Pour une remise à plat de l’audiovisuel public au Maroc

Le 3 février 2020 à 15h34

Modifié 10 avril 2021 à 4h58

Pour que Driss Jettou, président de la Cour des comptes, consacre l’audiovisuel public comme un sujet "important", à côté de celui de la réforme de l’Assurance maladie obligatoire, dans le cadre sa sortie devant les deux Chambres du Parlement, le 28 janvier, sur les activités des juridictions financières de la cour, durant l’année 2018, c’est dire la gravité de la situation. C’est un message hautement politique! La Société nationale de radiodiffusion et de télévision (SNRT) et 2M vivent une situation délicate, voilà ce qu’il faut retenir de l’intervention de Jettou. On apprend ainsi que la SNRT, qui dépend des subventions de l’Etat (931 millions de DH en 2018), affronte de nombreuses contraintes pour stabiliser sa situation financière et que les ressources publicitaires ne dépassent pas les 13%.

Quid de 2M ? La deuxième chaîne connait une détérioration encore plus grave. La première télé suivie au Maroc (30% de part d’audience), enregistre des résultats négatifs depuis 2008. La perte annuelle en moyenne est de 100 millions de DH durant la période 2008-2018. Quant aux subventions de l’Etat, Elles ne dépassent pas en moyenne les 50 millions de DH par an, depuis 2013 (7% des ressources). Pour la Cour des comptes, le modèle économique de 2M "ne permet pas un compromis entre la profitabilité financière et les engagements en matière de service public, dans la mesure où les cahiers des charges exigent des obligations déterminées relatives à la diffusion de la publicité". De quoi réconforter le management de 2M et mettre la pression sur l’Exécutif.

Dans son analyse de la situation du secteur de l’audiovisuel public, la Cour des comptes estime que le non renouvellement des contrats-programmes entre l’Etat, la SNRT et 2M, depuis l’année 2012, "va à l’encontre du rôle stratégique attendu du secteur audiovisuel public et le met en situation de contradiction avec les dispositions de la loi 77.03 relative à la communication audiovisuelle qui prévoient que les dotations budgétaires de l’Etat aux deux sociétés soient accordées sur la base de contrats-programmes". Là encore, le message est adressé au gouvernement !

Même si les deux structures sont gérées par le même PDG, "la SNRT et 2M ne forment pas un pôle unique leur permettant de travailler dans un environnement meilleur notamment en matière de coordination et de complémentarité des activités ainsi que l’économie dans la gestion des ressources". Et Jettou de rappeler l’avis du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle, daté de 2006, "appuyant la nécessité de rassembler et rapprocher les composantes du secteur audiovisuel dans un pôle public unifié, diversifié et complémentaire, tout en bénéficiant des réalisations des deux sociétés actuelles". D’où l’urgence, selon le président de la Cour des comptes, de la restructuration du secteur audiovisuel pour réunir ses composantes et faire jouer des synergies au sein d’un pôle unifié. Treize ans plus tard, les magistrats de la cour constatent que ce "pôle audiovisuel public" n’a pas encore été institué. Et de soutenir que "le futur organisme pourrait induire une nouvelle dynamique dans le secteur, à travers la modernisation et l’équipement de ses structures et engendrer la complémentarité et la synergie dans leurs activités, surtout dans le climat de forte concurrence des chaînes satellitaires étrangères". 

Que fait la Haca ?

L’urgence de la situation de la SNRT et 2M va-t-elle pousser la Haca à s’autosaisir de cette question et présenter un avis d’autant que le gouvernement ne fait que temporiser au lieu d’agir ? Concours du hasard, le régulateur a tenu, le 30 janvier, une conférence internationale sur la régulation des médias audiovisuels à l’ère du numérique avec la participation d’experts et représentants de régulateurs à travers le monde. Une sorte de brainstorming sur la régulation de l’audiovisuel. Le PDG de la SNRT et 2M, Fayçal Laraichi, a répondu présent. Il a même intervenu en tant que speaker dans un atelier: "Médias classiques/nouveaux médias: dynamiques de la concurrence et contraintes de la régulation". Un atelier qui a connu la présence d’une forte assistance, à commencer par la présidente de la Haca, Latifa Akharbach, qui était aux premières loges.

Pour l’ouverture de cette conférence internationale, Mme Akharbach a fait un discours lourd de sens dans l’espoir qu’il puisse résonner dans les oreilles des acteurs et décideurs: "Confrontées aux multiples effets culturels, démocratiques, sociétaux et économiques de la communication digitalisée et globalisée, les sociétés expriment de plus en plus une demande de régulation mise à jour. De leur côté, les pouvoirs publics se tournent aussi vers les régulateurs, lesquels ne peuvent être un recours efficace que si leur autonomie est préservée et respectée. Déjà en charge de ces questions, au titre de la régulation des contenus des médias dits classiques, les régulateurs sont, du fait de la déferlante digitale dans les écosystèmes médiatiques, tenus de repenser leurs approches, de rénover leurs méthodes et de redimensionner leurs champs d’action. Pour toutes ces raisons, les régulateurs des médias doivent renforcer à la fois leurs compétences et leur légitimité pour répondre à ces attentes de régulation auxquelles même les plateformes semblent de plus en plus sensibles".

