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Ahmed Faouzi

Ancien ambassadeur. Chercheur en relations internationales.

La littérature sert aussi à mieux comprendre l’Algérie

Le 6 septembre 2024 à 17h25

Modifié 6 septembre 2024 à 16h50

La littérature est un outil puissant pour comprendre une autre société que la nôtre. Elle reflète les valeurs, les préoccupations, les tensions et les faiblesses d’une nation. Elle est le support des rapports diplomatiques et des notes de services qui tendent à analyser et décrypter les politiques d’un gouvernement, qu'il soit ami ou adversaire. Les œuvres littéraires capturent les normes politiques, culturelles et morales d’une société. Elles sont d’un apport capital pour comprendre les soubassements des autres nations.

Par essence, la littérature capte et analyse les conflits politiques, les luttes de pouvoir, ainsi que les changements sociaux et économiques. Elle nous donne la possibilité de comprendre les différentes forces en jeu dans un pays, que ce soit à travers les récits, les analyses ou les fictions. Elle décrit par ailleurs les injustices, les inégalités et les dysfonctionnements d’une société donnée. À la lecture des Misérables de Victor Hugo, ou de Germinal d’Émile Zola, nous nous faisons une idée de ce que les Français vivaient à une époque donnée de leur histoire.

L’objet de cette introduction n’est autre que la sortie récente du livre de l’écrivain et journaliste algérien Kamal Daoud sous le nom de Houris. Il y décrit l’histoire d’une femme algérienne durant la guerre civile de la décennie noire à qui les terroristes ont coupé la gorge. Elle perd ses cordes vocales et sa voix, comme le pays. Daoud rend la parole à cette rescapée des massacres dont elle est la dernière survivante. Il y exprime ses souffrances à elle, et ses désarrois à lui, comme un journaliste écorché vif qui a vécu dans sa chair cette période douloureuse.

Je suis la véritable trace, le plus solide des indices, attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie, écrira l’auteur en faisant parler son héroïne. Je cache l’histoire d’une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant. Daoud décrit cette femme, appelée Aube, comme une jeune Algérienne qui se souvient de la guerre d’indépendance qu’elle n’a pas vécue, tout en oubliant la guerre civile des années quatre-vingt-dix qu’elle a traversée.

Aube, muette, rêve de retrouver sa voix. Daoud la fait parler, elle qui a été violée durant un crime odieux contre toute sa famille dont elle est la seule rescapée. Aube parle à la fille qu’elle a dans son ventre, et se pose la question si elle a le droit de la garder. Peut-elle lui donner vie quand on a failli lui prendre la sienne ? Dans une Algérie qui punit toute personne qui évoque la guerre civile, Aube décide de se rendre dans son village natal, où tout a débuté, pour parler aux morts. Eux seuls peuvent l’écouter, et peut-être lui répondront-ils.

Ce roman raconte en fait le dilemme que vivent les Algériens qui surenchérissent sur la période de la lutte coloniale contre la France, mais sont atteints d’amnésie dès qu’ils évoquent la décennie noire et les réalités d’aujourd’hui. L’héroïne, qui symbolise cette Algérie, va-t-elle donner vie à une fille dans un pays où elle ne sera pas heureuse et épanouie ? C’est une question existentielle que l’auteur pose au nom de cette femme dont l’avenir reste incertain.

Daoud pense que les militaires algériens assument une large part de responsabilité dans la guerre civile qu’ils ont eux-mêmes orchestrée. Il leur reproche de n’évoquer dans l’histoire récente de l’Algérie que la période de la lutte armée menée contre la France pour l’indépendance. On a fait table rase de la guerre civile fratricide qui a fait des milliers de morts et un million de déplacés, dira-t-il à la presse. Pour lui, dix ans de souffrances et d’assassinats de civils ne font part d’aucun récit officiel.

Daoud pense que les militaires algériens qui régentent le pays se trompent s’ils croient que la décennie noire a été effacée de la mémoire collective des Algériens. Ces derniers portent, selon lui, les séquelles et les traumatismes de tant d’atrocités. Ce que les militaires ont voulu bannir, c’est surtout leur responsabilité dans ce malheur qui a frappé leur pays. Le pire, souligne l’auteur, c’est leur persistance à toujours la nier et à l’occulter. Ils n’ont voulu garder comme récit épique que celui de la lutte contre la colonisation.

Un sujet tabou interdit à la réflexion individuelle ou collective

Dans plusieurs de ses écrits et interviews sur la guerre, Daoud insiste sur l’idée que la guerre civile en Algérie est un sujet tabou interdit à la réflexion individuelle ou collective. C’est une guerre qu’on ne veut pas expliquer, elle est sans images et sans récits. L’Algérie n’est pas perçue dans le monde par son présent, mais plus par son passé, dira-t-il. Et dans ce passé, la seule séquence fantasmée est la guerre de libération. Tristement, c’est un pays que les militaires ont figé dans le passé et dans une fausse épopée anticoloniale, dira-t-il à la presse.

