Gilles Kepel: “L’éducation est le grand défi du Maroc“

ENTRETIEN. Daech, partitions au Proche Orient, Arabie Saoudite, recomposition des identités en Afrique du Nord, Libye, Maroc : rapide tour d’horizon avec le Pr Gilles Kepel.

Gilles Kepel: “L’éducation est le grand défi du Maroc“

Le 14 mars 2015 à 18h28

Modifié 14 mars 2015 à 18h28

ENTRETIEN. Daech, partitions au Proche Orient, Arabie Saoudite, recomposition des identités en Afrique du Nord, Libye, Maroc : rapide tour d’horizon avec le Pr Gilles Kepel.

“The Harvard Arab Alumni Association“, l’association des anciens étudiants arabes de Harvard, a tenu à Rabat ce samedi 14 mars, la 10e édition de la conférence Harvard consacrée au monde arabe. Le thème de ce prestigieux événement était lié aux printemps arabes. Il s’agissait d’imaginer de nouvelles voies pour le monde arabe.

C’est dans le cadre de cet événement qui a réuni plusieurs personnalités de renom, politiques, intellectuels ou militants de la société civile, que nous avons pu réaliser une courte interview de Gilles Kepel.

Gilles Kepel est probablement le Français qui connaît le mieux le monde arabe sur lequel il travaille depuis toujours. Son livre Le Prophète et Pharaon est une œuvre inaugurale de l’étude de l’islamisme. Et de sa passion pour le monde arabe. C’est dans ce livre qu’il inventera d’ailleurs le terme “islamisme“ et y consacrera d’autres ouvrages, Fitna (ou discorde) et Jihad qui étudie la radicalisation.

Ce maître  de Sciences Po répond à nos questions sur le Proche Orient, l’Arabie saoudite, la Libye et le Maroc.  Nous entamons l’interview par l’actualité proche-orientale.

Au moins quatre idées majeures se dégagent de ses propos: la guerre sunnites-chiites, l'épuisement du modèle saoudien, la recomposition identitaire en Afrique du Nord avec une prise de distance par rapport au Moyen Orient et enfin, l'importance du défi de l'enseignement pour le devenir du Maroc.

 

Médias 24: La guerre contre Daech prend désormais une tournure confessionnelle,  celle d’un affrontement sunnites-chiites…

Gilles Kepel: Oui, en particulier depuis que Tikrit est tombé en fait aux mains des pasdarans [gardiens de la révolution islamique iranienne, NDLR]. Tikrit était un symbole, la ville de Saddam Hussein.

L’on se rappelle que l’exécution rapide de Saddam Hussein, son lynchage d’une certaine manière, par des Chiites, avait été l’un des éléments qui avaient cassé la logique même de l’invasion et de l’occupation américaines qui avait essayé de maintenir une sorte d’équilibre entre communautés.

De ce fait, un certain nombre d’Etats de la région, qui au début avaient poussé Daech, ont maintenant l’impression d’avoir joué aux apprentis sorciers. Puisqu’au fond, favoriser Daech, aboutit à donner de la légitimité aux pasdarans.

En fait, à Tikrit, c’est une offensive qui est à plusieurs détentes.

-“Les pays qui ont poussé Daech“: vous faites allusion à l’Arabie saoudite par exemple?

-Oui. On voit bien d’ailleurs, qu’il y a un grand changement dans ce pays depuis que le Prince Salman est devenu Roi, ça a été fait avec une certaine vivacité, dont on n’avait pas l’habitude. Il a purgé le système assez rapidement de tous ceux qui avaient encouragé Daech, qui considéraient que Daech serait très utile pour combattre l’Iran.

Aujourd’hui, la société saoudienne elle-même est menacée par Daech. C’est un peu l’arroseur arrosé. Comme du reste en 2003-2006, quand Al Qaida dans la péninsule arabique avait commis des attentats sanglants dans la région.

-Est-ce que la partition des pays de la région est en marche? Est-ce que la carte va être redessinée selon des contours ethniques et/ou confessionnels?

-L’année prochaine sera célébré le centenaire des accords de Sykes Picot qui ont établi des frontières pour le meilleur et pour le pire après la guerre 14-18. Je ne suis pas sûr que nous allons retrouver l’Irak ou la Syrie tels que nous les connaissions avant.

Daech lui-même a créé une espèce de sunnistan entre les faubourgs sunnites de Damas, les Kurdes au nord et l’autoroute  Alep-Damas à l’ouest.