Le ton est donné ! La Haca semble déterminée à faire évoluer la régulation et sensibilise par la même occasion l’ensemble des parties prenantes. "La voie gagnante car la plus susceptible de mener à des solutions pérennes et efficientes, ne passerait-elle pas alors par l’allègement normatif au profit de la promotion et du renforcement de l’autorégulation et de la co-régulation ?", s’est interrogée la présidente de la Haca. Pour l’autorité de régulation: toutes ces questions demeurent entières. Aucun pays, aucune autorité, aucun organisme ne peut exciper d’un bilan encore, étant donné à la fois le rythme de l’évolution technologique, sa nature disruptive et sa logique économique. Le chantier est donc ouvert. Parmi les pistes, la création et le renforcement des mécanismes d’une coopération régulière et renforcée entre les régulateurs sectoriels, étant donné que la convergence technologique et ses corollaires, la convergence des vecteurs, des supports et des contenus accentuent le caractère transverse de la régulation.

Départ d’une figure emblématique de l’audiovisuel

Dans ce contexte de détérioration de la santé de l’audiovisuel public, le départ de Samira Sitail, une figure emblématique du paysage et une personnalité influente, annoncé officiellement par 2M, le 31 janvier, n’est pas anodin. Des rumeurs incessantes faisaient état récemment d’un tel départ. D’autres informations circulaient sur une nomination à une fonction prestigieuse. La démission de Samira Sitail aura eu l’effet d’une bombe, lâchent certains de ses proches. Et d’expliquer: avant même ce départ, elle était toujours en mode élaboration de projets pour 2020.

Après 30 ans de loyaux services, la directrice de l'information clivante de 2M a préféré se retirer pour entamer un cursus académique dans les sciences de l’information et de la communication. Dans cette conjoncture difficile que vit l’audiovisuel public, le départ de Samira Sitail peut être interprété de plusieurs manières. Il est question d’une candidate sérieuse pour prendre en charge l’audiovisuel public ou des fonctions majeures de lobbying. Samira Sitail a-t-elle préféré jeter l’éponge parce qu’elle est en désaccord avec ce qui se trame dans les coulisses pour la restructuration de l’audiovisuel public ? Dans les arcanes du paysage, l’on répète à l’envi que 2M finira par être absorbée par la SNRT.

Aujourd’hui, le paysage audiovisuel public est dans le coma. L’Exécutif ne semble pas être sensible à l’urgence de la situation. La responsabilité est éminemment politique. Le gouvernement Benkirane a massacré l’audiovisuel public pour des raisons purement politiciennes. Le cas aussi du gouvernement El Otmani. Preuve en est le ministère de tutelle à savoir celui de la Communication, censé appliquer la politique du gouvernement dans l’audiovisuel, s’est mué en département au sein du ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vulture. C’est dire que l’audiovisuel ne figure plus dans la liste des secteurs stratégiques. L’idée de la Cour des comptes de fusionner la SNRT et 2M est-elle une bonne idée ? Il faut un débat politique et technique. Faut-il s’inspirer du modèle de la BBC pour notre future holding audiovisuelle publique ? Quand on sait que la BBC, au-delà des subventions, dispose de financements publics spécifiques pour mener des politiques ambitieuses notamment dans le domaine numérique. Ne faut-il pas réduire le nombre de chaînes et radios publiques pour sauver ce secteur stratégique et réaliser des économies d’échelle ?

L’audiovisuel public a besoin d’abord d’une vision. Le Maroc qui a fait un grand pas en avant en libéralisant le paysage audiovisuel, il y a une quinzaine d’années, accumule une forte régression dans ce domaine. Même les opérateurs privés se plaignent ! Le cadre législatif doit évoluer pour permettre aux éditeurs de services audiovisuels d’être au diapason avec les tendances mondiales. Le paysage ne peut être viable sans un service public fort et un modèle économique pérenne. Même la notion de service public doit être reconsidérée dans un contexte de rude concurrence éditoriale et commerciale. La question cruciale à laquelle nous n’avons toujours pas de réponse : l’audiovisuel public est-il perçu comme un bien commun au service du citoyen ? Pour l’heure, nous avons malheureusement plus l’impression d’assister à un processus de fragilisation de l’audiovisuel public. Il est de temps de mettre à plat tout le modèle dans une approche systémique.

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