Maître Nawal Ghaouti

Avocat agréé près la Cour de cassation, arbitre, médiateur commercial certifié

Casablanca au temps du grand confinement en 2020. Une situation que nous espérons tous ne plus revivre. Ph. MAP

Le déséquilibre économique des contrats en temps de crise : vers une reconnaissance de l’imprévision ?

Le 4 février 2022 à 16h08

Modifié 4 février 2022 à 16h21

La question de l’adaptation des accords commerciaux aux effets de la crise, qui en bouleversent les équilibres initiaux, se pose aujourd’hui avec une acuité nouvelle. Une tribune signée Me Nawal Ghaouti, avocat agréé près la cour de cassation.

« Ce qui arrive en fin de compte, ce n’est pas l’inévitable mais l’imprévisible », écrivait Keynes.

En percutant notre rapport au temps et à l’espace, la pandémie a précipité les entités économiques mondiales dans un moment historique inédit, « jamais vu en temps de paix ».

En témoigne le titre choisi par l’OCDE pour son rapport, livré courant 2020, sur les ‘Perspectives de l’Économie mondiale’ : « Vivre avec l’incertitude », qui met en lumière la particularité de « cette crise très différente des autres crises », notamment par  le nombre « d’inconnues particulièrement fortes qu’elle génère ».

Dès les premières restrictions sanitaires, la force majeure a été brandie par de nombreuses entreprises, et leurs conseils, comme motif exonératoire de leurs obligations contractuelles, sur la base de l’impossibilité totale d’exécution des conventions en cours.

Cependant, une grande partie de ces conventions n’a pas été frappée par cette « impossibilité ». Elles se sont poursuivies malgré les changements de circonstances, mais au détriment économique de l’un des co-contractants, soumis à des conditions nouvelles et particulièrement onéreuses.

Deux ans plus tard, les politiques publiques menées par de nombreux pays pour sauvegarder leur équilibre interne, de même que le stop and go de l’économie mondiale, lié au rebond des différentes vagues du Covid, induisent une hausse record des coûts de production, aggravée par des questions d’approvisionnement et de logistique encore vives.

L’évolution du prix des matières premières, l’inflation monétaire, ou encore le changement brutal des conditions de transport, désavantagent gravement les entreprises sans qu’elles puissent se désengager pour autant de leurs obligations.

La question de l’adaptation des accords commerciaux aux effets de la crise, qui en bouleversent les équilibres initiaux, se pose aujourd’hui avec une acuité nouvelle.

Quel cadre juridique pour parer à l’imprévu ?

De quelles armes légales bénéficient les entreprises lésées, et néanmoins liées par une relation contractuelle pérenne, pour sauvegarder leurs intérêts alors même qu’elles ont négligé de rédiger des clauses explicites pour prévoir l’inattendu?

La théorie de l’imprévision leur permet de demander et d'imposer la renégociation des clauses du contrat et, le cas échéant, d’en réclamer la révision par la voie judiciaire, voire la résiliation,  en l’absence de toute stipulation contractuelle.

L’imprévision concerne autant la partie qui subit désormais des pertes considérables que celle qui se voit privée des bénéfices initialement attendus.

Sauf que pour l’heure, le droit marocain ne reconnaît pas la possibilité d’un « rééquilibrage » des contrats pour cause d’imprévision, tandis que les tribunaux s’opposent également de manière constante à une adaptation, par le juge, des accords affectés par des circonstances nouvelles et défavorables à l’une des parties.

Les magistrats marocains font application de l’article 230 du dahir formant Code des obligations et des contrats (DOC), qui prévoit que « les obligations contractuelles valablement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou dans les cas prévus par la loi ».

Il s’agit du principe fondamental de l’intangibilité des contrats qui lie les parties par leur accord de volonté, sans qu’elles ne puissent s’y soustraire ou en demander la révision unilatéralement.

Ce vieux principe dit pacta sunt servanda (les conventions doivent être respectées) nous vient de la philosophie des lumières et de la vision individualiste et libérale des rapports marchands, qui place l’autonomie de la volonté au-dessus de toute autre contingence économique, et qui est demeuré durant des siècles le dogme qui fonde le droit des obligations de tradition romaine, tel que le nôtre.

Quelles approches en droit comparé ?

Mais cette vision n’est pas universelle. Une grande partie des pays permettent une révision du contrat, sous certaines conditions et dans certaines circonstances, à la demande unilatérale de l’un des signataires, faisant place à une autre philosophie des relations économiques, selon le principe de rebus sic stantibus  : les accords doivent demeurer en l’état (conformes à l’esprit qui en a présidé la conclusion) .

Ce mouvement plaide pour « un solidarisme contractuel » qui entend créer un devoir moral des contractants de protéger les intérêts de la partie la plus affaiblie par de malheureuses circonstances.
Aux principes révolutionnaires de liberté et d’autonomie répondent ainsi les notions morales d’équité et de bonne foi.

