Le cash pour relancer l'économie ? Les réserves de Christian De Boissieu

M.M. | Le 27/4/2020 à 19:31

Invité par la CSMD pour débattre des outils de relance de l’économie marocaine, l’économiste français a émis des réserves sur les instruments de politique monétaire, qui peuvent, selon lui, se montrer inefficaces dans le contexte actuel. Un avis qui contraste avec le consensus qui semble se dégager autour des bienfaits des politiques expansionnistes sur la croissance et la dette publique.

 

Professeur d’économie à la Sorbonne, Christian De Boissieur fait parie des économistes qui conseillent le premier ministre français dans la gestion de la crise du Covid-19. Il est également un fin connaisseur du Maroc et de ses marchés financiers, lui qui officie depuis janvier 2019 au board scientifique de l’autorité marocaine du marché des capitaux, l’AMMC. 

Il a été invité vendredi 24 avril à un atelier de travail de la Commission spéciale sur le modèle de développement autour des impacts de la crise sanitaire sur l’économie marocaine et des instruments de relance que peut activer l’Etat. Un atelier présidé par Chakib Benmoussa et animé par l’économiste Larabi Jaidi.

Intervention de Christian De Boissieur à partir de 1h45 min

L’intervention de Christian De Boissieu est en cela très instructive. Car elle apporte un regard impartial et neutre sur les impacts de cette crise sur le Maroc et vient enrichir le débat, devenu très houleux dans les cercles économiques, sur les leviers à activer pour assurer un redémarrage optimal.

Son avis sur la politique monétaire en tant qu’outil de relance est particulièrement intéressant. Et vient à contre courant de beaucoup d’idées lancées en cette période de crise.

La réglementation bancaire freine la transmission des politiques monétaires

Au moment où beaucoup d’économistes marocains appellent à une injection massive de liquidités dans l’économie, Christian De Boissieur pense que tout en étant nécessaire, cette politique peut se montrer inefficace dans les conditions actuelles.

En cause : les réglementations bancaires. « A quoi ça sert de tout lâcher du point de vue monétaire si en même temps on a des réglementations prudentielles extrêmement sévères qui freinent la distribution de crédit par les banques aux PME, qui sont centrales pour la création d’emploi et de valeur », s’interroge-t-il.

Le Maroc a adopté depuis quelques années des règles prudentielles très strictes, qui imposent au secteur bancaire le respect de normes assez sévères en matière de liquidités, de gestion des risques, d’exigences en fonds propres… Ce dispositif, né des règles de Bâle III, a été mis en place par la communauté mondiale pour corriger les égarements qui ont conduit à la crise des subprimes.

Au Maroc, ces règles étaient déjà très restrictives pour le financement de l’économie avant la crise. Pour réussir le programme Intelaka, Bank Al-Maghrib a dû d’ailleurs desserrer un peu l’étau pour permettre aux banques d’arroser les petites entreprises et assurer un succès effectif à ce programme royal. Aujourd’hui, ces règles deviennent un handicap pour la relance de l’économie. Car elles ne permettront pas une transmission parfaite des décisions de politique monétaire à l’économie réelle.

« Je ne suis pas en train de dire qu’il faut effacer ce qu’on a fait depuis 10 ans. On a eu raison de durcir la réglementation bancaire et financière et de tirer ensemble les conséquences de la crise financière de 2008. Mais il faut de la cohérence entre la politique monétaire et la politique prudentielle. On ne peut pas avoir une politique monétaire qui appuie à fond sur l’accélérateur et une politique prudentielle qui appuierait à fond sur le frein. Il faut savoir ce qu’on veut », explique De Boissieu.

Il cite l’exemple de la France qui souffre des mêmes freins réglementaires : « L’Etat français a mis en place un dispositif de garantie de 300 milliards d’euros pour les crédits bancaires, avec des garanties qui vont jusqu’à 90% du montant des prêts. Mais même avec ces niveaux de garanties, les banques renâclent à accorder des crédits aux entreprises. Cet écart entre les intentions de l’Etat et la réalité sur le terrain peut être dramatique, cela peut produire des faillites, un gonflement des retards de paiements interentreprises, une montée des arriérés de paiement… Et ce n’est pas cela qui va arranger la confiance », raconte-t-il.

Une situation qui rappelle toutes les difficultés rencontrées au Maroc par les PME pour financer leur trésorerie, malgré l’abondance de liquidités et les dispositifs de garanties mis en place par l’Etat pour amortir les effets de la crise.

Compte tenu de la gravité de la situation actuelle, l’économiste préconise aux autorités monétaires de regarder ce qui peut être temporairement relâché, sans remettre en cause pour autant les règles de Bâle III. Car au final, la relance ne peut se faire que si les liquidités injectées par la banque centrale arrivent aux mains des entreprises.

