autres opportunités voyez-vous dans cette crise ?
C’est la digitalisation. Mais je ne sais pas si on peut parler ici d’opportunité, car c’est quelque chose qui va se dégager naturellement. Avec le confinement, on s’est rendu compte qu’on n’était pas là où on aurait pu être. Cela a été par exemple difficile et très coûteux de mettre en place le dispositif d’aides aux non-Ramedistes. Ce qui interroge tout notre système de paiement digital, qui aurait pu faciliter énormément les choses. Tout ce qui est e-gov et fintech sera appelé à s’accélérer.
Beaucoup d’entreprises se sont également rendu compte de ce que peut leur apporter la digitalisation. C’est quelque chose dont elles ne voyaient pas l’intérêt. Mais aujourd’hui, elles ont compris ce que cela peut leur apporter et veulent désormais l’intégrer dans leur ADN. Celles qui ne s’inscriront pas dans cette dynamique seront dépassées.
Ce sont des constats, mais qui peuvent mener les dirigeants à des réflexions qu’ils n’auraient peut-être pas eu avant la crise. Et qui vont créer de nouveaux mouvements d’investissement ou de réinvestissements. Cette crise fait sauter beaucoup de barrières.
Vous avez un projet immobilier en vue ? Yakeey & Médias24 vous aident à le concrétiser!