Tariq Sijilmassi : “Le Crédit Agricole a besoin de fonds propres pour continuer à grandir“

Mehdi Michbal & Naceureddine Elafrite | Le 12/4/2019 à 18:09

Avec un total bilan de 107 milliards de dirhams, le Crédit Agricole du Maroc a le potentiel pour grandir davantage, mais aussi et d’abord le besoin de renforcer ses fonds propres pour croître dans la sérénité. Son président, Tariq Sijilmassi nous parle des pistes et des options dont il dispose pour renforcer l’assise financière de la banque sans toucher à son ADN : le soutien au petit fellah.

Président du directoire du Crédit Agricole du Maroc, Tariq Sijilmassi se trouve devant un paradoxe. La banque qu’il dirige a besoin de grandir, en a le potentiel, mais a besoin de renforcer ses fonds propres pour le faire. Les techniques d’ingénierie financière peuvent lui permettre d’optimiser ses ressources en mitigeant les risques pris sur les engagements.

Il peut également agir sur les dettes mezzanines, assimilées à des quasi-fonds propres. Mais il y a aussi l’option d’une entrée en Bourse. Sauf que le Crédit Agricole n’est pas une banque comme les autres. Elle fait du crédit comme tout le monde bien sûr, mais a l’obligation de financer le petit agriculteur, de concéder des bonifications de taux, d’abandonner des créances quand de grosses sécheresses se pointent. Difficile de convaincre des investisseurs de vous suivre dans ces conditions.

Comment donc résoudre cette équation ? Comment concilier cette mission de soutien du monde rural avec les exigences de rentabilité ? La parole à l’intéressé.

   -Le Boursier : Le Crédit Agricole n’est pas seulement la banque de l‘agriculture, mais du monde rural de manière générale. Que représente justement le monde rural dans votre banque ?

-Tariq Sijilmassi : Au Crédit agricole, le monde rural, c’est tout. En réalité, nous ne faisons des choses non rurales que pour faire la péréquation avec le rural. Notre ADN, c’est le rural. Nous sommes la banque du monde rural, nous travaillons pour le monde rural, et nous ne ferons jamais défaut à cette philosophie.

Dans le rural, il y a le rural agricole et le rural non agricole.

Le rural non agricole, on essaie de le développer au maximum. Quant au rural agricole, il est lui-même décomposé en plusieurs segments. L’agroalimentaire et la grande agriculture par exemple ne posent pas de problèmes. C’est un business où on est d’ailleurs concurrencé par les autres banques.

Et puis, il y a le petit fellah. C’est la partie la plus difficile. Ici, nous avons une part de marché de 100%, que personne ne nous conteste. Et sur laquelle nous faisons de la bonification de taux. Nous sommes aussi obligés de faire régulièrement de la réhabilitation avec des abandons partiels d’agios.

Cette partie a un impact très positif sur le monde rural, mais à l’intérieur de la banque, cet impact en termes financiers doit être relativisé. Il ne risque pas d’entraîner la banque vers le bas.

C’est pour toutes ces raisons que notre stratégie a été de grandir. Nous sommes aujourd’hui à plus de 107 milliards de dirhams de total bilan. On peut donc avoir un impact fort, sans compromettre l’avenir de la banque. C’est cela notre philosophie.

L’avenir du Crédit Agricole, c’est de trouver les ressources nécessaires, notamment en fonds propres, pour justement continuer à grandir. C’est un vrai sujet, qui est extrêmement important pour nous. Il y a un régulateur et des règles prudentielles à respecter. Ces règles sont faites pour sécuriser les déposants et le système bancaire. Nous n’allons pas y déroger. Et donc il nous faut des fonds propres additionnels.

     -Vous en êtes où aujourd’hui dans vos ratios prudentiels ? Sont-ils en ligne avec les exigences réglementaires ?

-Le ratio de solvabilité est à 13,4%, un niveau confortable. Le ratio de liquidité est de 146%, il est extrêmement à l’aise. Le TIER 1 est à 9%, et nous avons besoin de le renforcer.

