Plan anti-crise : le décryptage sans langue de bois de Larbi Jaidi

Mehdi Michbal | Le 31/3/2020 à 15:55

INTERVIEW. L’économiste et Senior fellow au Policy Center for the New South, analyse pour nous l’efficacité des mesures décidées par le gouvernement et la Banque centrale pour absorber le choc du Coronavirus. Et donne son avis sur le différend qui a éclaté entre banquiers et patronat.

Economiste, Larbi Jaidi a plusieurs casquettes dans la vie publique. Il est actuellement membre du Conseil de Bank Al Maghrib et membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD). Mais dans cette interview, il intervient en tant que Senior fellow au Policy Center for the New South. Casquette indépendante qui lui permet de s’exprimer librement. « Je ne représente ici ni la CSMD ni la Banque centrale. Ces institutions ont leur propres canaux de communication et je ne fais pas partie des personnes habilitées à parler en leur nom », tient-il à préciser.

Nous l’avons contacté pour avoir son regard sur le plan anti-crise déployé par le gouvernement. Que ce soit sur le volet concernant les entreprises que celui touchant directement aux ménages.

Il estime ainsi que la réaction des autorités économiques et financières a été assez rapide. Mais qu’il faut désormais veiller à ce que les mesures décidées soient mises en ouvre rapidement. Sinon, ces mesures perdront de leur efficacité.

Il s’exprime également sur la guéguerre qui a éclaté entre patronat et banquiers, et en décrypte les tenants et aboutissants. Tout en critiquant l’attitude de la CGEM, qui a essayé selon lui de redorer son image en s’attaquant aux banques, il estime que le secteur financier doit aussi se remettre en question et revoir la nature de ses rapports avec l’entreprise.

- LeBoursier : Face à la crise, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages et soulager la trésorerie des entreprises. Que pensez vous des décisions prises jusque là ?

- Larbi Jaidi : Il faut d’abord souligner la réactivité des autorités, aussi bien sur le plan sanitaire que sur les plans économique et financier. La réaction a été rapide. Le choc et l’urgence de cette question nous imposaient d’aller très vite. Il fallait donner aux ménages et aux entreprises un signal, montrer que l’Etat est là, qu’il réfléchit et qu’il réagit.

Mais il y a toutefois un certain nombre de positions qui se sont dessinées entre certaines parties prenantes de la crise qui donnent l’impression qu’il n’y a pas de convergence, de cohérence. C’est un signal qui n’est pas positif. Il y a un comité de suivi et de veille piloté par le ministère des Finances. Il faut continuer d’agir en tant que collectif.

- Vous faites allusion à la récente rixe entre CGEM et GPBM... Comment interprétez-vous cette guéguerre ?

La CGEM est passée par une phase assez délicate. Elle essaie donc de se repositionner dans son environnement, que ce soit avec ses membres ou avec le grand public. C’est ma propre lecture des choses.

Mais ce n’est pas dans ce moment de crise qu’elle doit se redonner une image et une force dans une relation conflictuelle. Ce n’est pas une façon pour se repositionner, même si la situation, il faut le dire, est délicate. Et la CGEM subit, je l’imagine, une grande pression de la part de ses membres. Il fallait de la maturité, parce que la situation est très grave. Il ne faut pas être dans une logique de mise à l’index. Il faut discuter, et l’Etat est là pour réguler les différentes positions.

Mais il y a aussi des choses à dire du côté des banques, dont la communication peut prêter à ambigüité.

- Dans quel sens ? Qu’est-ce qui est ambigu dans la communication des banques ?

Dans le communiqué annonçant le dispositif de report des échéances bancaires et d’assouplissement des conditions de crédit, le GPBM ne parle que des entreprises directement touchées par la crise. Cette notion de « directement touché » peut prêter à ambigüité. C’est une forme d’exclusion selon ma lecture des choses. Ce dispositif d’assouplissement du crédit ne peut être efficace que s’il y a un bon climat de négociation, de maturité entre les banques et les entreprises.

