Ahmed Faouzi

Ancien ambassadeur. Chercheur en relations internationales.

L’Europe, cherche défaite d’Erdogan désespérément

Le 19 mai 2023 à 16h23

Modifié 19 mai 2023 à 16h23

Le président turc Tayyip Erdogan a manqué de peu de gagner les élections du 14 mai et d’entamer son cinquième mandat à la tête de la Turquie. Le premier tour des élections, qui a mobilisé 55 millions de votants sur 64 millions inscrits, a donné au président sortant 49,5% des voix, contre 44,9% pour son adversaire kemel Kiliçdaroglu, qui dirige l’Alliance de la nation qui réunit six mouvements politiques de l’opposition.

C’est la première fois qu’Erdogan se voit contraint de passer par un deuxième tour pour se maintenir à la tête de l’État. En lui refusant de justesse la majorité pour gouverner la Turquie, les électeurs lui ont signifié ouvertement qu’il n’est plus l’homme politique populaire qu’il fut, et qu’il est temps, pour lui comme pour son parti APK, de se préparer à passer le relai à une autre figure politique du parti. S’il se maintient au pouvoir, préparer la relève, serait l’enjeu de son prochain mandat, si son mouvement politique tient à conserver sa place dans l’échiquier politique de la Turquie.

Au pouvoir depuis maintenant vingt ans, Erdogan a acquis une grande expérience dans la gestion d’un pays historiquement encerclé par des contraintes géopolitiques. Pendant ces longues années d’exercice, il a modernisé l’économie du pays, tout en développant une stature internationale incontestable en tenant tête aux grands de ce monde. Pourtant, durant sa campagne électorale, il pressentait que cette élection ne ressemblera pas aux précédentes, et qu’elle sera la plus risquée et la plus difficile qu’il aura à affronter.

Une partie de l’élite du pays et de l’armée aussi, voudrait que ce long règne, qui a assez duré, puisse prendre fin démocratiquement à travers les urnes. De même, de larges franges de la population turque, qui subit de plein fouet la crise économique et une inflation hors contrôle -qui a atteint 85% en 2022- souhaite améliorer son quotidien en essayant une autre recette, et en tournant définitivement la page des années Erdogan.

Mais c’est surtout en Europe que le renouvellement probable du mandat d’Erdogan pose problème et crée le plus d’animosité aussi bien dans les médias que chez les politiques. L’idée de le voir encore concourir pour être à la tête de l’Etat turc pour cinq années supplémentaires y est pour certains incompréhensible, et pour d’autres tout simplement insupportable. La raison est que durant toute sa présidence, Erdogan a tenu la dragée haute aux membres de l’Union européenne en défendant bec et ongles les seuls intérêts de la Turquie.

Pourtant, durant ses deux premiers mandants, Erdogan a tenté de rassurer les européens quant à ses intentions de moderniser son pays, dans l’espoir de voir un jour son pays adhérer à l’Union. Tous les efforts menés par Ankara étaient vains et jamais assez suffisants aux yeux de Bruxelles. En bon élève, la Turquie, de surcroît membre de l’Otan, avait mené les réformes structurelles nécessaires demandées pour répondre aux conditions d’adhésion à l’UE. Erdogan contemplait avec amertume l’élargissement de l’Union vers d’autres pays de l’Est européen.

C’est certainement ce rejet qui a constitué l’élément moteur et l’ossature de la politique extérieure turque qu’allait développer Erdogan durant ses deux derniers mandats. Face à l’Allemagne, et surtout à la France, le président turc développera une politique d’envergure à travers le monde pour renforcer ses relations avec la Russie et la Chine, ainsi qu’avec les puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran.

Les intérêts turcs en Afrique ont reçu aussi une impulsion sans précédent, souvent au détriment des intérêts français décriés comme néocolonialistes et freins au développement. De son côté, Paris n’a jamais hésité de croiser le fer avec Ankara, en soutenant la Grèce ou en intervenant en faveur de la minorité kurde. Lors de cette dernière élection, la déception des européens fut grande de constater que même les populations turques d’Europe votèrent massivement en faveur d’Erdogan.

Par ailleurs, une grande partie de la classe politique et de la presse européennes avait choisi son camp dans cette élection, en soutenant l’adversaire politique d’Erdogan, espérant qu’une autre figure à la tête de l’Etat turc pourrait réajuster la politique extérieure de la Turquie. Pour l’opposant, ce soutien est devenu, paradoxalement, un handicap et a eu l’effet inverse. Aux yeux d’une partie des turcs et de l’APK d’Erdogan, cet adversaire n’est que le candidat de l’extérieur. A la veille du premier tour, Erdogan a déclaré que sa politique aura encore des effets dans cent ans, et accusait l’opposition d’être liée au coup d’État manqué de 2016.