Les grandes banques systémiques doivent être à 10% de TIER 1. Nous devons donc renforcer les fonds propres. L’idée n’est pas d’être systématiquement à 10%, mais de s’assurer que nous avons les fonds propres pour soutenir notre croissance, sachant que nous avons le potentiel de grandir entre 6 à 7 milliards de dirhams par an.

   -Vous avez donc besoin de fonds propres pour pouvoir grandir…

-Les fonds propres doivent toujours précéder la croissance et pas l’inverse.

Lorsque les fonds propres sont en retard par rapport à la croissance, vous êtes tous les jours dans le collimateur du régulateur. S’ils sont trop en avance, c’est que vous avez un mauvais retour sur investissement, et donc il faut soit croître davantage, soit diminuer les fonds propres.

Mais si vous n’avez pas un minimum de marge confortable, il sera difficile de croître.

Pour continuer à grandir et de respecter son ADN, cette banque a besoin en effet de renforcer ses fonds propres et sa taille pour qu’en volume relatif, la part dédiée au petit agriculteur puisse également grandir et rester importante.

Voilà les mécanismes qui vont nous permettre de continuer à grandir à un rythme soutenu, tout en gardant notre philosophie.

   -Où est-ce que vous allez trouver ces fonds propres ?

-Les fonds propres, c’est de la technique. Vous pouvez agir et sur le haut et sur le bas du bilan.

Sur le bas, vous pouvez prendre des engagements sans grand risque par rapport au petit agriculteur, en finançant par exemple les grandes entreprises, les PME, en faisant du crédit habitat, des crédits adossés à des garanties étatiques… Cela peut nous permettre de grandir à coût minime en fonds propres.

L’idée est de rentabiliser au mieux les fonds propres : cibler les placements les plus rémunérateurs et ayant la pondération en risque la plus faible. 

Deuxième technique dont nous disposons : renforcer les fonds propres par des techniques classiques, par de l’émission de dettes perpétuelles, assimilées à des fonds propres. Et je vous annonce qu’on va en faire. Ou bien en opérant une augmentation de capital pour renforcer les capitaux durs, par le biais des actionnaires actuels ou en ouvrant le capital à de nouveaux entrants.

L’idée est en train de faire son chemin. C’est l’actionnaire de la banque qui décidera en dernier lieu.

On peut aussi recourir à une entrée en Bourse. Mais pour le faire, il faut trouver des mécanismes pour garder l’ADN de la banque, le caractère rural, la défense des petits agriculteurs.

Il faut trouver des mécanismes pour, d’un côté, immuniser les petits porteurs des pertes liées aux petits agriculteurs et aux effets de la sécheresse. Et de garder la mission de service public de l’autre côté.

   -Comment cela peut-il se faire ? Est-ce qu’il faut émettre deux catégories d’actions ?

-Il y a beaucoup de montages à l’étude. Encore une fois, ce n’est pas moi qui décide. Mon rôle, c’est de présenter les montages possibles.

Trois étapes sont à parcourir en toute évidence : optimiser d’abord les fonds propres existants, les renforcer ensuite par des moyens intermédiaires (augmentation de capital de moyenne taille et émission de dettes subordonnées) et penser enfin à l’ouverture soit à la Bourse soit à d’autres actionnaires.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas voir le problème à l’envers. Il ne faut pas croître au rythme de nos fonds propres actuels, c’est une erreur. Il faut faire croître nos fonds propres actuels au rythme de notre capacité de croissance sur le marché. Et Dieu sait que nous avons de la capacité de croissance.

Le nom Crédit Agricole est aujourd’hui très bien perçu par la clientèle, qu’elle soit privée ou institutionnelle. On arrive à placer de bons crédits chez de bons clients à un risque très maîtrisé.

Nous avons également un rattrapage à faire dans beaucoup de domaines comme la bancassurance, le crédit habitat, le crédit conso, la monétique… Nous devons regagner notre part de marché naturelle sur ces domaines-là. Nos cinq prochaines années de business sont devant nous, rien que par ces rattrapages-là.

