Maître Nawal Ghaouti

Avocat agréé près la Cour de cassation, arbitre, médiateur commercial certifié

Délais de paiement : le virage répressif

Le 29 avril 2022 à 11h45

Modifié 13 mai 2022 à 17h40

Sur les délais de paiement, "le Législateur n’avait pas anticipé que les principaux obstacles au succès du dispositif, émaneraient des créanciers eux-mêmes. Saisies d’une forme insolite de syndrome de Stockholm, les sociétés ont ruiné l’efficience de la Loi, en omettant simplement de facturer les retards de leurs débiteurs..."

Des études historiques portant sur l’endettement commercial, montrent que le traitement de ce phénomène par le Droit est une réponse récurrente à  des situations de crises aigües, justifiant que «l’Etat s’immisce dans la relation contractuelle bilatérale qui devient alors une relation triangulaire».

Ainsi, 10 ans après la mise en place de la Loi 32-10 relative aux délais de paiement,  le Gouvernement prend acte de l’échec d’une auto régulation par les acteurs économiques et propose de réformer profondément le dispositif par un projet de Loi 69-21 dont la tournure résolument répressive,  vient modifier à la fois la nature juridique des sanctions adoptées mais aussi la qualité des acteurs en charge de les mettre en oeuvre.

Ce texte, dans la mouvance de législations de pays proches ou partenaires, peut-il néanmoins, endiguer à lui seul la tendance haussière endémique des retards de paiement dans une conjoncture aussi incertaine où les crises se succèdent et se juxtaposent ?

Les retards de paiement sont une réalité quasi-universelle, que seuls quelques pays ont réussi à contenir, et d’une  profonde complexité en raison de causes multi- factorielles échappant pour une large part au champs exclusif du juridique.

Les prochaines discussions du Projet de Loi offrent une opportunité d’interroger la force, mais aussi les limites du Droit à contraindre et corriger les comportements économiques dans ce domaine particulier de la dette commerciale, et d’en rechercher les mobiles à l’aune des expériences étrangères.

1 – L’échec du régime actuel

Réclamée par les opérateurs économiques et corsetée par des règles d’ordre public lui donnant un caractère impératif, la Loi 32-10, entrée en vigueur le 8 Novembre 2012, était présentée comme une arme fatale propre à endiguer la dynamique exponentielle des retards de paiement. Force est de constater qu’elle n’a guère influé sur les comportements des entreprises, en raison notamment de failles notables liées à sa rigidité et aux imprécisions de sa mise en œuvre.

Elle n’a pourtant été remaniée qu’en Août 2016 par la Loi 49-15 qui est venue tenter de remédier à ses lacunes, tout en proposant des mécanismes innovants tels que la médiation des litiges via une plateforme organisée par la CGEM. Un Observatoire dédié à ce fléau a été également créé tandis que des comités régionaux orchestrés par le Ministère de l’Intérieur ont vu  le jour pour relayer les indispensables informations du terrain. Une nouvelle vision de cette problématique en tant que « responsabilité collective » de la sphère privée et publique, a néanmoins échoué à ralentir la dégradation des comportements de paiement inter-entreprises.

Le cadre juridique semblait pourtant vertueux et porteur d’un bon sens implacable puisqu’il visait à discipliner les mauvais payeurs par leurs pairs, en leur imputant financièrement le coût de leur retard.

Le Législateur n’avait cependant pas anticipé que les principaux obstacles au succès du dispositif, émaneraient des créanciers eux-mêmes. Saisies d’une forme insolite de syndrome de Stockholm, les sociétés ont ruiné l’efficience de la Loi en omettant simplement de facturer les retards de leurs débiteurs...

Comment justifier ce renoncement ?

Le droit et l’obligation de sanctionner pécuniairement a cédé tout d’abord face à un rapport de force économique déséquilibré qui pénalise avant tout les TPE selon le rapport de l’Observatoire. Les PME sont un peu mieux protégées tandis que les GE voient leur délai fournisseur supérieur à celui de leur délai clients..

Par ailleurs, les études des pratiques commerciales montrent que le paiement tardif n’est pas seulement subi, il est également solidairement consenti dans de nombreuses situations pour un ensemble de « business » motivations  : « réguler la demande quand elle est volatile, nouer des relations commerciales au long cours , assurer des ventes quand la qualité du produit est mal assurée ou quand les prix sont discriminatoires, structurer une filière» etc… .

La peur de perdre un client au profit de concurrents plus "compréhensifs" ou le besoin de s’attacher des partenaires, ont transformé par un effet inverse le dispositif légal en argument commercial de vente comme d’achat.

