Budget public, le risque de la soutenabilité de la dette sur le moyen terme se pose

La dette publique est-elle soutenable ? C’est l’enjeu qui se dégage de la lecture du document de la programmation budgétaire triennale 2024-2026. Entre des projections de croissance importante des ressources du budget public et des velléités de rationalisation des dépenses, ramener le déficit budgétaire à 3% du PIB est présenté comme l’objectif fixé pour 2026. Toutefois, de nombreux angles morts dans cette orientation de la politique budgétaire subsistent. Décryptage.

Siège du ministère de l'Economie et des finances à Rabat. Photo Médias24

Budget public, le risque de la soutenabilité de la dette sur le moyen terme se pose

Le 30 novembre 2023 à 10h49

Modifié 30 novembre 2023 à 10h49

La dette publique est-elle soutenable ? C’est l’enjeu qui se dégage de la lecture du document de la programmation budgétaire triennale 2024-2026. Entre des projections de croissance importante des ressources du budget public et des velléités de rationalisation des dépenses, ramener le déficit budgétaire à 3% du PIB est présenté comme l’objectif fixé pour 2026. Toutefois, de nombreux angles morts dans cette orientation de la politique budgétaire subsistent. Décryptage.

La deuxième édition du document de la programmation budgétaire triennale (PBT) 2024-2026 apporte un éclairage intéressant et novateur sur la vision du ministère des Finances, et à travers lui du gouvernement, sur les perspectives de l’économie nationale et l’orientation générale de la politique budgétaire. Un document devenu obligatoire et engageant en application de la loi organique de finances, qui trace les perspectives du budget public, de ses gros blocs de recettes et de dépenses, du déficit budgétaire, de son financement et du niveau de l’endettement.

En le parcourant, on apprend par exemple que le gouvernement cherche à réduire son déficit budgétaire à 3% du PIB en 2026, permettant de maintenir son taux d’endettement à moins de 69% du PIB contre 71,6% en 2022 et 70,9% attendus au titre de 2023. Un objectif louable de la politique budgétaire mais qui va au-delà de la tendance moyenne de l’économie nationale depuis au moins 2009. En effet, depuis cette date-là, le mieux qu’ont pu faire les finances publiques sont des taux de déficit budgétaire supérieurs ou égaux à 3,5%. C’est d’ailleurs cette année-là que la courbe de l’endettement a pris une allure ascendante après dix ans de politique de désendettement.

L’autre fait remarquable concernant le déficit budgétaire prévu est que sa trajectoire de réduction est linéaire en tendance avec l’objectif en 2023 d’un déficit de -4,5%, -4% en 2024, -3,5% en 2025 et finalement 3% du PIB en 2026, conférant une neutralité voire une restriction légère à la politique budgétaire. Tout comme celle de l’endettement supplémentaire qui devrait se résorber de manière mécanique d’année en année.

Ce qui équivaudrait à baisser le déficit global, et en d’autres termes, les besoins de financement annuel du Trésor de 69 à 51 milliards de dirhams entre 2022 et 2026 tout en maintenant un taux de croissance du PIB au-dessus de 3,5%, avec comme cible une croissance à 4% du PIB en 2026, signifiant la présence d’autres moteurs pour la croissance économique qui ne pourraient être que la consommation, les exportations et/ou l’investissement privé.

Un nouveau cap pour les recettes grâce à l’impôt

Sous cette dernière condition, les recettes de l’Etat doivent connaître une tendance haussière ces trois prochaines années avec un taux de croissance annuel moyen de 5,5%. Il est à rappeler que selon les derniers chiffres consolidés publiés sur le portail du ministère des Finances, sur la période 2005-2020, le taux de croissance annuel moyen des recettes publiques était de 4,5%.

Dans le détail, les recettes fiscales doivent continuer sur leur lancée avec une croissance de 5,9% en moyenne entre 2024 et 2026 contre une évolution moyenne de +5% sur les 15 dernières années d’avant 2020. Les recettes fiscales attendues en 2026 devraient croître de 19% par rapport au montant prévu en 2023, essentiellement grâce à une augmentation de la collecte de l’IS de 16,8% en 2026 en comparaison avec les objectifs de 2023 et de 11,4% de l’IR pour la même période. Côté impôts indirects, le gouvernement prévoit à l’horizon 2026 une hausse des recettes de la TVA de 21,4% en comparaison avec 2023, à la faveur de la réforme de cette taxe entamée dans le PLF 2024. La TIC, elle, devrait globalement croître de 11,3% entre 2023 et 2026.

L’autre poste que prévoit le gouvernement pour maintenir ses objectifs de déficit est celui des recettes des EEP, qui devraient rester stables autour de 19 milliards de dirhams annuellement entre le budget 2023 et 2026 contre 13,1 milliards encaissés au titre de 2022, tablant sur le maintien des contributions versées par les EEP, notamment celles d’OCP qui atteint à fin septembre 2023 autour de 50 à 55% du montant budgétisé de ces recettes, comme nous l’indiquent les bulletins de statistiques des finances publiques fournis par la Trésorerie générale du Royaume. Globalement, les recettes non fiscales devraient croître de 6,4% entre 2023 et 2026.

