Istanbul : Chroniques d'un autre monde

REPORTAGE. Ne vous fiez pas aux apparences. Il n’est ni midi ni 18 heures, heures de pointe. Il est minuit et l’aéroport Atatürk d’Istanbul –pas le Grand Bazar- est comme une ruche. On gesticule, ça klaxonne et ça s’interpelle à haute voix.  

Istanbul : Chroniques d'un autre monde

Le 29 avril 2014 à 11h21

Modifié le 29 avril 2014 à 11h21

REPORTAGE. Ne vous fiez pas aux apparences. Il n’est ni midi ni 18 heures, heures de pointe. Il est minuit et l’aéroport Atatürk d’Istanbul –pas le Grand Bazar- est comme une ruche. On gesticule, ça klaxonne et ça s’interpelle à haute voix.  

ISTANBUL. L’ambiance plus feutrée et plus policée de l’aéroport parisien de Roissy-Charles-de-Gaulle est loin et dès la sortie de l’aéroport turc, on sait où l’on est: un grand panneau affiche fièrement «Istanbul 2020», ce qu’il reste d’une candidature aux jeux Olympiques raflée par les méticuleux  Japonais de Tokyo. Une bataille semble avoir été perdue pour l’image et le coup de fouet attendu à l’investissement en infrastructures pour Istanbul et la Turquie.  Mais les Turcs ne semblent pas en rester là.

 Istanbul, une ville dirigée par l’AKP de Recep Erdogan et Abdullah Gul depuis plus de 15 ans, vient d’inaugurer une voie ferroviaire partiellement sous la mer qui relie les rives européenne et asiatique de l’ancienne Constantinople.

Quant aux travaux pour la construction d’un aéroport d‘une capacité de 150 millions de passagers par an, leur lancement est attendu pour cet été. Un marché de 22 milliards d’euros qui doit être exécuté par un consortium d’entreprises … turques.

Ce n’est pas un slogan, mais, toutes proportions gardées, c’est un autre monde que l’on découvre

Un aéroport de cette envergure, le troisième de la métropole stambouliote de plus de 15 millions d’habitants, la capitale économique du pays en aura certainement besoin dans 10 ans.

32 millions de touristes ont visité le pays en 2013 et les rues d’Istanbul fourmillent de promeneurs et de visiteurs aux visages que l’on ne peut voir qu’ici. Des Turcs bien sûr, car Istanbul est d’abord un grand melting-pot turc, beaucoup de touristes européens et japonais, des Arabes du Golfe mais également des visages que l’on a peu l’habitude de voir à Casablanca, Paris ou New York.

Des visages d’Asie centrale, des messieurs au visage fin, à la barre légère et aux yeux discrètement bridés ; des femmes aux longues robes bariolées, un foulard sur la tête. Des gens de l’Azerbaïdjan voisine -celle du maillot de l’Atlético de Madrid-, du Kazakhstan et d’autres contrées qui évoquent caravansérails, lampes magiques, Samarkand et Astana, des Russes et d’anciens Soviétiques, des Arméniens.

 Les Turcs se veulent et se vivent de manière semi-autonome. Ils sont trop fiers et assez dignes pour refuser avec diplomatie qu’on leur dise qu’ils sont trop musulmans après la victoire de l’AKP ou pas assez européens du point de vue de certains politiciens français, allemands ou néerlandais.

Pour leur part, ils essaient de trancher en faisant croître leur économie et en capitalisant sur une position géostratégique unique, véritablement à la croisée de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Asie, du nord, et du sud de la Méditerranée.

Le pays est peut-être membre de l’OTAN, du groupe des BRICS ou du G20, mais il cultive son espace turcophone qui compte une demi-douzaine de pays et l’Irak et l’Iran comptent parmi ses tous premiers partenaires commerciaux avec l’Allemagne et la Chine. Si Bruxelles traîne les pieds à négocier un accord d’adhésion, qu’importe ! Ankara organise des conférences sur l’investissement qui concernent «la Turquie et ses voisins» et conclut des accords de libre-échange avec le Maroc ou avec la Corée du sud.

Jusqu’au concours de chansons de l’Eurovision que les Turcs ont quitté car ne le rapportant plus rien, pour organiser quelque chose de similaire, mais qui s’appelle … Turkvision.

