Abdallah-Najib Refaïf

Journaliste culturel, chroniqueur et auteur.

Pour le plaisir et pour en rire

Le 17 novembre 2023 à 16h02

Modifié 17 novembre 2023 à 16h02

Dans cette chronique, Abdallah Najib Refaïf rend hommage au grand romancier et journaliste marocain Driss Khoury en revenant sur son parcours et sa vie que le chroniqueur qualifie de "roman qu’il réécrivait tous les jours pour ses amis, pour le plaisir et pour en rire".

Longtemps il s’est trompé sur tout. Enfant déjà, il croyait que l’école coranique était une crèche pour les petits qui apprennent à devenir grands. Il gribouillait et effaçait une planche induite de calcaire et apprenait par cœur des mots sans cesse oblitérés. Assis en tailleur dès l’aube, à jeun, il tanguait sur sa planche dans un océan de savoir obscure, avec pour seul escale, la pause-couscous qu’un parent offrait pour conjurer un sort ou récompenser un apprenant studieux. Le ventre ballonné par une semoule indigeste, il somnolait, la tête contre la planche, bercé par des psalmodies monotones. Mantra redondant d’une enfance escamotée.

Cette souvenance est puisée dans la mémoire rétive d’un écrivain qui parlait peu de son enfance difficile, mais écrivait surtout pour et sur les gens de peu de chez nous. Une fois pourtant, il eut cette évocation citée ci-dessus et restituée de mémoire qu’il nous narra avant d’éclater d’un de ses grands rires sonores et contagieux. C’était lors d’une nuit d’hiver froide, à l’orée des années 80, non loin de l’océan qui grondait, dans une petite chambre humide adossée à l’Atlantique, à Rabat au quartier nommé et arabisé par déformation : "Locian". En ce temps-là, Ba Driss, comme on l’appelait affectueusement, avait cette allure cléricale qui le faisait ressembler à L’Abbé Pierre, fondateur de la communauté Emmaüs pour les sans-domicile en France. Tout de noir vêtu, un béret enfoncé sur une tête aux cheveux longs, Driss Khoury arborait cette barbe qui lui conférait aussi un look de bohémien, de pâtre grec ou de poète maudit. Et de poésie on avait beaucoup parlé dans la petite chambre rongée par l’humidité dont une unique petite fenêtre laissait entrer le grondement de l’océan déchainé tout proche. Tard dans la nuit, quand la fumée âpre des cigarettes se mêlait aux effluves âcres des libations, et que les rires sonores, couverts par le bruit océanique, n’en finissaient pas d’envahir ce minuscule espace de vie, on se taisait soudainement au premier souffle mélancolique de la trompette de Miles Davis. "S’kout lemmouk ! Ta gueule, ta mère ! Ecoute la musique !" C’est ainsi que Ba Driss exerçait son autorité de maître des céans sur tel convive hilare, dissipé ou trop disert.

D’autres souvenirs du nouvelliste Ba Driss sont liés soit au Jazz, soit au cinéma ou à la danse. En cela, il se distinguait, lui l’auteur monolingue au dialecte marocain riche et fleuri, de nombres de ses confrères arabophones de l’époque, chafouins et pleins de morgue. Il était le plus curieux d’entre eux des choses de l’art, le plus assidu aussi dans les activités culturelles. Il avait cette inépuisable capacité d’appréhender la quintessence d’un film d’auteur des plus "intellochiant", de rester jusqu’au bout quand la moitié de la salle a quitté la projection, puis d’en restituer l’essentiel le lendemain dans un compte rendu d’une belle facture porté par ce style hybride, mêlant arabe châtié et darija débraillée, qui lui était propre.

Son style de vie, flamboyant, et celui de ses écrits, hilarant tant dans la nouvelle que dans le journalisme, s’imbriquent et font de lui, jusqu’à nos jours, cet auteur singulier et inclassable à qui, ni les critiques patentés, ni les doctorants tourmentés, pas plus que les universitaires assermentés n’ont jamais rendu justice. Peut-être parce que de tous les écrivains de sa génération, il est le seul à n’avoir jamais écrit de roman. Cette fameuse "riouaya" (roman), genre dit noble, considéré comme le passage obligé pour accéder au statut majeur du véritable écrivain.

Driss Khoury n’est pour eux qu’un journaliste, un ouvrier de l’éphémère aux doigts tachés d’encre d’imprimerie, qui écrit juste des nouvelles, souvent très courtes (ce qui est rédhibitoire et aggrave son cas), alors que la tradition dans le monde arabe exige de passer, graduellement, de la poésie à la petite nouvelle, (al ouqsoussa) puis à la nouvelle courte (Al qissq al qassira), la nouvelle ( Al qissa), avant de s’attaquer enfin au roman (Arriouya). Ba Driss, n’a pas suivi ce parcours du combattant balisé. Il avait commencé comme correcteur au quotidien Al Alam, avant de passer aux pages culturelles du journal Al mouharrir devenu Iittihad al ichtiraki. Il écrivait comme il voulait, tel qu’il le sentait et où il le pouvait. Il pensait un peu--dans un tout autre contexte éditorial et culturel-- comme ce conservateur de bibliothèque, Maxime Cohen, qui s’empêchait d’écrire un livre en avançant que les raisons de le faire "sont toujours moins nombreuses que celles qu’on aurait à s’en abstenir."

Khoury s’en abstint jusqu’à la fin de sa vie, même si pressé par ses amis, il eut quelques velléités quant à la rédaction de son autobiographie. Cela aurait donné certainement un ouvrage rappelant "Le pain nu" de Mohamed Choukri. Ces deux auteurs étaient d’ailleurs très liés, le second taquinait amicalement Khoury en le traitant "d’auteur local", alors que lui, après le succès mondial et son passage dans l’émission "Apostrophe" de Bernard Pivot , était traduit dans plusieurs langues. Choukri était lui aussi le seul auteur à ne pas avoir suivi le "parcours du combattant littéraire" qui passe par les quatre "sous-genres". Il a publié d’emblée un roman et pour son premier essai ce fut un coup de maître. Par ailleurs ,et pour rappeler en passant l’autre singularité de cet auteur : son roman est un des rares, et sans doute le seul au Maroc en tout cas, à ne pas avoir été publié d’abord dans sa langue d’origine. En effet, il a été traduit en français par Tahar Ben Jelloun, puis dans d’autres langues étrangères, avant d’être édité en arabe. Sachant qu’à l’origine, l’autobiographie sulfureuse de ce tangérois iconoclaste, a été dictée oralement et enregistrée par l’écrivain américain Paul Bowles, qui l’avait publiée en anglais dans une revue américaine.

Le roman autobiographique est, selon cette définition classique "le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de se sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité". Driss Khoury écrivait presque au quotidien la biographie des autres qui est aussi la sienne. Il parlait des siens parce qu’il sait d’où il vient, sans bienveillance et avec beaucoup d’humour un peu à la manière du dessinateur Reiser dans son album "Les pauvres sont cons". Ba Driss le disait autrement, avec le rire et sans les soupirs plaintifs du misérabilisme et les imprécations du populisme déjà en vogue à l’époque. Mais s’il n’a pas écrit le roman que tout le monde attendait, c’est parce que sa vie était un roman qu’il réécrivait tous les jours pour ses amis, pour le plaisir et pour en rire.

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