Les droits italien, allemand, russe, anglais ou américain, par exemple, reconnaissent qu’on ne peut contraindre un co-contractant à exécuter une obligation, alors que les nouveaux évènements imprévisibles rendent cette exécution économiquement plus onéreuse et changent radicalement les engagements initialement consentis.

La France, qui a inspiré notre Code civil, était restée farouchement attachée au primat de l’Église du principe de la parole donnée. Mais elle a finalement modifié, en 2016, son Code civil pour intégrer l’imprévision, afin d’harmoniser ses textes avec celui des pays partenaires.

Tandis que le droit international permet de longue date au co-contractant malheureux de renégocier les accords « lorsqu’un évènement extérieur altère fondamentalement l’équilibre initial du contrat voulu par les parties », selon la convention de Vienne, mais aussi selon les principes d'Unidroit.

Nous pouvons citer également les principes du droit européen du contrat (PDEC) qui indiquent que « si l’exécution du contrat devient excessivement onéreuse à la suite d’un changement de circonstances, les parties s’engagent de bonne foi dans les voies de son adaptation et de sa résiliation. Faute d’accord entre les parties dans un délai raisonnable, il est prévu un recours au juge pour adapter le contrat de manière équitable ou pour y mettre fin ».

Quelles solutions pratiques s’offrent aux entreprises marocaines ?

Il est fort probable que les entreprises marocaines ayant conclu des contrats internationaux soient soumises à un droit étranger qui autorise la renégociation des accords au profit de la partie lésée. Il leur est loisible de le revendiquer et de demander la révision des dispositions qui sont devenues ruineuses au gré des conséquences de la crise Covid.

Pour les contrats internes comme pour les relations internationales régies par le droit marocain, cette correction des engagements contractuels ne peut intervenir, en l’état de notre régime juridique, que si les parties ont prévu certaines clauses particulières au moment de la signature des accords.

Les acteurs économiques sont ainsi sommés d’avoir à imaginer toutes les circonstances pouvant advenir, et de se plier à un effort de créativité pour convenir conjointement du sort de leurs obligations, en encadrant la résolution de tout imprévu pouvant survenir.

Les clauses habituellement prévues nous viennent de la Common Law. Elles induisent l’adaptation dite automatique des contrats, ou bien leur adaptation négociée.

La plus utilisée, notamment dans les contrats internationaux, et autorisée également au niveau interne, est la clause de hardship : elle contraint les parties à engager des négociations, mais dans des conditions strictes convenues en toute liberté et au préalable.

Le tribunal est en droit d’imposer une correction judiciaire du contrat lorsque les parties échouent à s’accorder sur la modification telle qu’organisée.

La clause d’échelle mobile permet l’indexation du prix convenu à l’évolution des prix des matières premières par exemple.

La clause de Materiel Adverse Change (changement défavorable important), utilisée couramment dans les opérations de fusion acquisition, vise à protéger les parties, durant la période allant du compromis à la signature définitive des accords, contre tout bouleversement des équilibres initiaux.

Une clause de l’Earn Out peut encadrer les cessions d’entreprise afin d’intégrer dans le prix de vente les résultats futurs de la société vendue.

Des dispositions spécifiques existent pour limiter les effets des évènements commerciaux contrariant les accords primitifs : la clause de l’offre concurrente, la clause à dire d’expert, la clause de hausse et de baisse, la clause du premier refus

Pour une codification nécessaire de la révision des contrats pour cause d’imprévision

Dans le contexte actuel de fortes turbulences pour nos entreprises, et alors que le régime juridique français qui nous a légué le principe fondamental de l’autonomie de la volonté a cru devoir y renoncer au profit d’une approche moins dogmatique, il nous apparaît légitime de poser le débat relatif à une codification prochaine de la théorie de l’imprévision dans nos textes.
Les ardents défenseurs du refus de l’admission de l’imprévision brandissent l’argument de la nécessaire sécurité des contrats, de la confiance mitigée dans le corps judiciaire pour évaluer les conséquences économiques de certains actes, et avancent l’idée selon laquelle les opérateurs seraient en majorité  de mauvaise foi et pourraient tenter de se soustraire unilatéralement à leurs engagements en voulant toujours négocier à la baisse.

Or, les nombreux pays qui admettent l’imprévision et ses modes de révision judiciaire des contrats n’ont pas ruiné leur économie, ni détruit leur tissu industriel, de même que les liens internationaux continuent de prospérer malgré les règles admettant la renégociation unilatérale.

« Nous sommes dans un devenir où la crise apparaît non comme un accident dans nos sociétés, mais comme leur mode d’être », note Edgar Morin.

Dans ce contexte, le droit doit-il demeurer attaché à une vision rigide et passéiste des relations commerciales, menant finalement à la ruine de la partie malheureuse ou à sa défaillance ?

Ou bien doit-il évoluer en tenant compte de l’apparition dans l’histoire récente de risques d’une ampleur inédite, que l’imagination et la créativité des juristes ne sauraient appréhender : cybersécurité, terrorisme, changement climatique, attaque bactériologique... et concevoir ainsi une nouvelle approche du contrat, comme véritable outil de gestion de ces risques au service de relations économiques préservées et pérennes ?

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