Istanbul, visitée fin avril, tient les sens, les yeux et les oreilles en éveil. Tout au long de la journée, toute la ville vibre au son des muezzins. Ici, la religion est aussi culture. Et les deux se croisent où elles veulent, et se séparent où elles le veulent encore. Les mosquées sont à la fois des lieux de prière, mais aussi des musées, des monuments, des galeries d’art et des lieux de promenades aussi,  sans chaussures pour tout le monde, foulard sur la tête pour les dames.

Les muezzins font leur travail, cinq à six fois par jour, de même que les conducteurs de tramways ou les «grilleurs» de maquereaux sur les bords du Bosphore. Istanbul semble être comme ces musiques, lesquelles, lorsqu’elles arrivent en fin de morceau, repartent en boucle, mais un peu différemment. Normal, le soleil est plus bas ou plus haut, et le nom de la prière aussi.

Islamistes en anglais, et libéraux aussi

Si vous souhaitez vous tenir au courant des actualités du monde et de la Turquie, de l’état des combats en Syrie ou du bras-de-fer en Ukraine, il y a bien sûr la télévision dans votre chambre d’hôtel . Si vous ne lisez pas le turc mais un peu l’anglais, il y a de quoi faire. Pas avec le New York Times Herald ou Time magazine, mais avec les quotidiens en anglais, l’un proche de la conservatrice et islamiste AKP, l’autre proche des libéraux du CHP. Au centre-droit comme au centre-gauche, ça communique, ça écrit et ça imprime tous les jours.

Aucun espace de communication n’est abandonné. Et l’on comprend mieux ainsi les récentes polémiques sur Twitter et Facebook en Turquie. Le Daily Sabah des amis d’Erdogan et le Hürriyet Daily News racontent chacun la Turquie et le monde à travers leur prisme, avec toujours les infos sur la Turquie au centre de tout.

Sur un sujet extrêmement sensible en Turquie depuis près d’un siècle, celui du génocide arménien de 1915 commémoré par les Arméniens chaque 24 avril, le nationalisme et la crainte de raviver d’anciennes plaies rendent tous les politiciens très prudents sur le sujet. Ainsi, c’est seulement depuis … 2010, que le génocide arménien est officiellement commémoré à Istanbul même par quelques centaines de Turcs arméniens, des intellectuels et des journalistes.

La semaine dernière, à  une année du centenaire de ce drame, le premier ministre turc a pris les devants en présentant ses condoléances à la communauté arménienne et sa voisine l’Arménie. S’il ne faisait rien, la pression diplomatique et le dommage à l’image de la Turquie ne pouvaient que s’accentuer d’ici au 24 avril 2015.

Ici et là, notamment à Erevan ou dans les communautés arméniennes de France, on aura trouvé les mots du chef du gouvernement turc un peu «courts». Mais paradoxalement, ses opposants, les libéraux du CHP, le soutiennent en disant notamment qu’ «aujourd’hui c’est le maximum qu’un dirigeant turc puisse dire ou faire». Une éditorialiste face aux réactions peu enthousiastes de milieux arméniens et européens écrira que «les vieux opposants ne comprennent rien à la nouvelle Turquie». La volonté de dépasser les malentendus et les douleurs est bien présente ; mais l’histoire et les faits sont au moins aussi têtus.

Changement FF,  fastforward

Dans un papier paru il y a deux ans déjà dans le Hürriyet Daily News, le chercheur et journaliste Soner Cagaptay s’interrogeait sur le thème de «Que pense la nouvelle Turquie?». C’était en avril 2012. Il y a rappelait que depuis 2002, l’AKP avait remporté trois élections et que le PIB du pays avait triplé depuis 2002. Observateurs étrangers et politiciens locaux ne voyaient qu’une élite remplaçait une autre, qu’un modèle politique et social en remplaçait un ancien.

 En 2014, la Turquie est un pays de 76 millions d’habitants vivant sur un territoire un peu plus vaste que le Maroc, 784 000 km² avec un PIB/habitant/an supérieur à 11 000 euros. Politiquement, il y a d’un côté l’AKP désormais fameux grâce à son contrôle des principales municipalités du pays dont celles d’Istanbul et d’Ankara, et désormais à cause aussi de la répression des manifestants du parc Gezi et des vaines tentatives d’interdiction de Twitter et de Youtube, comme si l’on pouvait arrêter le vent de souffler.

