Bagatelles pour un massacre

Le 11 avril 2018 à 11h16

Modifié 11 avril 2021 à 2h45

Ces quatre derniers mois ont été aussi féconds en hashtags, devenus emblèmes tantôt de militantisme tantôt de superficialité (#meetoo, #deletefacebook, #selfie…) qu’ils l’ont été en débats parfois frôlant le surréalisme sur la nécessité de censurer certaines œuvres littéraires ou artistiques.  

Oyez, Oyez, braves gens!

Vous, adultes, qui vous pensez dotés d’un minimum d’intelligence (fluctuant certes, mais existant tout de même), d’un certain niveau de conscience et de libre-arbitre, merci de noter que, sous couvert de vous éviter une dangereuse subversion, la "censure salvatrice" est là pour protéger votre construction intellectuelle, prendre soin de votre sûreté spirituelle et vous montrer ce qu’il est acceptable de mettre dans vos têtes, ce qu’il est indiqué de penser et surtout ce qu’il ne faudrait pas voir, lire ou encore se rappeler…

Voici venu l’ère de l’ordre moral, ou plutôt du désordre mémoriel.

Le mois dernier, dans le plus beau pays du monde, nous avons assisté à une double interdiction.

D’abord, le tableau de Khadija Tnana a été retiré du Centre d’art moderne de Tétouan où il était exposé. Cette œuvre, intitulée Kamasutra, était composée de 246 pièces, des khmissettes (petites mains de Fatma) ; chacune représentant des personnages dans une position érotique inspirée de l’ouvrage indien du même nom. L’artiste a voulu, par ce parallèle, rendre hommage à un livre érotique La prairie parfumée, rédigé par Cheikh Nefzaoui au 15ème siècle, période où la sexualité était abordée sans tabou dans les pays musulmans. Oui, mais nous ne sommes pas au 15ème siècle (sic !) et la pudibonderie est la plus forte.

Deuxième fait : Rachid Aylal a vu son ouvrage Sahih Al Boukhari, fin d’une légende saisi pour "atteinte à la sûreté spirituelle des citoyens et pour être contraire aux constances religieuses en vigueur". Sorti en octobre dernier, ce livre avait provoqué une polémique dans certains milieux conservateurs puisqu’il jetait le doute sur l’une des sources les plus crédibles dans la transmission des hadiths du prophète. La balance a penché du côté des gardiens de "l’unité spirituelle" et la possibilité de penser par soi-même sur le sujet a été jetée aux orties ; pardon, j’avais presque oublié que la pensée individuelle était plus qu’accessoire.

En Russie, en janvier dernier, la projection du film satirique The Death of Staline (La Mort de Staline), du réalisateur britannique Armando Iannucci, a été suspendue, après avoir obtenu toutes les autorisations, pour "préjudice à la morale et à la sécurité du pays". Et ce, suite à l’action de quelques citoyens préoccupés et de personnalités qui ont jugé "la comédie inconvenante".

Œuvre nouvelle ou ancienne … Tout dans le même gouffre de la censure!

Il y a quelques mois, le feuilleton Gallimard qui tergiverse sur la publication ou non des pamphlets, ouvertement antisémites, de Louis-Ferdinand Céline a fait couler beaucoup d’encres et affolé les clics. Faut-il rééditer les mots bruns? titrait Libération quand Le Figaro évoquait la lettre de mise en garde du gouvernement à Antoine Gallimard lui demandant d’en "garantir la scientificité et la pluridisciplinarité". Comprenez: la publication de Bagatelles pour un massacreL’Ecole des cadavres ou Les Beaux Draps, écrits entre 1937 et 1941,pourraient diffuser la mauvaise parole, pervertir les esprits (si purs les esprits, hein !), alimenter les discours antisémites et même leur donner une certaine consistance. Comme si les discours racistes avaient besoin de Céline pour trouver une quelconque légitimité à leur délire?! Comme si le fait d’interdire leur publication, en créant ce mauvais suspens de "publiera-ne publiera pas", n’allait pas doper les ventes des éditions pirates, étrangères ou d’occasion, sur internet?! Preuve en est: les jours qui ont suivi cette polémique, Bagatelles pour un massacre (1937) a été classé numéro 2 des ventes sur Amazon dans la catégorie Histoire quand L’Ecole des cadavres (1938) a eu la 7ème position. A noter la savoureuse mention, accompagnant ces titres, du site marchand "Découvrez notre sélection de livres pour vous aider à tenir vos bonnes résolutions 2018!". Savoureuse, je vous dis!

D’abord, censurer de la sorte à l’époque d’internet est purement ridicule et ne fait que produire l’effet inverse. Ensuite, il est vain de vouloir lire une œuvre de plus de 80 ans avec nos yeux d’aujourd’hui. Attention, il ne s’agit absolument pas de nier l’antisémitisme de Louis-Ferdinand Céline mais de le condamner en le contextualisant et non en l’interdisant. Au lieu d’essayer d’escamoter un passé peu glorieux pour n’en retenir que le beau, le moral et le politiquement correct (comme on a tenté de le faire avec Charles Maurras), le devoir mémoriel serait plutôt enclin à nous rappeler de ces heures sombres et de ce qui a poussé ces êtres humains, aussi intelligents et doués soient-ils dans leurs domaines, à verser dans ces extrêmes qui nous pendent au nez encore aujourd’hui.

Le domaine artistique est aussi riche en exemples de censures. Facebook a décidé que la Vénus de Willendorf, sculptée à l’âge de pierre, était obscène. Le réseau si prude quand il s’agit de nudité et si permissif quand il s’agit de fake news alimentant le buzz, avait déjà fait de même, il y a 7 ans, avec L’origine du monde (1866) de Gustave Courbet en considérant l’œuvre comme étant pornographique. En août dernier, une toile de Batlhus, Thérèse rêvant (1938), a fait l’objet d’une polémique qui a donné lieu à… une pétition! Motif: une femme à New-York a été offusquée par "cette toile montrant une enfant pubère dans une position sexuelle suggestive".