Et puis il y a une chance exceptionnelle qui est la digitalisation. Avec la digitalisation, les compteurs sont remis à zéro pour tout le monde. Je ne parle de la banque en ligne, mais de la vraie digitalisation. On est tous au même niveau sur ce domaine.

Le Crédit Agricole a d’ailleurs le dernier système d’information en place. Il est donc le plus agile pour pouvoir s’adapter aux contraintes de la digitalisation.

Notre ADN bien sûr n’est pas digital, c’est le rural. C’est pour ça que nous ne communiquons pas beaucoup sur ce volet. Nous ne sommes pas une banque digitale. Nous sommes la banque du monde rural, de l’agriculteur, du développement rural, mais nous utilisons à merveille le digital. Et nous allons être dans le digital comme les autres, avec les mêmes outils, les mêmes facilités.

    -A quel niveau se situe votre part de marché naturelle ?

-Nous sommes aujourd’hui à 9%. J’estime que nous pourrions évoluer jusqu’à 12% sans problème. C’est ce que nous visons.

    -Les risques dans le rural sont-ils plus importants que dans l’urbain ?

-Les risques du petit agriculteur sont plus importants en effet. Il n’y pas de mystère là-dessus, puisque nous avons 100% de part de marché sur ce segment. Si on nous laisse ce segment, c’est que personne n’y voit de bénéfice. Et nous sommes très fiers de l’avoir.

Mais nous mitigeons, ceci dit, ce risque par des inventions maison comme Tamwil Al Fellah et par notre connaissance très profonde du monde rural. Malgré cela, nous sommes obligés de faire régulièrement des opérations d’abandon de créances.

    -Cette activité doit-elle être subventionnée par l’Etat pour vous permettre de résoudre l’équation rentabilité/service public ?

-Il y a déjà Tamwil El Fellah, où il y a un fonds de garantie de l’Etat. Sur le petit fellah, nous faisons de la bonification de taux, nous diminuons donc nos bénéfices et ce sont des dividendes en moins pour l’Etat. C’est donc une forme de subvention. Ce qui sera difficile à faire si on est en Bourse.

Mais je pense qu’il y a encore d’autres acteurs qui ne sont pas encore entrés en jeu. C’est le cas des régions par exemple, qui pourraient aider dans les bonifications de taux.

     -Vous avez parlé d’une émission obligataire qui se prépare. C’est pour quand et sur combien va-t-elle porter ?

-Nous avons le droit en dette perpétuelle à 100 points de base de notre TIER 1. Ce ratio est actuellement à 9% pour des fonds propres d’un peu plus de 6,5 milliards de dirhams. Le montant de l’émission sera donc dans les 800 millions de DH.

Nous allons la lancer rapidement puisque nous avons eu l’autorisation du dernier Conseil d’administration.

    -Et la Bourse, c’est pour quand et pour quel montant ou quelle part du capital ?

-La question n’est pas quand et combien, mais comment. On doit d’abord trouver le mécanisme pour protéger les petits actionnaires…

   -Il n’y a pas d’actionnaires à votre avis qui voudraient investir pour vous accompagner justement dans cette mission de service public ? Les investissements à impact positif sont devenus à la mode…

-L’impact positif, oui ça intéresse. Mais il faut un rendement quand même.

Nous sommes bien sûr rentables, mais pas assez pour pouvoir intéresser les porteurs à la Bourse. Nous sommes rentables sauf accident (une grosse sécheresse par exemple).

Si demain, il y a une opération de traitement de l’endettement des agriculteurs, comment allons-nous expliquer cela au marché ? Les actionnaires n’accepteront pas d’abandonner des créances pour aider les agriculteurs. C’est une question de mécanisme à mettre en place.

    -Une idée sur la part du capital qui pourrait être mise sur le marché?

-Nous avons des actionnaires privés pour 25% et l’Etat doit rester à 51%. Il reste mécaniquement 24%, sauf si l’entrée en Bourse se fait avec augmentation de capital. Mais on ne sait pas encore comment les choses vont s’opérer. Un flottant de 20%, c’est à peu près ce que les autres banques ont en Bourse. On ne sera pas loin de cette moyenne.

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