Toute cette douleur existentielle de l’écrivain est partagée par un pan entier d’intellectuels et de journalistes algériens, dont les plus brillants ont choisi l’exil, sont en prison, comme Ihsane Elkadi, ou alors ont été assassinés. D’autres ont été sauvés in extremis, comme Amira Bouraoui, exfiltrée par la France de la Tunisie en février 2023. Ceux qui ont fui sont nombreux comme Abdou Semmar, Hichem Aboud ou Kamal Daoud lui-même. Le silence et l’exil restent l’un des thèmes favoris dans les œuvres des écrivains algériens comme chez Assia Djebar ou Rachid Boudjedra, à titre d’exemple. Même chez Daoud, le silence est un art ; c’est à partir du silence qu’on écrit ; le silence, c’est être prédisposé à écouter la douleur et à écouter l’autre, pense-t-il.

Mais chez Daoud, user de la plume est en soi une révolte. Durant ses premières années de journaliste, il a témoigné des atrocités de la guerre civile. Au Quotidien d’Oran, il animait la chronique "Raina Raykoum", notre opinion est également la vôtre. Son style était et demeure caustique et narquois à l’égard du pouvoir et de la mouvance islamiste. Un verbe acéré qui n’a pas varié en tant que chroniqueur dans Algeria Focus ou sur le site francophone de Slate. Menacé d’emprisonnement par les uns, et de mort par les autres, il se réfugia en France où, depuis, il collabore avec l’hebdomadaire Le Point.

C’est en raison de son vécu en Algérie qu’il est devenu le journaliste iconoclaste qu’il est aujourd’hui, critiquant le manque de liberté et de démocratie chez lui. C’est magnifique d’avoir décroché l’indépendance, mais il faut qu’on la réalise pour chaque individu, a-t-il commenté une fois. Il pense que l’Algérie a réussi la libération, mais les Algériens n’ont pas obtenu pour autant la liberté. Et de continuer que chez lui, on n’accepte pas qu’une personne ait une opinion singulière, différente, individuelle, pour qu’on puisse se tromper, s’amuser et rêver.

C’est ce tempérament entier qui lui a joué un mauvais tour à la suite des incidents du Nouvel An à Cologne, en Allemagne, en décembre 2015. Une vague d’agressions sexuelles et de vols perpétrés par des immigrés lors de ses fêtes de fin d’année a ému les opinions publiques en ce début de l’année 2016. L’article que Daoud publia en février 2016, d’abord dans le quotidien italien Repubblica, puis repris par Le Monde et Slate.fr, fera scandale en raison de ses jugements de valeur à l’emporte-pièce et de ses extrapolations.

Il y dénonça gratuitement l’Occident qui pèche par une surdose de naïveté, en accueillant un réfugié qui fuit l’Etat islamique ou les guerres. On voit dans le réfugié son statut et non sa culture, selon lui. On voit le survivant, et on oublie qu’il vient d’un piège culturel qui résume son rapport à Dieu et à la femme. En Occident, le réfugié sauvera son corps, mais ne négociera jamais sa culture avec autant de facilité, et cela on l’oublie avec dédain, dira-t-il.

Puis d’ajouter : le réfugié négocie les termes de son assimilation par compromis et par volonté de garder sa culture. Il suffit d'un rien, du retour du grégaire ou d’un échec affectif, pour que cela revienne avec la douleur. Puis Daoud conseille aux Européens de ne pas donner seulement des papiers et un foyer pour s’acquitter de leur tâche. Il faut offrir l’asile au corps, mais surtout convaincre l’âme de changer. L’exilé vient de ce monde affreux que sont la misère sexuelle et le rapport malade à la femme, l’accueillir donc n’est pas le guérir, conclut-il.

L’article est long et instructif pour ceux qui veulent s’y attarder davantage. Mais il n’a pas fallu plus pour qu’il suscite malaise et réprobation en France comme ailleurs. Un imam prononça une fatwa demandant sa tête sur la télévision algérienne Echourouk News. Un autre collectif d’intellectuels français et algériens a, pour sa part, publié un droit de réponse dans Le Monde. Il y estimait qu’au lieu d’aider à comprendre les graves agressions sexuelles en Cologne, Daoud véhicule les clichés islamophobes et culturalistes les plus éculés. Il réduit le monde musulman à une seule entité homogène et le rend responsable d’actes individuels de personnes déviantes.

Qu’on soit d’accord ou non avec son approche, Kamal Daoud a été imprégné, à son corps défendant, par son vécu dans une Algérie où on ne savait pas qui tuait qui. Transposer sa douleur, issue de son vécu personnel quand il vivait en Algérie, sur des événements qui se sont déroulés en Allemagne, était certes subjectif et déplacé. Il n’empêche que ses écrits révèlent, par-dessus tout, les traumatismes qu’a vécus la société algérienne, y compris lui-même et bien d’autres journalistes et intellectuels, depuis la décennie noire à nos jours.

Le dernier billet du journaliste algérien Said Mekbel, fondateur du quotidien algérien Le Matin, assassiné en décembre 1994 après avoir échappé à un premier attentat, résume toute l’angoisse des intellectuels en Algérie. Il y décrivait son propre destin : ce cadavre sur lequel on recoud une tête décapitée, c’est lui. C’est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien faire que ses petits écrits, lui qui espère contre tout, parce que les roses poussent bien sur les tas de fumier. Il ne savait pas que c’était là sa dernière chronique qui aurait pu être une épitaphe. Décidément, pour appréhender l’Algérie, il faut la lire à travers ce qu’écrivent ses intellectuels, car eux-mêmes cherchent à la comprendre. Leurs écrits sont les témoignages de la douleur que vit leur pays. Si eux ne la comprennent pas, comment voulez-vous que ses voisins la comprennent ?

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