Les musulmans ont-ils raté leur rendez-vous avec les Lumières?

Le 20 janvier 2015 à 13h59

Modifié 11 avril 2021 à 2h36

Résumé d’une conférence donnée en langue arabe au siège de la Fondation Croyants sans frontières, le 17 janvier 2015 à Rabat. Mohamed Sghir Janjar est docteur en anthropologie de l'université de la Sorbonne et une grande figure intellectuelle du Maroc et du monde arabe.      

Commentant le fameux texte de Kant  « Qu’est-ce que les Lumières ? », Michel Foucault avait écrit que la philosophie moderne n’a fait que tenter de répondre, avec imprudence, à cette question depuis voilà deux siècles.  Car les Lumières, dans leurs différentes configurations,  radicale et antireligieuse (de Spinoza à Voltaire) ou modérée (de Locke à Kant), ont constitué, selon lui, cet évènement de pensée qui a déterminé, pour une grande part,  le devenir et la culture des Occidentaux  du XVIII è siècle à nos jours.

Depuis plus de trois siècles, toutes les aires civilisationnelles ont eu affaire aux puissances occidentales qui, fait unique dans l’histoire du monde, ont inventé les moyens susceptibles de se projeter  militairement, économiquement et culturellement sur tous les points du globe. Toutes ont eu à répondre à leur offre moderne et à tirer les leçons de la grande rupture introduite par les Lumières  dans le mode d’être de l’homme au monde. A des moments différents de leur histoire moderne, les peuples des Amériques, les Japonais, les chinois ou les Indous ont su produire les réformes et les mutations nécessaires pour être au rendez-vous des Lumières et de la modernité.

Qu’en est –il des Musulmans ?

Dans le Courrier de l’Egypte (daté du 22 décembre 1798) a été relaté un des épisodes de la Campagne du général Bonaparte en Egypte où il est question d’un dîner qui a eu lieu le 11 décembre 1798 dans le domicile de cheikh Al-Sadate en présence des grands cheikhs du Caire : « Le dîner a été précédé et suivi de la conversation.  Le général Bonaparte a dit aux cheikhs que les Arabes avaient cultivé les arts et les sciences du temps des califes mais qu’ils étaient aujourd’hui dans une ignorance profonde et qu’il ne leur restait rien des connaissances de leurs ancêtres. Le cheikh Sadate répondit qu’il leur restait le Coran qui renfermait toutes les connaissances. Le général demanda si le Coran enseignait à fondre le canon. Tous les cheikhs ont répondu hardiment que oui »[1].

Cette scène primitive, au sens psychanalytique, résume en elle les principaux éléments  du drame qui se joue en terre d’islam depuis plus de deux siècles. En foulant la terre d’Egypte en cet été de 1798, l’enfant des Lumières que fut le général Bonaparte ne connaissait pas seulement l’état des rapports de forces géostratégiques à la fin du XVIII è siècle, mais était aussi informé de l’histoire et la civilisation de l’islam grâce à deux siècles d’érudition orientaliste européenne.

Ce fut un rendez-vous manqué. Au savoir de l’un faisait face l’ignorance enthousiaste des autres. Le pire est qu’en ce début du XXI è siècle, rien ne semble indiquer que cet état des choses a changé. Faute d’une prise de conscience de leur devenir historique, les Musulmans de l’Indonésie au Niger, reprennent en chœur la réponse des cheikhs du Caire au général Bonaparte.

Tout laisse penser que les Musulmans ont développé des Contre-Lumières avant même de connaitre les Lumières.

L’essentiel de la conférence tient dans l’hypothèse suivante : jusqu’en 1700 l’immense territoire de l’islam abritait les sociétés les plus peuplées et les plus cultivées[2]. Quant aux rapports de forces militaires entre l’empire ottoman et les puissances européennes, ils furent souvent équilibrés. Les choses vont changer au tournant du XVIII è siècle, lorsque les Européens commencèrent à récolter les fruits deux siècles et demi d’accumulation des savoirs (depuis l’invention de l’imprimerie au milieu du XV è siècle), de Réforme religieuse, de construction de l’Etat-nation moderne, de scolarisation des populations et de rationalisation de l’outil  militaire.

Contrairement à ce que pensèrent les hommes de la Nahda arabe, la supériorité européenne ne fut nullement matérielle. L’Europe commença à s’imposer au reste du monde aux temps Lumières (XVIII è siècle), bien avant l’avènement de la révolution industrielle  (vers 1840) qui va assoir sa domination technologique.

Les Musulmans auraient ainsi raté leur rendez-vous avec les Lumières pour toutes ces raisons :

-     Ils ont vu en ces enfants des Lumières nourris par un siècle de critique de la religion (cas de Napoléon) des croisés comme leurs ancêtres contre lesquels il suffisait d’affirmer sa propre foi ;

-     Ils ont cru que la modernité se réduisait  à de simples produits matériels ;

-     Ils n’ont pas saisi la nécessité urgente que constituent la généralisation de l’éducation moderne, la réforme religieuse et la révolution culturelle que constitua la pensée des Lumières ;

La conséquence d’un tel ratage, les Musulmans souffrent aujourd’hui encore des deux maux qui marquèrent les temps prémodernes et contre lesquels se soulevèrent les hommes des Lumières : le fanatisme religieux et le despotisme politique.



[1] Cité par Henry Laurens, Français et Arabes depuis deux siècles, Editions Taillandier, 2012.

[2] Voir à ce propos Marshall G. S. Hodgson, L’Islam dans l’histoire mondiale, trad. Abdessalam Cheddadi, Paris : Sindbad/Actes Sud, 1998.


 

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