Décès de Jean-Louis Cohen, co-auteur d’un ouvrage de référence sur l’architecture coloniale de Casablanca

L’historien français d’architecture Jean-Louis Cohen est mort ce lundi 7 août. Il s’éteint quelques mois après son ex-femme Monique Eleb, avec qui il a réalisé en 1998 une monographie de Casablanca, qualifiée de référence. Médias24 a recueilli les réactions d’architectes marocains.

Décès de Jean-Louis Cohen, co-auteur d’un ouvrage de référence sur l’architecture coloniale de Casablanca

Le 10 août 2023 à 16h35

Modifié 11 août 2023 à 13h03

L’historien français d’architecture Jean-Louis Cohen est mort ce lundi 7 août. Il s’éteint quelques mois après son ex-femme Monique Eleb, avec qui il a réalisé en 1998 une monographie de Casablanca, qualifiée de référence. Médias24 a recueilli les réactions d’architectes marocains.

Une pluie d’hommages inonde les réseaux sociaux depuis l’annonce du décès de Jean-Louis Cohen, célèbre historien de l’architecture, mort à l’âge de 74 ans. La publication de l’ouvrage Casablanca : Mythes et figures d’une aventure urbaine (Ed. Hazan, 480 p., 1998), coécrit avec Monique Eleb, avait fait sensation ; d’une part parce que les auteurs étaient connus et considérés comme des experts internationaux ; d’autre part pour la qualité du travail et du rendu final ; enfin, parce que cet ouvrage a aidé les défenseurs du patrimoine architectural de la ville à faire valoir leurs revendications auprès des décideurs marocains. En revanche, le fait que leur travail se soit cantonné à l’époque coloniale avait fait grincer des dents.

"Nous lui devons tant, […] notamment tout ce qu’il faisait depuis de nombreuses années autour de la sauvegarde du patrimoine moderne du XXe siècle. Un grand homme de combat et d’engagement", a réagi Christine Leconte, présidente de l’Ordre des architectes en France, sur LinkedIn.

L’architecte marocain Tarik Oualalou lui a également rendu hommage à travers une publication Facebook dans laquelle il exprime sa "tristesse infinie". "Il a été mon professeur, mon ami, mon mentor et souvent mon partenaire dans des aventures intellectuelles sublimes. Cela fait bientôt 30 ans que nous nous sommes rencontrés et il arrivait toujours à me surprendre par sa profondeur et son agilité. Il était d’une générosité sans limites et il s’impliquait et donnait de lui-même dans tout. Ces cinq dernières années, il a travaillé à nos côtés pour la revitalisation du patrimoine casablancais dont il a été le premier découvreur. La dette que nous lui devons est immense."

Joint par Médias24, Abdelouahed Mountassir rend hommage à l’expert "très brillant" qu’il a été, rappelant sa défense du patrimoine casablancais ainsi que son rôle de passeur entre les Etats-Unis et l’Europe. Il constate − comme plusieurs de ses confrères d’ailleurs − que Jean-Louis Cohen s’est contenté d’un focus sur le patrimoine architectural de l’époque coloniale, sans s’intéresser à l’architecture contemporaine de la ville.

Pour sa part, l’architecte Noureddine Komiha salue la mémoire de Jean-Louis Cohen, qui représente pour lui "une encyclopédie humaine et une référence dans l’histoire de l’architecture urbaine", notamment celle de Casablanca. Il garde par ailleurs le souvenir de son érudition, de son engagement ainsi que de son engouement pour l’écoute, la transmission et le partage. "Ce qui l’intéressait, c’était de replacer l’architecture dans sa dimension sociale et symbolique", nous dit-il.

L’architecte et commissaire d’exposition a obtenu son diplôme à Paris en 1973, avant de soutenir en 1985 une thèse de doctorat en histoire de l’art à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris (EHESS), ce qui l’a propulsé dans le domaine de l’enseignement. Sa carrière prend ensuite une envergure internationale avec sa nomination en tant que professeur d’histoire de l’architecture à l’Institute of Fine Arts de l’Université de New York en 1994.

En 1997, le ministère français de la Culture lui confie la création de la Cité de l’architecture et du patrimoine, où il dirige l’Institut français d’architecture jusqu’en 2004 et le Musée des monuments français jusqu’en 2003. "Sa coloration politique de gauche l’accompagnera tout au long de sa vie professionnelle et de ses expériences intellectuelles", tient à préciser Noureddine Komiha.

"Cohen se passionnait pour les politiques urbaines et Casablanca faisait partie, aux côtés de Pékin, Rio de Janeiro et Saint-Pétersbourg, de ces villes mondiales qui ont nourri cet intérêt", poursuit notre interlocuteur.

