Pr. Mohammed Germouni

Economiste et politologue.

La grande histoire du Livre

Le 6 décembre 2021 à 11h27

Modifié 6 décembre 2021 à 11h27

Tout au long des siècles, de nombreux matériaux ont servi de support à l’écrit, depuis la pierre, l’argile, le papyrus, la soie, le cuir, jusqu’au bois, chacun possédant ses propriétés différentes en matière de conservation. Peu d’écrits en circulation durant l’Antiquité nous seraient parvenus selon l’ancienne Professeure de lettres classiques à l’Université de Saragosse en Espagne, Irene Vallejo, auteur de « l’infini dans un roseau » paru récemment**.

A la « Crise de la lecture » relevée de temps en temps par quelques Cassandres, il n’en demeure pas moins que nos sociétés contemporaines continuent d’être entourées et marquées par des livres. Produits d’une véritable et lucrative industrie, ils empruntent des canaux de distribution bien établis et nous pouvons encore librement les emprunter à la bibliothèque, les acheter en librairie ou les consulter sur Internet. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, nous rappelle la philologue espagnole Irene Vallejo. Dans « El infinito en un junco », cette spécialiste de l’époque classique retrace les transformations successives qu’a connues l’objet même du livre, de la Mésopotamie antique jusqu’à nos jours.

Pour parvenir au livre que nous feuilletons, les tâtonnements ont été souvent longs et nombreux, développe-t-elle dans son intéressante recherche. Chaque petit pas technique enregistré en la matière, aussi fragile soit-il, élargissait la sphère d’espérance de vie des mots, grâce à la persévérante bienveillance des copistes, mécènes et bibliothécaires plus tard. On fait remonter l’invention d’un tel support matériel de phrases et la création du premier alphabet simplifié à quelque 3.000 ans avant J-C. La première forme connue se serait matérialisée dans des tablettes d’argile en Mésopotamie, soit la région correspondant à l’actuel Iraq. La feuille de roseau séchée en rouleau des rives égyptiennes du Nil lui aurait succédé quelque mille ans plus tard. La peau de veau étirée et enroulée également, apparue au 2e siècle avant J-C en Anatolie, l’actuelle Turquie, n’a pu prendre la place du papyrus dont l’emploi s’étendit géographiquement et pour quelques siècles encore, permettant entre temps aux Romains d’introduire un codex reliant les feuilles en remplaçant la page roulée par le petit rectangle.

L’apparition du papier en Chine à partir d’écorces à la fin du 1er siècle après J-C et sa diffusion ultérieure par les marchands arabes et le premier livre imprimé en Allemagne au 15e siècle par Johannes Gutenberg consacrera cet objet qui deviendra cosmopolite. Depuis, quelques améliorations sont certes intervenues affectant notamment le format. La page matérielle d’aspect rectangulaire s’imposa remplissant, depuis, sa fonction utilitaire guère surpassée par l’apparition virtuelle du PDF. Parler avec arguments des origines du livre avec lequel nous sommes plus ou moins familiers, aura été l’occasion pour l’auteur de procéder à une vaste entreprise d’investigation historique.

La disparition constamment annoncée de cet objet important se trouverait contredite à l’échelle planétaire, chaque minute ou presque, par la publication d’un nouveau livre. Ecrit en espagnol, traduit dans plusieurs langues, le titre est inspiré de la maxime du fameux « roseau pensant » du philosophe français Blaise Pascal. Notre auteur convie son lecteur à un long périple, des champs de bataille d’Alexandre le Grand à la Villa des Papyrus après l’éruption du Vésuve, des palais de la sulfureuse Cléopâtre au supplice de la philosophe grecque Hypatie, des camps de concentration à la bibliothèque de Sarajevo en pleine guerre des Balkans, mais aussi dans les somptueuses collections de manuscrits enluminés d’Oxford et dans le trésor des mots où les poètes de toutes les nations se trouvent réunis. Grâce à son formidable talent de conteuse, Irene Vallejo nous fait découvrir cette route parsemée d’inventions révolutionnaires et de tragédies dont les livres sont toujours ressortis plus forts et plus pérennes.

Hommage aux livres

« L’Infini dans un roseau » serait une sorte de poème lyrique à cet immense pouvoir des livres et à tous ceux qui, depuis des générations, en sont conscients et permettent la transmission du savoir et des récits. Conteurs, scribes, enlumineurs, traducteurs, vendeurs ambulants, moines, espions, rebelles, aventuriers… Autant de personnes dont l’histoire a rarement gardé la trace mais qui sont les véritables sauveurs de livres, les vrais héros de cette aventure millénaire.

En usant peu du style académique, l’auteur a fait le choix de la voix du conteur. L’histoire n’est pas considérée comme une liste d’ouvrages cités, mais comme une sorte de fable. Ainsi, pour n’importe quel lecteur curieux, cet essai est accessible et émouvant dans sa simplicité parce qu’il est un hommage aux livres par une lectrice passionnée. Alexandrie dans sa grande bibliothèque, à partir du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, abrita ainsi des centaines de milliers d’œuvres, dans un entrelacs sans pareil de réalités archéologiques et de légendes sans nombre. Elle sera définitivement détruite en 642, après avoir été plusieurs fois incendiée et démolie, et a pu rassembler sans distinction une grande partie de l’univers, réunir la plupart des cultures connues, embrasser langues et savoirs les plus divers, cerner enfin tous les livres, rouleaux, papyrus et tablettes. Elle recueillit les textes grecs comme ceux des étrangers dans leur diversité, égyptiens, perses, chaldéens, scythes, indiens ou juifs que la désignation de « barbares » n’empêchait guère d’être savants ni d’être sages.

Enfin, avec un sens indéniable du récit, et une vraie maîtrise de la plume, le travail patient d’Irene Vallejo transforme ces données historiques en un périple joyeux, aussi haut en couleur que sûr en références. Il n’y est pas seulement question de cette grande bibliothèque, ses réalités et ses mythes. En fait, ce gros volume érudit et même lyrique, ainsi que précis, doit se lire comme une passion pour les livres, à leur diversité, à leurs divers bienfaits. L’itinéraire choisi par l’auteur est captivant, au cours duquel on y rencontre des libraires ambulants, des bribes d’œuvres détruites, des auteurs aussi antiques qu’Héraclite ou des modernes. On y découvre au passage comment elle apprit à lire, ce que les pages lui ont insufflé, comment elle a réagi en devenant enseignante. Le tout forme une sorte de fresque unique en son genre alimentée de scènes réalistes et d’anecdotes, de digressions subtiles et de confessions sensibles. Cette apparente construction possède une cohérence secrète, fondée sur l’endurance de cet objet magique, « le livre à pages », et ce depuis près de deux mille ans qui a fait le bonheur et parfois la passion  par exemple de plusieurs hommes de lettres, de presse et de communication, à l’instar du regretté Boubker Monkachi qui vient de nous quitter récemment.


** Irène Vallejo « L’Infini dans un roseau. L'invention des livres dans l'Antiquité. »

Traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet,544 pages, Éditions Les Belles Lettres, Paris.

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