La censure a parfois aussi des combats qui peuvent faire sourire, à défaut d’en pleurer.

En 2014, le West Australian Opera a interdit la production Carmen de Bizet non pour une quelconque représentation du crime organisé (Laissez-nous Le Parrain svp!!) ou de la violence domestique mais pour la mise en cause de l’usine de cigarettes où travaille le personnage principal. Rien de bien surprenant quand on se rappelle que le sujet de la suppression de la cigarette dans les films a été évoqué en France en novembre dernier. L’enjeu étant l’impact des images auprès des plus jeunes. Venons-en à ces plus jeunes justement…

"Educativement" incorrect ou injustement censurable? On a chopé le tournis!

Si tout ce qui précède concerne des adultes dotés, normalement, d’un libre-arbitre leur permettant de choisir leurs lectures comme les œuvres artistiques qu’ils décident de voir ou non, en est-il de même pour les enfants? Naturellement non.

Quelques exemples lus ici: qui montrerait le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais à un enfant de 7 ans sous prétexte qu’il faudrait répondre à ses questions sur la seconde guerre mondiale? Qui conseillerait la lecture des œuvres du marquis de Sade à une enfant de 12 ans parce qu’elle serait aux portes de l’adolescence avec des hormones en ébullition? Personne.

Aussi, ce qui a abouti à l’arrêt de la commercialisation de On a chopé la pubertédestiné aux 9 ans et plus, est moins une censure qu’une prise en compte du poids des représentations féminines et masculines dans des ouvrages destinés à des enfants et censés leur permettre de se construire et de ne surtout pas avoir honte de leur corps et de ses métamorphoses.

Tout comme le fait de demander aux éditions Nathan de revoir sa copie quand il inclut, dans un manuel de mathématiques de terminale, un exercice commençant par "Des migrants fuyant la guerre atteignent une île en Méditerranée. La première semaine, il en arrive 100, puis chaque semaine, le nombre de nouveaux migrants arrivants augmente de 10%..." n’est pas de la censure mais une nécessité de ne pas verser dans la déshumanisation en comparant des êtres humains à des pastèques.                

Pour autant, le délire Sleepingbeautygate, déclenché par une mère de famille britannique qui demande la moralisation du conte de la Belle au Bois Dormant (baiser de la fin a priori non consenti), est aussi révélateur d’un profond malaise que de ses dérives. Une analyse faite par le spécialiste François Fièvre[1], à lire ici, insiste sur la dimension invraisemblable des contes, tout comme les récits mythologiques, et de leur caractère symbolique et non exemplaire. Autrement dit, les contes peuvent être réécrits, ce qui est le cas depuis des siècles (les frères Grimm en les rechristianisant ou Perrault en les moralisant selon les conceptions de l’époque), puisqu’il n’y a pas réellement de version d’origine. Mais le plus important est, quel que soit le récit, la manière avec laquelle celui-ci est présenté, par les adultes (parents ou enseignants), tout en faisant confiance à l’imagination des enfants.

Fahrenheit 451[2] !

A mes yeux, l’image la plus marquante de la censure reste les autodafés.

Dans son adaptation en 1966 du roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, François Truffaut a particulièrement insisté sur la mise en scène des autodafés ; probablement parce que son enfance a été autant marquée par son amour des livres que par le nazisme.

En effet, en 1933, c’est dans "une action contre l’esprit non allemand" que plus de 25.000 livres furent brûlés dans 34 villes universitaires suite à l’appel de Joseph Goebbels, ministre nazi de la Propagande et de l’instruction publique. 80 ans plus tôt, l’écrivain allemand Heinrich Heine (1797-1856) disait "Là où l’on brûle des livres, on finit par brûler des hommes". Une prémonition? Plutôt, une certitude. 

Des siècles plus tôt, Ibn Rochd de Cordoue (connu aussi sous le nom d’Averroès), actuellement considéré comme l’un des plus grands penseurs de la civilisation musulmane, a été victime d’une campagne de diffamation (son statut de philosophe ouvert à toutes les pensées le rendant éminemment suspect) puis accusé d’hérésie à la fin de sa vie et contraint de voir ses livres brûlés (son œuvre ayant été déclarée impie) avant d’être exilé.

Veut-on réellement en arriver, encore !, là aujourd’hui ?

Si cette image peut sembler hors de propos dans ce monde numérique, elle demeure totalement vraie. Censurer, interdire, dicter la pensée ou effacer les vérités passées sous le pseudo-argument que nos âmes sensibles seraient perverties et si faibles face à cet objet maléfique qu’est le livre. Pourtant, un livre, fût-il intitulé Mein Kampf (bien sûr qu’il n’y a aucun problème à le rééditer au lieu d’en faire un objet de fantasme) n’a assassiné personne, c’est son auteur, ainsi que bon nombre de partisans d’une certaine idée de la pureté, qui en sont coupables.

Dans le film Le Destin (1997), dédié à la vie d’Ibn Rochd/Averroès, Youssef Chahine, finit avec cette phrase, comme un pied-de-nez à tous les adeptes de la censure: "La pensée a des ailes, nul ne peut interdire son envol". Pas mieux!


[1]Docteur en Histoire de l’art, chercheur et auteur du livre "Le conte et l’image: L’illustration des contes en Angleterre au XIXe siècle" paru en 2013 aux éditions Presses Universitaires de François Rabelais

[2]451 est le point d’auto-inflammation du papier en degrés Fahrenheit.

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