
Ancien président de la République de Turquie.
L'ordre international fondé sur des règles s'effondre à Gaza
Le 14 novembre 2023 à 16h22
Modifié 14 novembre 2023 à 16h22Sommes-nous véritablement décidés à préserver un ordre international fondé sur des règles, ancré dans des valeurs communes, ou sommes-nous prêts à l’avènement d’un monde fragmenté et polarisé, où ces valeurs seraient devenues obsolètes ?
ISTANBUL – C’était en 2007. Je me rendais en voiture avec le président palestinien Mahmoud Abbas et le Premier ministre israélien d’alors, Shimon Peres à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Durant leur visite historique à Ankara, les deux dirigeants, dont j’avais le privilège d’être l’hôte, s’adressèrent au Parlement turc, plaidant en faveur de la paix et d’une solution à deux États. C’était seulement deux ans après que la Turquie eût lancé l’initiative Industrie pour la paix, afin d’œuvrer à la réhabilitation de la zone industrielle d’Erez à Gaza. Quand mes homologues palestinien et israélien et moi-même avions apporté notre soutien à cette initiative, nous étions optimistes et pensions que le développement de l’économie palestinienne ouvrirait la voie à la construction d’une paix durable dans la région.
Ce rêve s’est malheureusement éteint après la décision d’Israël d’imposer à Gaza un blocus terrestre, maritime et aérien. Seize ans plus tard, devant les événements du 7 octobre et leurs répercussions, je suis à nouveau submergé par la déception et la tristesse de cette occasion manquée d’une paix durable.
Le 7 octobre marque un tournant majeur des relations israélo-palestiniennes, avec des conséquences domestiques, régionales et mondiales considérables. En ce moment critique, nous devons nous demander : Sommes-nous véritablement décidés à préserver un ordre international fondé sur des règles, ancré dans des valeurs communes, ou sommes-nous prêts à l’avènement d’un monde fragmenté et polarisé, où ces valeurs seraient devenues obsolètes ?
Qu’on ne s’y trompe pas : je condamne sans équivoque la perte de vies civiles des deux côtés. L’assassinat et l’enlèvement de civils israéliens par le Hamas ne sauraient en aucun cas être acceptés. Dans le même temps, la réponse disproportionnée du gouvernement de Benyamin Nétanyahou conduira non seulement à plus de violences et de souffrances dans la région, mais alimentera aussi la haine et la division de par le monde.
Les événements tragiques qui se déroulent à Gaza ne devraient pas constituer une surprise. L’indifférence au conflit israélo-palestinien n’a jamais été défendable, et l’est d’autant moins que les souffrances des Palestiniens empirent de jour en jour. L’occupation actuelle des territoires palestiniens par Israël, que vient aggraver l’expansion pernicieuse et illégale des colonies de Cisjordanie, contrevient aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, sape les principes fondateurs du droit international et violent les normes établies des droits humains.
En outre, le blocus auquel la bande de Gaza est soumise a isolé du monde et traumatisé les 2,3 millions d’habitants de l’enclave, privés des services de base. Que l’Occident et même le monde arabe se soient peu à peu accoutumés à ce triste statu quo empire encore la situation. Cette erreur de jugement historique n’a fait qu’aviver la colère des Palestiniens et créé un terrain propice au conflit actuel.
En 1999, je faisais partie, en tant que député, d’une mission d’enquête dans la bande de Gaza mandatée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. J’ai vu le désespoir dans les yeux des enfants et des femmes palestiniennes. Notre rapport a rappelé les conditions de vie insupportables de la population palestinienne et ses frustrations croissantes. Lors de mes visites ultérieures, en tant que Premier ministre puis président de la Turquie, j’ai vu une situation encore dégradée, à mesure que s’installaient, toujours plus profondément, les divisions politiques qui alimentent cet interminable conflit.
Au cours des cinquante dernières années, la communauté internationale n’a pas su défendre la seule solution viable : l’instauration de deux États, Israël et Palestine, vivant en paix côte à côte. Au fil des occasions manquées, les conditions sur le terrain se sont rapidement détériorées. Aujourd’hui, a-t-il été rapporté, des enfants palestiniens écrivent à leurs familles des lettres d’adieu tandis qu’ils se préparent à la possibilité de perdre la vie sous les bombardements israéliens. Une telle situation ne peut qu’engendrer encore plus de désespoir et d’animosité.
Les tactiques suivies par Israël à Gaza violent à l’évidence le droit de la guerre. Priver les Gazaouis d’électricité, d’eau et de nourriture, mais aussi, cibler des zones résidentielles, des hôpitaux, des mosquées, des églises, des écoles et des camps de réfugiés, tout cela est incompatible avec les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels. Ces attaques ne sont rien moins que des crimes de guerre, et leurs responsables devront inévitablement en rendre compte devant l’histoire.
Il est stupéfiant qu’Israël, étant donné sa conduite, soit parvenu à conserver le ferme soutien des pays occidentaux, notamment des États-Unis. Ceux qui supportent aveuglément les actions d’Israël devraient se poser la question : Si nous ne pouvons garantir l’intégrité territoriale de la Palestine, comment pouvons-nous défendre, de façon convaincante, celle de l’Ukraine ? Lorsqu’on ne respecte pas le droit international, comment peut-on rester crédible ? Cette duplicité, sape l’ordre international fondé sur des règles et fait le jeu des dirigeants autoritaires et des mouvements extrémistes qui se nourrissent de ces incohérences et les exploitent.
Pour éviter un tel scénario, il est indispensable de s’en tenir au droit international et aux résolutions votées en ce sens par le Conseil de sécurité des Nations unies. L’Initiative de paix arabe, de 2002, qui a reçu le soutien de l’Organisation de la coopération islamique, et à laquelle l’Iran, soulignons-le, adhère également, offre une voie fiable de progrès et un cadre réaliste pour garantir les droits et la dignité des Palestiniens.
Mais nous devons d’abord faire cesser le bain de sang et exiger un cessez-le-feu immédiat et sans conditions. Les efforts d’António Guterres, le secrétaire général des Nations unies, pour alerter l’opinion sur la crise humanitaire qui se déroule à Gaza, alors même que la "guerre des veto" au Conseil de sécurité ne semble pas s’apaiser, sont louables. De surcroît, la contribution du ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, connu pour sa profonde compréhension des dynamiques qui agitent le Moyen-Orient, sera indispensable à l’obtention d’une solution pacifique.
Pour éviter plus de violences et plus de souffrances, une approche honnête et constructive du conflit israélo-palestinien est indispensable. Une diplomatie efficace, soutenue par un vrai sens de la responsabilité régionale, constitue le meilleur moyen d’avancer. La guerre qui mène à Gaza met à l’épreuve notre détermination à respecter un ordre international fondé sur des règles. Aujourd’hui plus que jamais, c’est la boussole morale du droit international qui doit guider nos actions.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
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