Pourtant cette campagne électorale a été la plus difficile et incertaine pour Erdogan et ses partisans. Le candidat sortant s’est montré à plusieurs reprises sûr de lui et de ses réalisations, malgré la crise économique qui sévit en Turquie et la cherté de vie dont se plaignent les turcs. N’a-t-il pas lancé devant ses partisans qu’en Turquie il n’y a pas de problèmes d’oignons, de pommes de terre, ou de concombres, comme si les citoyens ne cherchaient qu’à satisfaire ses besoins alimentaires.

En raillant aussi bien ses opposants que les citoyens turcs, Erdogan a prêté le flanc à ses adversaires internes comme ceux de l’extérieur, qui l’accusent depuis bien longtemps de dérive autoritaire. En réaction, de nombreuses personnalités turques, issues de la société civile, s’étaient mobilisées pour empêcher d’éventuelles fraudes et garantir le bon déroulement du scrutin. Ils ont attesté que, globalement, les élections se sont déroulées dans des conditions normales.

Défendre l’intérêt national

Il est vrai que depuis l’avortement du Putsch de juillet 2016, qui le visait personnellement, Erdogan a concentré entre ses mains tous les pouvoirs en modifiant, à son avantage, la constitution du pays et en menant, sans concession, des purges au sein de l’administration et de l’armée. L’Europe, qui espérait voir un changement à la tête de la Turquie, avait du mal à contester un président qui, malgré ses dérives, a été élu démocratiquement par les turcs.

Erdogan s’est donc servi à satiété de cette animosité européenne à son égard pour la mettre au service de sa stratégie. Aux yeux d’une grande frange de la société turque, il reste l’homme politique qui défend l’intérêt national, face à une Europe décrite comme agressive. Devant son auditoire, Erdogan sait vanter cette adversité et magnifier l’histoire du pays, en flattant la fibre nationaliste de ses concitoyens, et en promettant de leur rendre leur fierté perdue. Sans doute rêve-t-il de devenir l’égal des autres hommes d’État turcs qui ont marqué l’imaginaire populaire, comme Mehmet le conquérant, Soliman le magnifique, ou même Mustapha Kemel.

Parce que l’Union-européenne ne voulait pas de son pays, Erdogan n’a pas hésité à retirer la Turquie de certains accords qui liaient son pays à l’ensemble européen. C’était le cas de la convention d’Istanbul qui protégeait les femmes contre les violences, remise en cause en 2021 parce qu’elle met, selon lui, en danger la structure familiale turque. De même il a tenu tête à l’adhésion de la Suède, et auparavant à la Norvège, à l’Otan tant qu’ils n’évoluent pas sur la question kurde.

Si le maintien d’Erdogan à la tête de la Turquie ne réjouit pas l’Europe, son éventuel départ serait paradoxalement une grande perte pour la Russie de Poutine. Erdogan a maintenu de bons rapports avec Poutine et obtenu des concessions significatives comme sur les livraisons des céréales pour l’Afrique. Sur ce chapitre, il a marqué aux yeux du monde des points que les pays européens, englués dans le conflit ukrainien, étaient dans l’incapacité d’obtenir.

Mais Erdogan bien que son pays est membre important de l’Otan, a maintenu la pression contre les pays européens sans s’aliéner les américains, et tout en se rapprochant de la Russie. En septembre 2022 il déclarait, sans état d’âme, que Poutine utilise tous les moyens et les armes en sa possession, et en premier lieu desquels le gaz naturel. Je pense que l’Europe connaîtra de sérieux problèmes cet hiver, a-t-il averti.

C’est encore cette même logique qu’il adopta face aux vagues de réfugiés venant de Syrie et dont la Turquie subissait le contrepoids. La fermeté d’Erdogan a fini par payer, et Bruxelles s’est résigné à prendre en charge une partie des coûts pour protéger ses propres frontières sans léser les intérêts turcs. Chaque crise avec l’Europe est une opportunité politique qu’Erdogan saisit pour la transformer en sa faveur, en traitant d’égal à égal avec l’Europe. C’est cette prétention qui pousse bon nombre de pays européens à souhaiter ardemment son départ. Mais pour exaucer ce vœu, seul le verdict des urnes du 28 mai et la volonté des citoyens turcs en décideront.

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