Joschka Fischer

Ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier allemand de 1998 à 2005. Ancien dirigeant du Parti Vert allemand pendant près de 20 ans.

L'Europe s'est transformée

Le 26 janvier 2023 à 14h27

Modifié 26 janvier 2023 à 14h27

Le mois prochain, l'assaut violent de la Russie contre l'Ukraine, pays limitrophe, entrera dans sa première année. Le projet d'une "opération militaire spéciale" rapide (ou "Blitzkrieg") fomenté par le président russe Vladimir Poutine a échoué, en raison de la résistance indéfectible de l'Ukraine, du soutien uni de l'Occident à sa défense et de la propre incompétence de la Russie.

BERLIN - Au lieu d'une victoire militaire rapide aboutissant à un changement de régime, "l'opération spéciale" de Poutine a au contraire dégénéré en guerre de position. Même après un an, personne ne peut prédire avec certitude du moment ni des modalités de l'issue de cette guerre. Il est fort probable qu'elle se poursuivra pendant un bon moment, causant ainsi de nombreuses victimes supplémentaires. Pourtant, il est difficile d'imaginer un scénario dans lequel la Russie pourrait encore atteindre son objectif principal, à savoir éliminer l'Ukraine en tant qu'État souverain et indépendant.

Tant que l'OTAN et ses États membres continueront à apporter leur soutien militaire et économique à l'Ukraine et tant que le peuple ukrainien restera résolu, la Russie n'atteindra pas ses objectifs de guerre. Cette prise de conscience semble lentement faire son chemin au Kremlin, qui a intensifié ses attaques contre les infrastructures ukrainiennes et mobilisé des centaines de milliers de conscrits. Les dirigeants militaires russes parient à présent sur une stratégie de démoralisation et d'épuisement à long terme, fondée sur une supériorité numérique pure sur l'armée ukrainienne.

Mais cela équivaut à un double acte de destruction. Une stratégie de "domination quantitative" exige que les dirigeants russes négligent la vie de leurs propres soldats, sans parler de celles des civils ukrainiens. À chaque jour qui passe, la criminalité de la guerre malveillante russe devient de plus en plus évidente. Une fois que les combats auront cessé, une grande partie de l'Europe de l'Est aura été dévastée, laissant derrière elle une haine profonde et indéfectible. Les armes finiront par se taire, mais il n'y aura pas de paix. L'Ukraine devra faire tout son possible pour dissuader une nouvelle attaque et l'Europe occidentale continuera à se réarmer à grande échelle, peut-être pour les décennies à venir.

Comme l'Ukraine forme une sorte de cordon de sécurité entre la Russie et le reste de l'Europe, cette position va lui donner la motivation nécessaire pour rejoindre l'OTAN et l'Union européenne à relativement brève échéance. En outre, les propres intérêts géopolitiques et de sécurité de l'UE auront changé, ce qui va contribuer à faire évoluer cette institution. La perspective d'une adhésion de l'Ukraine à l'Europe va nécessairement attirer l'attention de l'Europe vers l'Est.

Avec sa guerre illégale, Poutine voulait tenir l'OTAN à distance. Mais il a produit exactement le résultat contraire. La Finlande et la Suède vont maintenant rejoindre l'alliance et l'ensemble du continent européen va s'aligner derrière son bouclier. L'UE et l'OTAN vont développer une relation de travail beaucoup plus étroite, en accordant beaucoup plus de poids géopolitique à la région transatlantique.

Une transformation de ce type sera nécessaire dans un monde de plus en plus marqué par une profonde méfiance entre États et par un fossé croissant entre les régimes autoritaires et les systèmes plus ouverts et plus démocratiques. Cette dynamique s'applique d'abord et avant tout aux relations économiques. En donnant à l'Occident un motif de retenir les capitaux, la technologie, les biens et les services, Poutine a causé un grand désarroi à ses amis chinois.

Alors que l'attention de l'Europe se concentre sur la tâche d'assurer sa sécurité face à la Russie, ainsi que la reconstruction de l'Ukraine et la préparation de son intégration au sein de l'UE, une question brûlante se pose : que va-t-il advenir la Russie ?

En définitive, la vision de Poutine d'une Russie plus grande et puissante au niveau mondial n'est qu'un fantasme irréalisable. La guerre et les sanctions occidentales frappent durement l'économie russe -et plus les combats vont durer, plus les coûts seront élevés. Par ailleurs, la négligence de longue date de la Russie en matière de diversification et de modernisation économique implique que les revenus et les conditions de vie vont fortement diminuer. Stimulée non seulement par la guerre mais également par la crise climatique, l'Europe va rapidement éliminer les combustibles fossiles et la Russie va finir par perdre son marché d'exportation traditionnel.

Avec si peu d'autres possibilités, sera-t-il même possible de maintenir l'unité de ce pays ? Si les dirigeants russes se cramponnent à l'illusion qu'ils peuvent raviver la tradition impériale tsariste, ils risquent de plonger la Russie dans une profonde crise intellectuelle. Sans une modernisation politique et économique globale, le pays -avec son immense arsenal nucléaire -va chanceler dangereusement face à son un avenir incertain. Nous ne pouvons certainement pas exclure la possibilité que la Russie -et donc l'Europe -ne revivent l'expérience des années 1990.

L'Europe de l'Ouest n'aura pas la possibilité d'ignorer les défis qui se posent à l'Est. Quoi qu'il advienne, cela affectera directement tous ceux qui vivent sur le même continent. Nous ne pouvons plus nous permettre de perpétuer des illusions étriquées sur le progrès mondial et sur notre propre place dans le monde. Un "trou noir" géopolitique de la taille de la Russie en Europe de l'Est et en Asie du Nord ne présage rien de bon pour personne. Les dégâts que Poutine a causés sont plus graves que prévu.

Après la Seconde Guerre mondiale, durant les premières années de la Guerre froide, les pays d'Europe occidentale ont fait leurs premiers pas vers une Union toujours plus étroite. Après la guerre en Ukraine, ils doivent poursuivre cette tradition. Compte tenu des défis géopolitiques importants et des menaces de sécurité auxquelles l'Europe va faire face, elle n'a plus les moyens de faire preuve de la moindre once de faiblesse. Le Vieux Continent doit grandir – et vite.

© Project Syndicate 1995–2023

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