Cet aspect n’a pas échappé au Conseil de la Concurrence qui a estimé dans son avis sur le projet de Loi, que «les délais de paiement doivent être appréciés comme une des composantes de la relation commerciale entre entreprises...».

Les contrôles fiscaux permettant de redresser ces anomalies n’ont pas suffi à créer une dynamique positive mais ont, au contraire, nourri le rejet de la loi puisque les créanciers étaient sanctionnés durant les premières années d’application du texte pour n’avoir pas facturé des intérêts sur une créance principale qui n’était elle-même ni recouvrée ni même le plus souvent recouvrable....

2 – Géographie des délais de paiement

Le comportement des chefs d’entreprises marocains n’est pas isolé.  Les études des conduites de paiement dans différents pays du monde, montrent clairement les limites d’une analyse univoque d’un tel phénomène et l’influence réelle des cultures et sociologies nationales qui le traversent. Sans surprise, les pays d’Europe du Nord font montre d’une rigueur exemplaire, tandis que les pays du Sud et du pourtour de la Méditerranée font preuve d’attitudes plus dégradées à l’égard des délais de paiement, avec des nuances s’agissant de l’Espagne par exemple.

Contrairement à une pensée intuitive, le niveau de puissance économique des différents Etats comme le taux de leur croissance n’entrent pas en ligne de compte. Israel comme Hong Kong battent des records négatifs. Les Etats Unis ou le Canada figurent seulement  dans la moyenne mondiale.

Pour compléter l’approche de ce thème, il y a  lieu, également de rechercher les causes de sa persistance dans la solidité ou au contraire la faiblesse des droits protecteurs du créancier.

Car la problématique des retards est intrinsèquement liée au  contentieux de l’impayé et au degré de garantie judiciaire d’un recouvrement rapide et efficace ou, au contraire, d’une faiblesse des mécanismes permettant de recouvrer son dû.

S’agissant du Maroc, nous pouvons supposer que l’inflexion en 2006 de la contrainte par corps pour les dettes civiles a accentué le sentiment d’impunité face à des défaillances.

L’absence d’un cadre spécifique au recouvrement amiable a par ailleurs défavorisé les petites structures, réfractaires à intenter des actions judiciaires à l’encontre de partenaires au long cours.

Il ressort enfin des études de la Banque Mondiale menées dans différents pays y compris de la zone MENA (Word Bank’s Investment Climat Survey), le lien étroit entre le recours intensif au crédit commercial  et les difficultés d’accès au financement bancaire.

Le constat de l’impuissance des entreprises à conjurer tous ces facteurs par elles mêmes  a mené ainsi de nombreux gouvernements à s’emparer de cette problématique et de s’immiscer dans la relation commerciale par la mise en place d’amendes administratives collectées par les pouvoirs publics.

3 – le Projet de loi

La Note de présentation de la Loi  69-21 fait référence au discours de Sa Majesté de 2018 qui a soulevé la question des délais de paiement comme un sujet important, entravant le fonctionnement normal des entreprises. Elle s’appuie également sur les recommandations de l’Observatoire dans ses rapports de 2020 et 2021.

Elle stipule que le Projet est destiné à «poser des mesures concrètes portant sur la mise en place d’un dispositif de sanctions pécuniaires à l’encontre des entreprises dépassant les délais légaux de paiement».

Les principales dispositions proposées par le texte visent, tout d’abord, à corriger les écueils reprochés aux précédentes moutures :

- Le délai de paiement sera, désormais, facturé à compter de la date d’émission de la facture et non plus de la date d’exécution de la prestation;

- Un traitement différencié sera accordé selon les spécificités de certains secteurs :

- un délai dérogatoire de 180 jours peut être accordé sur la base d’accords professionnels à conclure avant fin 2023.

- Pragmatiquement, un délai de 120 jours sera adopté durant une période transitoire de deux ans se terminant fin 2024.

- Les TPE  réalisant moins de 2 Millions de CA sont exclues du dispositif car jugées victimes plutôt qu’acteurs des retards. Alors même que toute entité économique est créancière et débitrice à la fois et que la dynamique vertueuse d’un dispositif visant à corriger des comportements économiques et donc une culture d’entreprise, aurait peut être nécessité un aménagement moins drastique.

Mais le point majeur de la réforme porte sur la mise en place d’une amende administrative pécuniaire au profit de la Trésorerie Générale du Royaume, assortie d’une obligation de déclaration annuelle de la situation des paiements de l’entreprise, basée sur des pièces justificatives.