La communication des banques n’est pas un indicateur positif de ce point de vue là. Ce qui peut expliquer la réaction de la CGEM qui doit être sous pression. Mais au-delà de tout cela, je pense qu’il faut revenir à une approche plus sereine, plus collaborative. Le système financier doit aussi réfléchir à des mécanismes à la hauteur de la gravité de la situation. Il faut sortir de la logique du produit financier classique et ordinaire. Il faut être imaginatif et sortir de l’approche classique de l’accès au crédit, qui ne se limite pas au taux d’intérêt et au report des échéances.

- Come toutes les banques centrales du monde, Bank Al Maghrib a aussi réagit en actionnant des leviers de politique monétaire comme la baisse du taux directeur et l’augmentation des lignes de refinancement. Que pensez-vous de la réaction de la banque centrale ?

Bank Al Maghrib a pris un certain nombre d’initiatives en abaissant son taux directeur et en ouvrant la possibilité à un refinancement beaucoup plus large. Mais il faut désormais inciter les banques à transmettre ces orientations à l’économie réelle. Il faut de la veille et de la surveillance. La banque centrale doit être beaucoup plus vigilante que par le passé.

- Dans le monde, certains économistes craignent une contagion au système bancaire, à travers notamment l’explosion des défauts de paiement. Ce qui peut déboucher sur une crise financière encore plus grave… Est-on exposé à ce risque au Maroc ?

Il y a une situation d’urgence, il fallait réagir. Les leviers qui devaient être mobilisés l’ont été. On n’avait pas le choix. Ceci dit, les banques sont aussi garantes de l’épargne et de sa sécurité. Et le secteur doit veiller à sa stabilité financière, surtout qu’il y a des engagements assez durs dans le cadre du dispositif Bâle III.

Bank Al-Maghrib a desserré un peu ces règles pour donner plus de marges aux banques. Mais il y a à mon avis une distinction à faire, car il y a des secteurs comme l’immobilier par exemple où les impayés sont importants. Les règles prudentielles doivent rester de mise dans ce cas. On ne peut desserrer la chose de manière uniforme.

Bank Al Maghrib a pris les décisions qui s’imposaient. Elle doit veiller à leur transmission, agir sur les liquidités, le refinancement, mais tout en restant dans une logique de garant de la stabilité financière.

- Quand on analyse la batterie de mesures de soutien aux entreprises, on remarque une absence des mécanismes budgétaires, comme si la seule réponse ne peut être que monétaire. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes dans les premiers mois de la crise et il est normal d’opter pour les choses les plus faciles à mettre en place. Les mesures budgétaires ont besoin d’un temps de conception. Une réponse par le budget exige un mécanisme de validation, un vote au parlement…

Il faut donc commencer par la politique monétaire, car elle reste plus flexible. Elle concerne également un rapport direct entre banques et entreprises en traitant un problème réel et urgent : celui de la trésorerie. La politique monétaire est généralement plus flexible dans les situations d’urgence.

- Est-ce que les autorités monétaires ont encore de la marge pour intervenir si la crise dure dans le temps ?

Tout dépend de l’horizon de la crise. Mais il faut d’abord veiller à l’application de ce qui a été déjà décidé. Il y a souvent un décalage entre l’annonce et l’application. Il faut que ce qui a été décidé soit rapidement mis en œuvre.

Il y a actuellement un débat dans un certain nombre de pays sur la possibilité pour les banques centrales de donner du crédit directement aux entreprises. Ce n’est pas bien sûr la mission de la banque centrale et ses statuts ne le permettent pas. Mais la question est débattue en Europe notamment.

