Diane Coyle

Professeure de politiques publiques à l’université de Cambridge  

Comment restaurer la confiance dans l'expertise

Le 20 novembre 2023 à 10h49

Modifié 20 novembre 2023 à 10h49

La méfiance à l'égard des experts a nourri la montée du populisme. Il s'agit notamment de ceux qui occupent une position de pouvoir et croient que leur savoir spécialisé les autorise à prendre des décisions qui affectent des millions de personnes. Les dirigeants populistes ont pour habitude de renvoyer dans les cordes ce genre d'experts, les dénigrant comme des acteurs politiques incrustés dans "l'Etat profond" et complètement coupés de la réalité.

CAMBRIDGE – Ce sentiment tient en partie aux chocs économiques qui ont suivi la crise financière de 2008 et culminent aujourd'hui avec une inflation élevée et une productivité qui stagne. Dans les classes moyennes, les parents sont confrontés à la perspective d'une baisse du niveau de vie de leurs enfants par rapport au leur. Ils cherchent un responsable ; dans un contexte de mécontentement généralisé, l'élite technocratique est un bouc émissaire commode.

Certes, les experts n'ont pas réussi à prévenir des chocs telles que la crise financière mondiale de 2008 ou la pandémie de Covid-19. Parfois même ils ont aggravé les choses. Ainsi malgré l'évidence, les banques centrales ont été beaucoup trop lentes à réaliser que leur politique de relâchement monétaire massif pousserait à la hausse le prix des actifs, ce qui allait bénéficier de manière disproportionnée à ceux qui en possédaient déjà, contribuant à l'aggravation des inégalités.

Lors de la période de stabilité allant du milieu des années 1990 au milieu des années 2000, le concept de banque centrale indépendante fixant la politique monétaire à l'abri de la pression à court terme des cycles électoraux allait de soi. Mais avec le recul, il apparaît que la stabilité macroéconomique de cette période était sans doute due autant à des facteurs tels que l'intégration de la Chine dans l'économie mondiale ou même la simple chance, qu'à une politique économique judicieuse.

La méfiance croissante de l'opinion publique envers les experts n'est pas seulement le résultat de difficultés économiques généralisées ou de la prolifération des théories du complot sur les réseaux sociaux. Le rejet de l'expertise tient pour partie aux bouleversements technologiques et économiques qui exigent plus qu'un simple savoir-faire spécialisé - ils nécessitent des jugements de valeur.

Le processus de prise de décision dans le champ de la concurrence commerciale, économique et technologique a été très affecté par la transition d'un environnement relativement stable à un environnement caractérisé par les incertitudes. Les progrès technologiques dans l'intelligence artificielle et la décarbonation, auxquels s'ajoutent la montée des tensions géopolitiques et le nouvel élan mondial de la politique industrielle ont conduit à l'abandon des principes qui ont longtemps sous-tendu le droit de la concurrence au niveau international.

Les idées de "l'Ecole de Chicago" ont dominé l'application de la législation antitrust aux USA et ailleurs à partir des années 1970. Cette Ecole s'intéresse en priorité au prix des biens de consommation au sein de marchés spécifiques, tout en faisant preuve de scepticisme quant à l'intervention de l'Etat lors des fusions d'entreprises et sur les marchés. Ce cadre nécessitait des analyses juridiques et économiques complexes de la part des experts en droit de la concurrence. Cela a souvent conduit à accorder des pouvoirs de décision indépendants aux autorités en matière de concurrence. Ce dispositif était considéré comme une défense efficace contre les lobbies industriels, et l'on pensait généralement que s'il existait une stratégie objectivement "juste" dans le cas d'une fusion donnée, l'intervention de l'Etat serait contre-productive.

Néanmoins depuis quelques années, le soutien en faveur d'un processus décisionnel sous la houlette des experts diminue. Les autorités antitrust américaines, dirigées par Lina Khan, présidente de la Commission fédérale du commerce, et Jonathan Kanter, chef de la division antitrust du ministère de la Justice, cherchent à réduire le pouvoir structurel des grandes entreprises sur les marchés. Cela marque le retour à une approche plus traditionnelle, "pré-experte", du fonctionnement des marchés.

Le retour de la politique industrielle est motivé par des considérations géopolitiques et la nécessité stratégique de maintenir une position dominante en matière d'avancées technologiques dans des domaines clés (par exemple les batteries électriques ou les semi-conducteurs de pointe). Cette évolution est lourde de conséquences pour l'analyse de la concurrence : il n'existe pas de réponses définitives à des questions telles que celle de savoir si l'Etat doit subventionner les entreprises nationales dans les secteurs émergents de haute technologie ou bien veiller à ce que les conditions de concurrence soient équitables pour les fournisseurs étrangers. Ces questions nécessitent d'évaluer dans la mesure du possible les incertitudes, l'environnement politique et d'identifier les gagnants et les perdants potentiels. Ce ne sont pas des questions que les technocrates peuvent résoudre seuls, néanmoins leur expertise reste essentielle dans le processus décisionnel.

Malgré le retour de bâton populiste, le monde a toujours besoin de technocrates. Dans son livre de 1973, The Coming of Post-Industrial Society [L'émergence d'une société post-industrielle], le sociologue Daniel Bell a anticipé la tension entre l'expertise nécessaire pour gérer une société moderne et complexe, et l'attrait des idées populistes. Il y explique que pour maintenir l'autorité de l'expertise scientifique et technique, il faut repenser les rapports entre les experts et la population.

Il faut à tout prix améliorer la communication ; en premier lieu les experts doivent se mettre réellement à l'écoute de la population au lieu de s'adresser à elle du haut de leur savoir. Avec des méthodes plus ouvertes aux délibérations et à la participation des citoyens, les experts pourraient faciliter les échanges avec la population et construire des liens de confiance. Mais dans le climat actuel de mésinformation et de suspicion rampantes, des avancées à petit pas de ce type risquent de ne pas donner les résultats attendus.

Il ne sera ni rapide ni facile de restaurer la confiance dans l'expertise, et il serait vain d'attendre un leadership plus avisé de la part des dirigeants populistes. Les chercheurs ne doivent pas se contenter d'espérer que la situation s'améliore d'elle-même. Ils peuvent contribuer à rebâtir la confiance en réexaminant et en actualisant le cadre institutionnel pour l'adapter à un environnement en changement rapide. La frontière entre les décisions basées sur des jugements de valeur et celles basées sur l'expertise indépendante devenant de plus en plus flous, veillons à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

© Project Syndicate 1995–2023

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