Les Commissaires aux comptes, experts comptables et comptables agréés sont appelés à certifier  « l’état des factures dépassant le délai légal ».

L’amende se veut dissuasive puisqu’elle est fixée à 3% du montant total de chaque facture TTC, augmentée à de 1% par mois ou fraction de mois de retard supplémentaire. A l’exclusion toutefois des factures inférieures à 10.000 dh, ce qui laisse ouvert le champs à des fractionnements multiples des créances pour échapper au couperet de la future Loi. Le Conseil de la Concurrence n’a pas manqué de relever ce point en proposant la suppression de ce seuil.

Le défaut ou le retard du dépôt des déclarations donnent lieu à des sanctions complémentaires allant de 20.000 DH à 1 million de dirhams adossées au CA réalisé par l’entreprise défaillante.

Un pouvoir de contrôle de la Direction Générale des Impôts  complète le dispositif tout en excluant les litiges à venir du champs de la médiation.

Le Maroc fait ainsi fortement évoluer sa réglementation en la matière, en adoptant un mécanisme volontairement répressif, promu par ailleurs par l’Union Européenne (Directive du 16 Février 2011 concernant la lutte contre les retards de paiement dans les transactions commerciales) et adopté en France notamment dès 2014.

L’expérience hexagonale montre des résultats mitigés voire décevants car le dispositif de l’amende suppose des contrôles intensifs et réguliers de l’Administration dont les ressources limitent l’action. Selon le baromètre ARC-IFOP les délais de paiement français se sont dégradés après l’entrée en vigueur du mécanisme. Les analystes imputent ces carences à un délai trop long (l’Allemagne applique 30 jours) , aux dérogations accordées, de même qu’au recours trop faible à la médiation ou à la facturation électronique.

Le Projet de Loi marocain reprend également l’idée du « name and shame » né aux les USA et introduit en France. « Une liste des entreprises qui seront en infraction sera arrêtée par la Direction Générale des Impôts et communiquée à l’Observatoire pour publication ». Il n’est pas certain que les entreprises marocaines retardataires, d’ores et déjà identifiées par l’Observatoire dans son étude et connues sur la place économique, montrent une crainte particulière pour leur réputation dans ce domaine.

Les évolutions d’autres pays voisins  démontrent l’efficacité de méthodes qui, a contrario, visent à maximiser une pédagogie positive à l’adresse des donneurs d’ordre avec la création d’un Label spécifique. Ce label fournisseur, « name and fame »,  peut confirmer visiblement la démarche éthique et responsable des entreprises et s’inscrit « de plus en plus dans les KPI de la fonction achats et des politiques RSE ».

L’intérêt de telles alternatives/compléments à la répression visent à instituer un esprit de concorde entre acteurs économiques et à infléchir des comportements solidement ancrés dans les mentalités par une dynamique vertueuse de confiance restaurée.

N’oublions pas que l’acte de vente est avant tout un contrat bilatéral régi par le droit des obligations et lie à son origine de manière solide  le débiteur à son créancier par un engagement de solder ce lien au moyen du paiement. En provoquant environ 40% des défaillances d’entreprises et en détruisant de précieux emplois, les comportements  privés anti-contractuels, ont altéré l’Ordre Public Economique et justifient légitimement l’intervention musclée de l’Etat. D’autant plus que les efforts budgétaires accordés durant la pandémie via des prêts bancaires garantis, ont été consommés par les entreprises, sans pour autant privilégier l’apurement de leurs dettes fournisseurs.

Le succès des sanctions des agissements abusifs ne peut être néanmoins assuré que si ces derniers demeurent marginaux. Lorsque le lien obligataire est désorganisé dans son ensemble et  que cette désorganisation modifie la structure du tissu économique comme sa croissance, il y a lieu de s’interroger sur l’inconscient collectif qui anime une telle conduite d’incivilité et de désobéissance par-delà les justificatifs liés aux crises conjoncturelles.

Dans son ouvrage Généalogie de la morale, Nietzsche propose une approche et fait un lien direct entre  la notion du devoir moral et celle du droit positif de l’obligation entre créancier et débiteur. En reliant l’économie  de la dette à celle de l’éthique, il rappelle que le respect des engagements  représente le socle de tout collectif   sur lequel  repose l’équilibre de l’ordre social, sa pérennité et sa prospérité.

L’exemple pas si lointain de l’adoption de la ceinture de sécurité en ville malgré toutes les velléités contraires des citoyens passagers ou conducteurs, laisse entrevoir une espérance en l’adage qui voit “dans  la peur du gendarme, le début de la sagesse...”.

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