
Expert en développement humain et en évaluation des politiques publiques. Il dirige depuis 2007 le pôle des études générales de l’ONDH.

La transition agricole au Maroc est devenue impérative
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Le 7 mai 2025 à 13h45
Modifié 7 mai 2025 à 13h45Le 17e Salon International de l’Agriculture de Meknès a été un véritable moment pour apprécier tous les contours du secteur agricole marocain, son envergure économique, sa dimension sociale, son importance géopolitique et sa place dans le rayonnement international du Maroc, particulièrement en Afrique où notre pays est pleinement solidaire avec les grands défis du continent tels qu’exprimés dans le cadre de l’initiative pour l’Adaptation de l’agriculture africaine.
Edgar Pisani, qui fut ministre de l’agriculture de la France de 1961 à 1966, avait l’habitude de dire qu’une politique qui a fonctionné est une politique qui a changé le monde. Il est indéniable que le Plan Maroc Vert (PMV), auquel a succédé Generation Green, a constitué un tournant majeur pour l’agriculture marocaine, même s’il n’a pas atteint tous ses objectifs, notamment à l’endroit des exploitants familiaux. Le même Edgar Pisani affirmait aussi que lorsque le monde change, il faut changer de politique : à cet égard, on ne peut pas dire que les crises climatiques, géopolitiques et sanitaires aient épargné l’agriculture marocaine !
La voir et la penser autrement est le premier pas vers l’action de défense et de promotion de ce secteur vital. Comprendre les rapports de force qui s’y jouent, ses forces et ses faiblesses, ses points de dépendance, c’est aussi reconnaître la fragilité de ce qu’elle apporte : la souveraineté alimentaire. Dans cette équation complexe, l’agriculture, en proie à d’importants défis, ne doit pas être l’inconnue ; elle doit être un pilier stratégique de notre souveraineté.
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De lourds enjeux pour l’agriculture marocaine de demain : l’enlisement ou l’émergence véritable
Bien qu’ayant fait l’objet de riches diagnostics, le monde agricole va devoir s’adapter à de nouvelles réalités. Celles-ci s’affichent comme un point de bascule incontournable de l’agriculture marocaine et les omettre serait une erreur stratégique dans l’analyse.
C’est ainsi que, pour donner un cap clair au monde agricole et surmonter les défis attenants, les stratégies agricoles doivent s’inscrire dans le temps long et dans la réalité de ce qu’est l’agriculture. Trois conditions préalables doivent alors être prises en compte avec, ne l’oublions pas, l’impératif de considérer les spécificités sociétales et territoriales de l’agriculture marocaine.
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La première a trait à la nécessité de faire preuve de résilience face au changement climatique. Pour rappel, le Maroc a connu sept saisons d’affilée de sécheresse chronique, induisant un manque d’eau dévastateur pour son agriculture. Celle-ci, majoritairement pluviale, est très vulnérable aux fluctuations pluviométriques. Et là où les exploitants agricoles bénéficient des technologies d’irrigation, les réserves souterraines s’épuisent vite, accentuant davantage la crise de l’eau, comme c’est le cas dans la région du Souss-Massa.
Le secteur agricole, premier usager des ressources en eau puisqu’il en consomme 85%, doit donc augmenter radicalement l’efficacité de son utilisation, même si d’importants investissements ont été effectués pour couvrir les besoins agricoles en eau, mais aussi la demande des autres secteurs, elle aussi très pressante.
Dans ces conditions, la transition vers une agriculture durable et responsable ne relève plus du choix, et fait de la recherche agronomique une priorité incontournable. Le changement climatique et la réponse génétique et technologique qu’il requiert impliquent de forts investissements dans la recherche agronomique.
Avec l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), le Maroc dispose d’une respectable tradition en la matière. L’INRA représente un patrimoine collectif pour l’ensemble de l’écosystème des acteurs du monde agricole et agroalimentaire et l’importance de son expertise scientifique est reconnue. Nul besoin de rappeler le rôle puissant qu’a joué l’INRA plusieurs décennies durant pour moderniser notre agriculture par le développement de l’agronomie, la recherche variétale dans les cultures, l’amélioration génétique dans les productions animales, la sauvegarde de la santé des sols ou encore les solutions de la chimie, s’agissant de la santé du végétal ou de la santé vétérinaire.