En effet, la capitale économique du Maroc possède une grande richesse architecturale et urbaine, carrefour de plusieurs styles architecturaux : arabo-andalou revisité à la française, art nouveau, néo-classicisme, art déco, néo-mauresque, fonctionnalisme, cubisme, brutalisme… Un musée à ciel ouvert pour les architectes et esthètes, mais aussi "un laboratoire d’urbanisme qui a attiré plusieurs architectes étrangers, notamment Cohen".

"Une lettre d’amour à la métropole"

Grand spécialiste de l’architecture du XXe siècle et fervent défenseur de la sauvegarde du patrimoine moderne, son ouvrage Casablanca : mythes et figures d’une aventure urbaine (réédité en 2004) est une "lettre d’amour à la métropole", selon Noureddine Komiha.

"C’est un très beau livre dans lequel Cohen explique la genèse de la ville de Casablanca et propose un répertoire de détails architecturaux et de ferronnerie. C’est aussi une référence dans le domaine qui fait découvrir la richesse architecturale et urbanistique de la ville de Casablanca", explique-t-il.

Joint par Médias24, l’architecte et ancien président de l’association Casamémoire, Abderrahim Kassou, revient sur l’importance de cet ouvrage "volumineux et d’une lecture facile", qui se distingue des autres qui ont traité de la ville de Casablanca. "Le livre de Jean-Louis Cohen et Monique Eleb est basé sur un travail documentaire fin, notamment sur les archives des architectes, des entreprises, des revues et des permis de construire, mais également sur un travail de terrain ainsi que sur des heures d’échanges et de discussions avec plusieurs acteurs qui connaissent la ville et ont participé à son essor."

Il s’agit par ailleurs d’un support de recherche essentiel comprenant plusieurs documents graphiques (plans, illustrations, croquis, photos anciennes et récentes...), "ce qui explique un succès éditorial plutôt peu courant pour des ouvrages de ce type", poursuit l’architecte. Cet ouvrage présente également plusieurs acteurs de cette période historique (architectes, entrepreneurs, urbanistes, paysagistes, décideurs politiques, etc.).

Kassou indique que la sortie de cet ouvrage avait été accompagnée d’une grande exposition intitulée Casablanca, mémoires d’architecture, dont le commissariat a été assuré par les deux auteurs. L’exposition, qui a eu beaucoup de succès, a été présentée à Paris, à Bordeaux, à Montréal et à Casablanca à la Villa des arts en 2000. "Elle a permis à ceux qui ne lisent pas beaucoup de découvrir le contenu de l’ouvrage et d’apprécier la richesse de leur ville."

Cohen était un amoureux de la ville de Casablanca, un esthète fasciné par la diversité décorative des façades et immeubles de la ville. Le paysage architectural casablancais attisait sa curiosité, et sa rencontre avec Monique Eleb, qui a grandi à Casablanca, a impulsé la réalisation de cet ouvrage, nous fait-on savoir.

Fruit de dix années de travail et de recherches, à la demande du Centre national français de la recherche scientifique (CNRS), la monographie de Jean-Louis-Cohen et Monique Eleb sur Casablanca "étoffe notre connaissance sur les bâtiments construits à Casablanca au cours de la première moitié du XXe siècle au Maroc".

Sous le prisme de l’architecture urbaine, les auteurs retracent la façon dont la ville de Casablanca a été conçue et de quelle manière elle a évolué durant la période coloniale. C’est d’ailleurs en 1912 qu’un premier plan d’aménagement est dessiné par l’architecte urbaniste Henry Prost.

"La Medina est entourée d’enceintes rassemblant plusieurs générations de constructions, maisons cubiques repliées sur des patios intérieurs, des maisons de négociants avec leurs entrepôts en RDC, mais aussi des petits immeubles à balcons et hôtels le long des rues, l’ensemble étant compact et faiblement praticable d’une vision européenne. Elle s’extravertie donc aux évolutions culturelles de ses nouveaux arrivants", peut-on lire dans l’étude de Colette Zdan intitulée De la ville historique à la ville moderne : des évolutions conceptuelles et sociales dans la ville de Casablanca.

Le général Lyautey avait décidé à l’époque de conserver l’ancienne ville dans les plans d’extension mais en construisit une autre au Sud, reliée au port de commerce : le quartier des Habous. Tous les autres quartiers se sont ensuite construits autour de la médina.

Plus tard, de 1930 à 1985, Casablanca connaît une explosion démographique due à l’exode rural, et de nombreuses cités ouvrières sont construites, mais sont rapidement surpeuplées. Dans ce contexte et afin de désengorger l’ancienne médina et de combler le manque de logements adaptés aux nouveaux arrivants qui ont aménagé des bidonvilles dans les quartiers industriels de la capitale économique, l’architecte urbaniste Michel Ecochard est chargé de réviser le plan d’aménagement de Henry Prost.

