La Tunisie ouvre une grosse brèche dans le tabou de l'héritage

Initiative historique du président tunisien. Il va proposer une loi visant à autoriser, pour ceux qui le souhaitent, l'égalité hommes-femmes en matière successorale. Portée et limites d'une initiative.

La Tunisie ouvre une grosse brèche dans le tabou de l'héritage

Le 13 août 2018 à 17h22

Modifié le 11 avril 2021 à 2h48

Initiative historique du président tunisien. Il va proposer une loi visant à autoriser, pour ceux qui le souhaitent, l'égalité hommes-femmes en matière successorale. Portée et limites d'une initiative.

La Tunisie vit-elle des moments historiques? Depuis quelques semaines, la tension montait et la musique du temps qui passe virait au chant martial.

Dans les milieux libéraux (et féministes), c’est en ce moment, l’émotion des grands moments. Les grands moments des années 2012 et 2013 lorsque le parti Ennahdha, parti islamiste arrivé en tête des législatives, a été acculé à la défensive. Et lorsque la rue a fait tomber le gouvernement élu.

Les milieux libéraux tunisiens ont toujours estimé que leur révolution n’est pas achevée et qu’elle a été confisquée par Ennahdha et les autres courants islamistes. Aujourd’hui, ils espèrent prendre leur revanche.

L’occasion leur en est offerte par le rapport de la Colibe (Commission des libertés individuelles et de l’égalité) qui ouvre la voie à la suppression de toutes sortes de discriminations entre Tunisiens, notamment en matière de libertés individuelles et d’héritage.

Au commencement, le 13 août 2017

Le 13 août en Tunisie est férié. C’est la Fête de la femme.

Le 13 août de l’an de grâce 1956, Bourguiba prenait sa première grande décision historique: la promulgation d’un code du statut personnel qui abolit entre autres la polygamie.

En 2017, le président s’appelle Béji Caïd Essebsi (BCE), un compagnon de route de Bourguiba, pour lequel il a une admiration sans limites ou presque. Il lui a d’ailleurs consacré un livre (“Le bon grain de l’ivraie“).

Le 13 août de l'année dernière donc, BCE prononce un discours solennel à l’occasion de la Fête de la femme. Cela se passe au palais de Carthage. Il y annonce la création d’une commission d’universitaires chargée de proposer des mesures pour abolir les discriminations entre les citoyens. C’est la commission Colibe, présidée par la juriste et militante féminine et des droits humains, Bochra Bel Haj Hmida.

La commission rendra son rapport le 8 juin 2018. Le rapport est publié mais il y a peu de débats (rapport complet ici, synthèse ici). Surtout des invectives, des insultes, du takfir. Les islamistes se mobilisent, et comme à l’accoutumée, les salafistes sont en première ligne. Beaucoup les considèrent comme l’armée secrète des fréristes d’Ennahdha.

Samedi dernier, 11 août, les salafistes mobilisent quelques milliers de Tunisiens venus de tout le pays pour crier leur opposition au rapport de la Colibe, considéré comme attentatoire aux prescriptions islamiques.

Ce lundi 13 août en fin de journée, les milieux libéraux se sont donné rendez-vous dans toutes les villes de la Tunisie, précisément aux avenues Bourguiba, pour des marches destinées à “arracher la Tunisie des griffes fréristes“ et apporter leur soutien au rapport Colibe (vidéo ci-dessous, le rassemblement avenur Bourguiba à Tunis).

Plusieurs partis ou personnalités des milieux conservateurs ont estimé que l’égalité en matière successorale ne peut en aucun cas faire l’objet d’une simple loi mais nécessite un référendum. Comme nous allons le voir, ce n’est pas ce qui va se passer. Ennahdha ira jusqu’à refuser de recevoir les membres de la commission Colibe qui souhaitaient présenter leurs travaux et entamer un dialogue.

Dans la matinée de ce lundi 13 août 2018, BCE prononce le discours présidentiel de la Fête de la femme, devant un public majoritairement féminin.