Il faut lâcher le déficit mais ne pas compter sur l’inflation pour absorber la dette

Sa position sur l’inflation contraste également avec le consensus qui semble se dégager. Pour beaucoup d’économistes, les effets de cette crise peuvent être amortis en partie par plus d’inflation. Aussi bien pour booster la croissance que pour absorber une partie de la dette publique qui naîtra du creusement du déficit budgétaire.

De Boissieu ne croit pas en ce scénario. Ecartant toute éventualité de retour de l’inflation sur les trois prochaines années, malgré l’explosion de la création monétaire, il pense qu’il ne faut surtout pas compter sur l’augmentation des prix pour alléger le fardeau de la dette.

S’il est indispensable de lâcher le déficit budgétaire et l’endettement, il va falloir, selon lui, penser à une autre manière pour gérer le surendettement public et privé. Car le monétarisme en tant que clé de compréhension du monde n’est plus de mise, explique-t-il.

« Depuis 10 ans, les banques centrales ont tout lâché, leurs bilans ont explosé, mais l’inflation est restée basse. Au Maroc comme en zone Euro, on est resté même en dessous de l‘objectif des 2%. Le lien entre la création monétaire et les prix s’est beaucoup distendu ces dernières années », affirme-t-il.

Cette faible corrélation entre création monétaire et inflation s’explique selon lui par trois éléments :

- En période de récession et de montée du chômage, il y a une augmentation de la demande sur la monnaie. Mais la vitesse de circulation de la monnaie a plutôt tendance à baisser. Ce qui compense en partie l’impact de l’impulsion monétaire sur les prix.

- Deuxième raison : la non-transmission des liquidités vers l’économie réelle, en raison du durcissement des règles prudentielles qui freinent la distribution de crédit aux entreprises. Résultat : les liquidités injectées finissent par alimenter des bulles spéculatives sur certains actifs, comme ce fut le cas ces dix dernières années sur les marchés financiers et l’immobilier.

- Troisième raison : l’absence des causes possibles de l’inflation. Le pétrole est à son plus bas historique. La probabilité d’une inflation énergétique est de zéro. Idem pour l’inflation salariale au vu de la montée du chômage. Aucun risque non plus d’importer de l’inflation, car le dirham, estime l’économiste, ne risque pas de baisser au point d’impacter les prix des produits importés. Et ce malgré l’élargissement de sa bande de fluctuation à 5%.

Ces trois éléments poussent De Boissieu à dire que l’on continuera de vivre durant les trois prochaines années sur le même modèle : beaucoup de création monétaire, avec plus de problèmes d’inflation des prix de certains actifs que des prix au détail.

« Je ne crois pas à la montée de l’inflation. Cela veut dire que ce n’est pas l’inflation qui va alléger l’endettement. Ces deux derniers siècles, les déficits explosaient en période de guerre et on comptait sur l’inflation pour alléger la valeur réelle de la dette. Ce ne sera pas à mon avis le scénario des trois prochaines années », tranche-t-il.

Dette publique : quand la récession complique la donne

Le problème de la dette sera d’autant plus compliqué à gérer en temps de récession, ajoute l’économiste. Ce qui réfute selon lui la thèse émise en janvier 2019 par Olivier Blanchard, chef économiste du FMI.

Dans un papier publié sur le sujet, Blanchard a tenu à alléger la problématique de la dette des Etats en expliquant que tant que les taux de croissance sont supérieurs aux taux d’intérêt réels, l’endettement ne posait pas réellement problème. Une donnée que la crise du Covid-19 vient chambouler, estime De Boissieu. « Avec les récessions que connaitront tous les pays, les taux d’intérêt nominaux et réels vont être désormais supérieurs aux taux de croissance qui seront négatifs. On aura donc un problème sur les dynamiques d’endettement qui ne rejoignent pas l’optimisme de mon ami Olivier Blanchard. Les taux d’intérêts sont certes toujours très bas. Mais la croissance sera encore plus basse », précise-t-il.

Il va falloir donc gérer le surendettement aussi bien public que privé sans compter sur l’inflation ou l’effet compensatoire de la croissance.

Une des pistes qui permettra d’alléger le fardeau pour l’Etat dans ces conditions serait d’émettre des dettes sur le très long terme, voir des dettes perpétuelles. Et à des taux fixes pour profiter des taux bas. « C’est un peu à travers le temps qu’on va très lentement corriger l’indispensable surendettement d’aujourd’hui », explique l’économiste.

Des avis, en somme, qui nous éclairent sur les difficultés de mettre en place des politiques de relance en s’appuyant sur les leviers classiques de l’inflation, les injections massives de liquidités, et nous alertent sur le legs très lourd qu’il va falloir gérer une fois sortis du feu de la crise.  

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