Pourtant, les subventions publiques accordées à la recherche agronomique sont bien limitées : en 2025, l’Etat ne va consacrer que 468 millions de dirhams, soit 46,8 millions de $ pour l’éducation, la formation et la recherche en agronomie. Comparaison n’est pas raison, mais tout de même ! La France dépense près de 2,2 milliards de $ dans la recherche publique et privée, les Etats-Unis investissent plus de 4 milliards de $ de fonds publics, sans compter les 500 millions alloués chaque année par la fondation Bill et Melinda Gates. Quant à la Chine, elle investit plus de 10 milliards de $ chaque année dans la recherche agronomique.
A l’évidence, l’ampleur des efforts à réaliser pour s’engager dans des systèmes de production résilients et adapter notre agriculture au changement climatique va nécessiter une plus grande mobilisation des acteurs de la recherche et de l’innovation. Notre souveraineté alimentaire en dépend. Il en est de même de notre compétitivité agricole : des filières de fruits et légumes doivent en effet lutter contre une concurrence internationale forte et sont souvent confrontées à des problématiques liées au respect de normes et de standards de production.
La modernisation de la recherche agronomique marocaine passera aussi par l’ajustement de son système de gouvernance. L’expérience d’autres centres d’innovation très compétitifs, comme celui des Pays-Bas, en témoigne. Ce pays a une approche intégrée et collaborative de la recherche, où la synergie entre les universités, les entreprises, les instituts de recherche et les pouvoirs publics a toute sa place pour développer de nouvelles technologies et méthodes de culture plus efficaces et durables. Conjointement, le gouvernement néerlandais organise et dynamise les partenariats public-privé et oriente des financements vers la recherche et le développement en agronomie. Les centres d'innovation et les clusters, la Food Valley par exemple, rassemblent des entreprises, des chercheurs et des entrepreneurs pour collaborer et assurer un transfert efficace des solutions vers les agriculteurs. Les résultats sont bien là : les Pays-Bas ont connu un véritable accroissement de la puissance par l’agriculture, à tel point qu’ils sont aujourd’hui la troisième puissance agricole exportatrice au niveau mondial.
Enfin, nos chercheurs devront également prendre davantage en compte la santé de nos sols. La résilience des cultures face aux aléas climatiques en dépend directement. Le suivi de la santé des sols peut permettre d’identifier pour chaque matière agricole les pratiques agronomiques assurant le meilleur avenir à nos sols, et ce dans le cadre d’itinéraires techniques à proposer à nos agriculteurs. Le sol est le premier actif de l’agriculteur : c’est la garantie de ses revenus futurs ainsi qu’un levier d’innovation et de compétitivité pour notre agriculture.
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Cette transition vers une agriculture durable s’insère aussi dans une équation complexe, liée à un contexte international qui se géopolitise de nouveau. De ce fait, la question énergétique est appelée à croître en importance dans la gestion des systèmes agricoles. L'énergie fossile est omniprésente dans l’agriculture et les variations de son prix sont de nature à déstabiliser les chaînes de valeur agricoles et agroalimentaires. Aussi, réduire le poste de charges lié à l’énergie est indispensable pour maintenir notre agriculture compétitive face à des pays qui la payent moins cher.
Dans ce contexte, la biométhanisation offre un moyen efficace de réduire la dépendance aux énergies fossiles dans l'agriculture, tout en améliorant les revenus des producteurs. Une feuille de route ambitieuse a été mise en place par l’Etat marocain pour développer ce procédé à l’horizon 2030. Il contribue également à la gestion durable des déchets, réduit les émissions de gaz à effet de serre et favorise le développement d'une économie circulaire dans le secteur agricole.
Quoi qu’il en soit, la réduction au maximum de la dépendance aux énergies induira des répercussions conséquentes sur la structure intrinsèque de l’agriculture. Une évolution des pratiques agricoles, dans les industries agroalimentaires et dans le réseau de distribution, finira alors par s’imposer. Il faut donc s’attendre à une recomposition structurelle de l’agriculture dans les prochaines années, modifiant en profondeur les flux logistiques et les chaînes de valeur agricoles.
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Enfin, la troisième condition préalable a trait à l’indispensable intégration des nouvelles générations dans la mutation de l’agriculture. Le renouvellement générationnel des agriculteurs est en effet un défi de taille pour ce secteur. Les agriculteurs marocains prennent de l’âge. Ce phénomène est particulièrement marqué dans les petites exploitations familiales et, dans une dizaine d’années, une large partie d’entre elles sera sans relève, au point de menacer la viabilité de milliers d’entre elles. L’urbanisation rapide de notre pays et l’élévation du niveau d’instruction dans les zones rurales modifié les aspirations des jeunes générations, désormais moins enclines à perpétuer une activité jugée incertaine. Cette désaffection accentue le morcellement des terres, réduisant encore plus leur rentabilité.