Il y a sinon d’autres leviers à actionner : concevoir des produits financiers plus adaptés à la conjoncture, améliorer les rapports qualitatifs entre banques et entreprises, renforcer les moyens de la CCG pour qu’elle puisse faire face à la demande. Et ca c’est le rôle de l’Etat. L’Etat doit débloquer de nouvelles lignes pour la CCG, c’est une mesure budgétaire qui peut faire de l’effet.

Mais le plus important reste le mécanisme de relation directe entre banquiers et entreprises. Je parle ici de l’agence et de son client. Les banques doivent être plus entreprenantes, inciter leurs agences à avoir un autre rapport avec l’entreprise. C’est de l’ordre du qualitatif. Et c’est très important. Car on peut avoir de bonnes mesures, mais si elles ne sont appliquées qu’à moitié, elles peuvent perdre de leur efficacité. C’est à l’échelle micro qu’on doit agir pour avoir de l’effet.

Notre système bancaire n’est pas décentralisé. Pour un crédit, un banquier doit consulter Casablanca, même si vous avez toutes les garanties nécessaires. Il y a une lourdeur dans le traitement des dossiers. Il faut être très vigilant sur ça.

- Parmi les mesures prises, et qui étaient les plus attendues, celles concernant directement les ménages. Quel regard portez-vous sur ce qui a été décidé jusque-là ?

Sur ce volet, il y a eu deux moments de réponse. Un premier moment adressé aux salariés affiliés à la CNSS, à travers une compensation de la perte du revenu salarial assez proche du SMIG. La mesure est très positive, à la hauteur des attentes.

Et un deuxième moment, autrement plus important, qui touche une plus grande frange de la population, plus fragile, travaillant dans l’informel avec un revenu précaire. C’était un sujet complexe, car il s’agissait d’atteindre ces personnes.

On dispose déjà d’une base de données, créée pour donner corps au RAMED. Cette base souffre certes d’un certain nombre d’insuffisances, mais dans cette phase d’urgence, il fallait agir vite, même s’il y aura des déperditions, des fuites. Il ne faut pas que celles-ci soient très grandes, mais on ne va pas attendre de corriger cette base de données pour agir.

Il y aura certainement des effets secondaires négatifs : des personnes qui bénéficient de transferts sans les mériter, et d’autres qui les méritent mais qui n’en bénéficient pas. Ce biais, les autorités en ont pris conscience. Et c’est pour cela qu’un autre dispositif à l’adresse des non Ramedistes a été mise en place.

- Les montants de ce dispositif ne dépassent pas les 1200 DH par mois pour les ménages de 4 personnes. Est-ce suffisant à votre avis ?

Il y une distinction qui a été faite selon la taille du ménage. Les montants sont peut être limités par rapport aux besoins, mais il faut être lucide. L’Etat affecte ces transferts monétaires en fonction de qu’il peut mobiliser, du budget dont il dispose. Il y a une contrainte sur le court terme en tout cas, car le dispositif peut être élargi dans un deuxième temps, en espérant bien sûr qu’il n’y aura pas de deuxième temps.

Il s’agit en tout cas de montants moyens. Il faut savoir aussi que ces transferts monétaires sont faits à l’adresse de personnes vulnérables qui habitent pour le plus grand nombre dans des régions où le coût de la vie est différent des centres urbains. 800 DH pour un couple à Casablanca, c’est faible. Mais dans une région reculée, cela peut être acceptable. La politique publique raisonne dans les lignes moyennes. Et ces transferts, il faut les prendre comme un revenu d’urgence.

Mais au-delà de ces montants, le pus implorant, c’est la procédure et la rapidité de sa mise en ouvre. Le fait de recourir aux technologies de l’information peut justement accélérer le ciblage de ces personnes.

- C’est une première en tout cas au Maroc, que l’Etat fasse des transferts directs aux populations vulnérables…

La question des transferts monétaires est dans l’agenda politique depuis des années. On pensait à ce mécanisme pour résoudre la problématique de la compensation de la farine, du sucre et du gaz butane. Il a été déjà mis en pratique pour les familles rurales pour éviter l’abandon scolaire dans le cadre du programme Tayssir. Mais c’est la première fois qu’on utilise le transfert monétaire en tant que revenu d’assistance.