Du côté de l’opposition,  le CHP libéral domine et contrôle plusieurs cités moyennes de la côte égéenne dont Izmir ou Bodrum, viennent ensuite un parti de gauche et un parti kurde, ceci pour les formations représentées au parlement. Et il y en a quatre seulement. Car à moins de 10% des voix aux élections législatives, un parti ne peut accéder au parlement. Diviser pour régner, c’est bien ; moins diviser pour mieux gouverner, c’est peut-être mieux.

La Turquie, Istanbul, ce sont aussi ces artères commerçantes, bien sûr très bien fournies, le pays disposant du 16ème PIB au niveau international, avec un rapport qualité/prix imbattable ainsi qu’une disponibilité des marchandises de marques tant appréciées des classes moyennes supérieures et aisées car les confectionneurs turcs ont réussi à arracher aux Burlington, Lacoste et autres Pierre Cardin le droit de vendre sur le marché local le surplus produit jusqu’à l’équivalent de 10% des commandes.

Une manière pour le donneur d’ordre d’obtenir de bons prix à la fabrication … que le sous-traitant récupère en revendant sur le marché local de la marchandise griffée à des prix bien inférieurs à ceux pratiqués à Paris ou à Londres … Et c’est ainsi qu’Istanbul se construit une réputation de ville-hub pour le shopping, l’autre religion des nouveaux bourgeois des pays émergents.

Byzance, Constantinople, Istanbul

C’est peut-être parce qu’Istanbul avant d’être Istanbul, s’appelait Constantinople, et avant cela, se disait Byzance. Byzance, synonyme d’abondance.

La Turquie c’est aussi un pays sans une goutte de pétrole ou de gaz, mais voisin de l’Irak, de l’Iran et de la Russie que seule la mer Noire sépare. La Crimée et l’Ukraine n’en sont pas trop loin. Tout comme la Syrie d’ailleurs, son million de réfugiés au sud du pays et ses voitures immatriculées «Dimaschq» qui circulent à Istanbul. La Turquie n’a pas de pétrole mais son idée est de tenir le rôle de la plateforme, l’agent du bazar, le gendarme du rond-point : oléoducs venant du Kurdistan et de Bassorah l’irakienne traversent le pays, le Southstream arrive de Russie, un pipeline  d’Iran et demain, gaz libanais, cypriote et israélien transiteront par son territoire vers l’Europe. La géographie et la confiance.

Un cadre marocain établi à Istanbul depuis plusieurs mois qui me raconte nombre d’anecdotes illustrant les réussites turques conclut en assénant: «et pour faire tout cela, ILS n’ont rien de plus que nous ». «Ont-ils de bonnes universités?» je lui demande encore. «Oui, ils ont plusieurs bonnes universités», répond-il.

S’ils ont des universités réputées qui dispensent des enseignements en turc, en anglais et en français, qu’ils ont entamé leur mue politique et culturelle avec Kamel Atatürk il y a plus de 80 ans en 1923 et qu’ils ont positivement et sans hypocrisie intégré leur religion musulmane dans un ensemble plus vaste de valeurs morales et sociales, un début d’explication aux succès turcs peut commencer.

Aux dernières nouvelles, des centaines d’étudiants marocains sont aussi inscrits dans les universités turques. Nos étudiants et leurs parents ont-ils compris les vertus de certains mix politiques, économiques et culturels  avant que nos décideurs ne le comprennent ? C’est possible.  Alors AKP, CHP, Daily Sabah ou Hürriyet Daily News, avant Mao Tsé Toung, les Turcs avaient compris qu’«il soit noir ou gris, l’essentiel est que le chat attrape des souris».

Demain, c’est un autre bras de fer qui continue : à l’occasion de la fête du Travail du 1er mai, les syndicats, de gauche et de tempérament plutôt chaud, veulent entamer leur défilé à la place Taksim qui est aussi une des extrémités du fameux parc Gezi.

Pour le gouvernement de l’AKP, c’est hors de question et pour les syndicats turcs, le 1er mai, c’est sacré et c’est eux qui décident. Mais lorsque l’on a triplé le PIB du pays en 10 ans et, sans faire trop de vagues, remis l’armée à sa place dans les casernes, le face-à-face promet en rebondissements politiques.  Après les municipales du 30 mars dernier, les Turcs voteront à nouveau en août prochain pour choisir un président aux pouvoirs plus importants. Les conservateurs de l’AKP sont optimistes. D’ores et déjà, ils sont presque sûrs que l’opposition ne présentera pas un candidat commun.

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