Je crois que c’est un processus qui n’est pas fini.

C’est pour cela je crois qu’un grand nombre de dirigeants d’Afrique du Nord, je pense à M. Benkirane, M. Sellal, aux dirigeants tunisiens,  sont très désireux aujourd’hui de se distancier autant que possible des événements chaotiques du Moyen-Orient.

On voit bien qu’il y a une sorte de spécificité nord-africaine qui sort de ces événements. Certains des dirigeants ici ne veulent plus utiliser le mot Maghreb, parce qu’il renvoie à Machreq,  il y a très clairement une appétence des dirigeants et d’une grande partie des sociétés d’Afrique du Nord à renforcer à la fois les liens avec l’Europe et avec l’Afrique, considérant que le potentiel de développement de la région est là où sont ses flux économiques et pas forcément là où il y a l’idéologie.

-Dans notre région, tout le monde se rend compte de l’importance de la stabilité.

-Oui, mais stabilité ne doit pas vouloir forcément dire oppression et injustice, sinon elle est fragile.

-L’Arabie Saoudite est un pays qui semble menacé…

-Ce pays est la clé du système arabe depuis les années 70 et la hausse des prix du pétrole après la guerre de 1973.

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est l’épuisement du modèle saoudien.

J’ai été très surpris par les mesures prises par le Roi Salman, le système saoudien d’habitude fonctionne beaucoup plus sur le mode du consensus.

Il y a une très grande inquiétude autour du fait que l’idéologie daechienne est en train de se répandre, en particulier parmi tous ceux dans le Royaume qui s’estiment frustrés de l’accès limité au pouvoir.

-Si l’on ne trouve pas une alternative au leadership sunnite aujourd’hui, Daech va se renforcer.

-Oui, c’est l’un des enjeux de la situation actuelle.

L’un de mes collègues, Bernard Rougier, qui a écrit un livre remarquable, “L’Oumma en fragments, contrôler le sunnisme au Liban“ avait vu cela avant tout le monde.

La question se pose moins en Afrique du Nord, mais se pose néanmoins.

J’ai été frappé par le fait que le face à la menace daechienne que vous avez au Maroc aussi,  face à cela, il y a des reconstructions identitaires qui se produisent ici.

Ahmed Taoufq insiste sur la dimension malékite du Maroc.

Mohamed Aissa, son collègue algérien, a récemment dit en substance “nous sommes tous des amazighs, des malékites et des ibadites“. Ce qui est nouveau en Algérie. Cette recomposition des identités est un phénomène qui s’efforce de répondre au défi d’un radicalisme.

-Pour la Libye, est-ce qu’il n’est pas trop tard?

-La Libye, c’est le grand problème aujourd’hui. Certes, ce n’est pas la même chose que l’Irak et la Syrie, c’est un pays très peu peuplé.

Mais c’est un problème, la frontière tuniso-libyenne est totalement poreuse, la Libye contrôle aussi des ports qui envoient des clandestins en Europe, parmi lesquels il y aura des jihadistes.

-Est-il trop tard pour rétablir la situation?

-Il n’est jamais trop tard.

-Votre avis de chercheur sur le Maroc.

-J’ai remarqué que M. Benkirane ce matin insistait sur le fait que les aspirations démocratiques qui s’étaient traduites selon lui par la victoire de son parti aux élections marocaines, ne remettaient pas en cause les institutions.

Dans mon livre “Passion arabe“, je ne parlais pas du Maroc puisqu’il n’y avait pas eu de révolution. Aujourd’hui, tout le monde ici se félicite que cela ne soit pas arrivé. Je ne dis pas qu’il ne faut pas de changement, bien sûr.

Le Maroc aujourd’hui est un pays en transition.

Je suis très frappé de ce que le premier ministre ait réussi à créer un véritable rôle de premier ministre qui n’existait guère avant lui, c’est d’ailleurs un orateur assez extraordinaire.

Le pays est obligé de poursuive son évolution. A mon avis, le défi le plus important est le défi éducatif, faire  en sorte que la future génération soit éduquée, et d’un niveau qui permet d’avoir des emplois. Cela pose un très gros problème, et pose aussi un problème de langue. Quelle doit être la place de la darija? de la fousha? du français? Dans ce domaine, il peut y avoir de la place pour une grande coopération avec l’Union Européenne. Et je crois qu’il faut essayer de ne pas voir les choses d’une manière idéologique.

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