Ce contexte fragile ne signifiera pas pour autant la fin de l’agriculture, mais celle d’une forme d’agriculture, ce qui ne manquera pas de susciter une réorganisation en profondeur des structures d’exploitations et des modes d’exercice du métier d’agriculteur. Il ne s’agit nullement de laisser l’initiative seulement à des investisseurs privés, légitimement mus par des logiques et rationalités économiques et financières, davantage portés vers les productions destinées à l’exportation ou des segments de marché haut de gamme. Ce dénaturement de l’agriculture marocaine ne peut conduire qu’à une évanescence de notre souveraineté alimentaire. Il faut donc bien se garder d’une érosion du tissu agricole traditionnel qui, s’il parvient à attirer les jeunes, peut représenter une composante essentielle de la résilience alimentaire du pays.
Le Maroc doit pouvoir compter sur le renouvellement des générations pour accélérer la transformation du secteur et favoriser des formes d’innovation plus radicale. D’ailleurs, c’est pleinement conscient de cette évolution que l’Etat a inscrit dans sa stratégie agricole décennale Green Génération une série de mesures destinées à attirer de nouveaux acteurs dans le secteur. Parmi elles, l’incitation à la transmission des exploitations à des entrepreneurs agricoles, la consolidation du foncier pour limiter l’émiettement des parcelles, ainsi que l’élargissement de la couverture sociale à 400.000 familles rurales. De même, un programme de formation prévoit l’accompagnement de 350 000 jeunes agriculteurs et investisseurs afin de favoriser l’émergence d’un modèle plus résilient et productif.
Green generation a ainsi pour ambition de faire émerger une nouvelle génération d’entrepreneurs ruraux, non forcément issus du milieu agricole, mieux formés, peut-être plus féminisés, davantage ouverts aux nouvelles pratiques agricoles et à la commercialisation en circuit court. L’agriculture traditionnelle, mieux organisée dans le cadre de coopératives et de groupements agricoles productifs et assurant l’ancrage des populations rurales dans les territoires, coexistera alors, sans céder sa place, avec l’entreprise agricole qui vise à répondre à une demande mondiale et avec une forme inédite de micro-exploitations empruntant les codes de la startup. Cette situation va constituer une véritable révolution culturelle positive dans le monde rural marocain, en donnant naissance à une classe moyenne agricole véritablement entrepreneuriale.
Il s’agit possiblement d’une tendance de fond à consolider pour qu’à terme, le secteur agricole puisse concurrencer les opportunités offertes par l’économie urbaine. Les fonctionnaires du ministère de l’Agriculture devront, à l’avenir, être très attentifs à ce renouvellement escompté des générations d’agriculteurs pour qu’il soit l’occasion d’une accélération indispensable vers l’agriculture durable. C’est en effet souvent à partir de signaux faibles que se font les grandes transformations et innovations !
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Rien n’est perdu ! Le système agricole marocain se trouve à la croisée des chemins, face à son destin. Tant en raison de sa vulnérabilité que pour son rôle stratégique dans la résilience globale, le secteur de l’agriculture figure en première ligne pour affronter des défis de taille : changement climatique, crise énergétique, préservation des ressources, renouvellement générationnel, santé des individus, préservation des sols et de la biodiversité et aussi outil politique et diplomatique au service d’une coopération Sud-Sud équilibrée.
Cela impose à notre pays de définir une stratégie claire, réaliste, qui s’inscrit dans une vision de long terme, qui intègre les questions de la durabilité agricole et qui prend en charge les spécificités sociétales de notre agriculture. Dans ce contexte, l’inclusion des petits producteurs et le renforcement de leur réactivité face à l’évolution des chaines de valeurs alimentaires sont essentielles.
Il ne s’agit pas de faire évoluer notre modèle agricole à la marge, mais d’être proactif et inventif pour garantir une agriculture résiliente et durable. L’innovation sera sans doute l’outil indispensable pour accompagner l’adaptation de nos différents systèmes agricoles. Dans les années qui viennent, on devrait pouvoir évoquer non pas le Salon international de l’agriculture, mais le Salon international des agricultures et de l’alimentation durable de Meknès.
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