Une fois n’est pas coutume, c’est un discours d’une grande facture politique, aux accents bourguibiens. L’assistance boit ses paroles. A la fin, c’est l’ovation.

BCE qui est juriste, rappelle le b.a.-ba des choses. Il reconnaît l’existence de réserves nombreuses, dans la société et au sein des partis politiques concernant les propositions de la Colibe. Ces réserves sont justifiées par des convictions religieuses personnelles.

Il ajoute que la Constitution a été élaborée par une Assemblée élue, dominée par une troïka de trois partis et à leur tête Ennahdha, le parti au référentiel islamique.

Il lit ensuite 4 articles de la Constitution. Notamment l’article 2, dont toute révision est interdite: “ La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit“. Primauté du droit signifie obligatoirement primauté de la Constitution. Et l’article 21: “Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination. L’État garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs. Il leur assure les conditions d’une vie digne“.

BCE, et c’est là que réside toute la force de son initiative, ne fait référence qu’au droit positif et à la loi fondamentale (*). Il exclut explicitement la religion et le Coran, sauf pour ce qui concerne les convictions personnelles de chacun (vidéo).

Ce qui est opposable au Chef de l’Etat, dit-il, c’est la Constitution, nous sommes dans un Etat civil qui interdit les discriminations entre les sexes et je suis dans l’obligation d’appliquer cette disposition, explique-t-il en substance.

L'égalité deviendrait la règle, l'inégalité l'exception

Pour cela, il va proposer un “Code des libertés“ ainsi qu'un projet de loi pour réformer le Code du statut personnel dans le but d’introduire des options en matière d’héritage. Chacun pourra alors choisir, si cette loi est adoptée:

-soit l’une des formules d’égalité proposées par la Colibe.

-soit de rester sur les prescriptions correspondant à ses propres convictions religieuses.

Un référendum est donc exclu. BCE cherchera à passer à travers un vote parlementaire dont le résultat final n’est pas acquis. Mais quelle que soit l’issue, une brèche aura été ouverte dans le tabou ultime: l’égalité successorale. Et dans le vocabulaire de BCE, tout est dit en matière de laïcité, d’identité et de laïcité.

Citée par l'AFP, Bochra Bel Haj Hamida "espère que le Maroc prendra la suite".

BCE aura pris une initiative historique, soutenue par une frange consistante et très active de la société tunisienne. En même temps, sur d’autres registres, ce président aura déçu une grande partie de ses troupes. Son parti, Nida Tounes, a connu la scission et recule dans tous les sondages. Lui-même a contribué à installer son propre fils à la tête de ce parti et anime une guéguerre contre son propre Chef de gouvernement.

Dans ce contexte, rien n’a changé à l’instar de la plupart des pays arabes: les initiatives les plus libérales, sur le plan social, sont prises par des clans qui suscitent de grandes réserves sur le plan éthique, voire moral. De l’autre côté, la morale donne l’impression de ne pouvoir être produite et respectée que dans des milieux religieux.

Cette dialectique entre religion-morale d’un côté et libéralisme-autoritarisme (voire dictature) de l’autre, continue de miner le monde arabe, avec ou sans les révolutions.

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(*) La Constitution tunisienne a été adoptée le 27 janvier 2014, trois années après la révolution. L’impression générale à l’extérieur de la Tunisie, c’est que ce fut une grande victoire pour le pays. En réalité, de nombreux libéraux tunisiens étaient profondément déçus, estimant que cette Constitution a limité les dégâts mais qu’elle est loin de correspondre aux aspirations de la population. Ali Mezghani, le brillant intellectuel tunisien, auteur entre autres de “L’Etat inachevé“, estimera dans une belle interview publiée par La Presse, qu’il s’agit d’une “Constitution minée et régressive par rapport à celle de 1959“.

Par exemple, le préambule et l'article 1 de la Constitution font référence à l'Islam. L'article 2 évoque quant à lui, un Etat civil et la primauté de la loi (du droit positif). BCE aura peut-être eu le mérite de trancher cette question.

 

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