"Il limite ainsi le développement de la ville autour de ce qu’il appelle une ceinture verte, qui suit le tracé de l’autoroute, nouvel équipement phare de son projet urbain, il développe aussi la ville vers l’Est là où se situe le port (…) Il établit une trame de construction, dans laquelle les architectures vont évoluer, de la maison en rez-de-chaussée, jusqu’à prendre la forme d’immeuble d’habitation, qui respecte la vision hygiénique de l’époque, mais aussi la vision de l’habitat moderne, qui se doit d’être orienté Est-Ouest", explique l’autrice de l’étude citée plus haut.

Au lendemain de l’indépendance, et jusqu’en 1985, de grands ensembles de lotissements successifs meubleront les artères de Casablanca. Ensuite, dans le souci d’une meilleure gestion urbaine, les différents quartiers de la ville seront divisés en différentes préfectures et un réseau de transport sera développé pour faciliter la mobilité dans l’espace.

L’art déco, vestige d’un passé colonial ?

Si un certain nombre d’architectes s’accordent sur l’importance de cet ouvrage − "bible de l’histoire architecturale de la ville de Casablanca" −, Aziz Lazrak lui reproche une approche tendancieuse qui met le voile sur des joyaux architecturaux construits post-indépendance par des Marocains.

Il s’agit certes d’un "livre de référence sur Casablanca, bien documenté et bien mené, mais qui s’est malheureusement attardé sur le 'Casa romantique' et l’architecture art déco de la période coloniale. Dans cet ouvrage, les architectes marocains ne sont cités que dans un petit chapitre, avec la promesse de leur consacrer un ouvrage plus tard. Ce qui n’a pas été fait", se désole-t-il.

Hafid El Awad, pour sa part, refuse de qualifier l’architecture des bâtiments art déco de "coloniale". Il considère que c’est un patrimoine marocain à valoriser et un travail commun qui a réuni Français et Marocains. "Si les bâtiments ont été conçus par les architectes français, la réalisation de ces bijoux architecturaux a été faite par des maçons, ferronniers et ouvriers marocains. La contribution des Français s’est donc limitée à la conception", avance-t-il.

Pour Noureddine Komiha, "Cohen s’est particulièrement intéressé à l’art déco en tant que parisien. Il avait quelque chose à raconter sur ce morceau de Casablanca avec lequel il était familier. Etudier et raconter le reste [la partie construite après l’indépendance, ndlr] appartenait donc à d’autres architectes."

Il est indéniable que l’architecture produite durant la période du Protectorat porte en elle des traces visibles du passé colonial. A notre question de savoir si Jean-Louis Cohen, qui accordait beaucoup d’importance à l’aspect humain de l’architecture, et Monique Eleb, avaient conscience que ces bâtiments sont le vestige de la colonisation et qu’ils rendaient hommage à d’anciens oppresseurs, Noureddine Komiha nous répond que l’approche de Cohen était purement esthétique et objective.

"Le regard qu’ils ont tous deux porté sur les bâtiments patrimoniaux est un regard européen. L’expérience n’est pas vécue de la même manière qu’un Marocain qui peut considérer ce patrimoine comme le rappel d’un évènement historique malheureux. Casablanca et ses bâtiments sont vus dans l’ouvrage d’un œil objectif qui s’intéresse aux détails esthétiquement plaisants pour l’œil et l’esprit", poursuit Noureddine Komiha.

Fervent militant pour la préservation et la valorisation du patrimoine casablancais, Cohen, aux côtés de Monique Eleb, a "impulsé une prise de conscience quant à la richesse patrimoniale de Casablanca et sensibilisé les autorités et les architectes marocains sur le patrimoine casablancais, à un moment où les pouvoirs publics se demandaient quel était l’intérêt de restaurer les traces du protectorat", estime Komiha. "Le maréchal Lyautey, qui était un esthète, voulait que l’expérience du protectorat français soit positive pour les colons, mais le résultat est admirable et il faut le préserver."

Dans ce sens, Kassou avance qu’"au delà de l’apport scientifique de cet ouvrage, son apport en termes de plaidoyer et de prise de conscience sur la valeur historique et patrimoniale de Casablanca est indéniable. L’ouvrage, ainsi que l’exposition qui s’en est suivie, avec la présence effective des deux auteurs, a donné en quelque sorte du contenu, mais également de la crédibilité et un écho fort au discours porté par certains Casablancais appelant à l’arrêt des démolitions et à la protection du patrimoine, discours faiblement audible avant le livre et l’exposition".

Monique Eleb et Jean-Louis Cohen ont d’ailleurs accompagné la création de Casamémoire, association marocaine à but non lucratif qui œuvre jusqu’à présent pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine architectural du XXe siècle au Maroc.

"A nous de continuer à porter ce flambeau et à encourager le développement de la recherche sur d’autres pans de l’histoire de notre ville peu ou pas étudiés, comme la période antique, la période islamique, l’émirat des Berghwatas, le brutalisme, les développements plus contemporains... Autant de sujets sur lesquels l’université marocaine devrait se pencher. Le besoin est là et les sujets prometteurs", conclut Abderrahim Kassou.

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