- Cette crise vient accélérer donc la mise en place du mécanisme…

C’est une expérimentation grandeur nature qui permettra de tirer certaines leçons, en attendant la mise en place du Registre social unique, qui est dans l’agenda politique.

- Ce choc du Coronavirus est inédit pour le pays. Quel sera son effet sur l’économie ? Combien cette crise va-t-elle nous coûter selon vos estimations ?

Sur ces questions d’évaluation, je suis généralement extrêmement prudent. On peut donner des prévisions au pif, mais si on veut évaluer quantitativement les effets de la crise, il faut disposer d’une information pertinente et d’un outil d’analyse d’impact. Le ministère des Finances ou le HCP doivent disposer de ces techniques.

Ahmed Lahlimi parle d’une croissance de moins de 1% au lieu de 2,5%. Mais je ne sais pas sur la base de quelles hypothèses. On ne sait pas combien va durer cette crise. Il faut donc des scénarios. Autre hypothèse qu’on ne maîtrise pas : l’environnement international. Il y a des estimations faites par le Banque Mondiale et l’OCDE. Mais elles changent d’une semaine à l’autre. Le coût est donc difficilement quantifiable.

Une chose est néanmoins sure : cette crise va se traduire par un resserrement des réserves en devises disponibles pour le pays. Les sources d'accumulation de devises comme l’automobile, l’aéronautique ou le textile pâtissent de l’environnement international. Il y aura aussi un effet sur les phosphates, puisque la saison agricole a été perturbée dans le monde entier. Ce qui va avoir un effet sur la consommation d’engrais. Le pétrole a chuté certes, mais le déficit commercial va se creuser.

Quand le Maroc faisait de faibles performances à l’export, les services comme le tourisme ou les transferts des MRE compensaient généralement. Or, ces deux sources s’épuisent également. L’investissement international va connaître aussi un coup d’arrêt. De nouvelles stratégies vont se dessiner à l’avenir. C’est une situation extrêmement délicate qui va mettre à rude épreuve nos réserves en devises. Il faudra donc penser à de nouvelles sources…

- Est-ce le moment de tirer sur la ligne de précaution du FMI ?

Les lignes de financement du FMI sont faites pour les situations de crise. Et on est en crise. Le Maroc est donc en droit de demander l’activation de cette ligne. Est-ce qu’il le fera ? Celaa dépendra de l’appréciation politique qu’en fera l’Etat.

- Qu’est-ce qu’on peut tirer comme leçons de cette crise ?

Il y a beaucoup de leçons à tirer. L’une d’entre elles est qu’il faut mettre de l’ordre dans notre système de protection sociale.

Vous connaissez l’état de vulnérabilité de notre société. Même si les chiffres de la pauvreté montrent des tendances baissières, la précarité est là, y compris dans les milieux salariés.

Notre système de protection sociale est complexe, il couvre relativement bien, ou moyennement bien, les populations salariées à travers l’AMO ou la retraite. Mais l’autre volet du système est extrêmement complexe. Il est basé sur plusieurs fonds, avec parfois des redondances, une absence de visibilité.

En dehors de l’INDH, tous les autres fonds ont été constitués par des sédiments. Ce qui fait que nous avons aujourd’hui plus d’une centaine de programmes, mais dont on n’arrive pas à évaluer l’impact.

Il faut mettre de l’ordre dans tout cela pour déboucher sur un système basé sur deux ou trois fonds implorants, qui soient bien ciblés. Et qui puissent couvrir non seulement les risques classiques (absence de revenus, handicap, troisième âge, femmes veuves ou divorcées…), mais aussi des risques comme les chocs climatiques ou les épidémies.

Il y a une réflexion sur la notion de solidarité qu’il faudrait convoquer au débat.  

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