Ces projections ne prennent toutefois pas en compte les programmes d’investissement ambitieux lancés par de nombreux EEP à horizon 2030-2035, notamment OCP avec son programme de décarbonation industrielle, l’ONCF avec la ligne LGV Casablanca-Agadir, l’ONEE avec le programme de désalinisation et de transformation institutionnelle, y compris de ses caisses internes de retraite, et ADM avec la nouvelle autoroute continentale Casablanca-Rabat, pour ne citer que ceux-là.

Ces projections n’intègrent pas non plus le niveau élevé d’endettement atteint par certains EEP, comme précisé par le rapport annuel sur l’endettement des EEP, et qui pour certains sont en cours de négociation avec l’Etat, soit pour de nouveaux contrats-programmes, soit pour des recapitalisations, des reprises/refinancements de dettes garanties ou autres… Pour faire face à cet angle mort, potentiellement fortement déséquilibrant pour les finances publiques, les rédacteurs avancent le recours de plus en plus important aux PPP, et ce pour minimiser les charges et donc l’endettement pour l’Etat.

"Financements innovants", le sésame risqué des recettes non fiscales

Autre ressource attendue et non des moindres : celle dite des "financements innovants", c’est-à-dire la cession-bail de bâtiments publics (CHU, universités, bâtiments administratifs, pénitenciers…) à des OPCI portés par des investisseurs institutionnels (CDG, compagnies d’assurances, caisses de retraite…) contre des loyers. Le gouvernement table en effet sur des recettes de 35 milliards de dirhams annuellement entre 2024 et 2026, soit un total de 105 milliards sur 3 ans contre 9 milliards réalisés jusqu’à fin septembre 2023 (25 milliards prévues par la loi de finances 2023) et 25 milliards de dirhams réalisés en 2022, selon le rapport d’activité 2022 de la Direction du Trésor et des Finances extérieures. Une accélération de ces opérations qui devrait aussi s’accompagner d’opérations de privatisations budgétées à 5 milliards par an entre 2024 et 2026. Il est à signaler qu’en 2023, il était prévu une opération de privatisation évaluée à 5 milliards de dirhams, mais qui n’a pas encore été réalisée.

Le document ne précise pas l’évolution des coûts de loyer qui seront versés, ni leurs impacts sur les comptes de l’Etat. On ne sait d’ailleurs pas sous quelles rubriques ces loyers sont comptabilisés. Les coûts de rendement locatifs offerts par ces financements étaient de l’ordre de 6,3% sur 30 ans, frais de gestion compris, fin 2021, avant le pic inflationniste de 2022-2023 et la hausse des taux de marché enregistrés en 2023.

Ces "financements innovants" adoptés en 2019 agissent depuis 2021 comme une mesure d’ajustement du déficit budgétaire. Elles permettent en effet de le diminuer de plusieurs points de pourcentage et donc de rester en ligne avec les objectifs budgétaires en fournissant des ressources supplémentaires à l’Etat par simple jeu d’écriture, mais contre un loyer important. 35 milliards de dirhams, c’est l’équivalent de 2,6% du PIB actuel. Elle est soustraite au déficit et donc aux besoins de financement par endettement classique du Trésor, réputé beaucoup moins cher (à fin 2022, le coût moyen de la dette du Trésor était de 3,2%, selon le dernier rapport sur la dette publique) et le taux de 10 ans est actuellement aux environs de 4,20%. Un financement satisfait par les mêmes souscripteurs (investisseurs institutionnels) engendrant un effet d’éviction préjudiciable au marché des titres de l’Etat, qui constitue une infrastructure majeure du marché des capitaux national.

Avec un stock qui s’accumule et va passer de près de 70 milliards de dirhams d’encours à près de 180 milliards en 2026, ce qui est l’équivalent, toutes choses étant égales par ailleurs, à 15% de la dette du Trésor avec des niveaux de loyer 50% plus élevés que les taux d’intérêts moyens.

D’un autre côté, au niveau de l’orthodoxie comptable, notamment dans les règles comptables IFRS, les opérations de cession-bail, dits "financements innovants", sont considérés comme un accord de financement, c’est-à-dire une dette dont l’actif sous-jacent agit comme garantie. D’autant plus que l’acquéreur (les caisses de retraites) ne prend pas possession de l’actif, mais le laisse à la disposition de l’Etat qui paie dessus un loyer, considéré comme un revenu financier par l’acquéreur.

Il est à signaler que dans son dernier rapport sur l’exécution du budget 2021, publié en juillet 2023, la Cour des comptes insiste sur l’engagement de l’Etat à certifier ses comptes. La Cour pointe ainsi les retards dans sa mise en œuvre, notamment en raison de l’absence de la condition de "réception de l’ensemble des documents comptables et des pièces justificatives, concernant toutes les opérations comptables liées au compte général de l’État au titre des années 2021 et 2020", malgré la mise en place d’un ensemble de "mesures préparatoires liées à l’aspect opérationnel de cette mission [de certification, ndlr]. Parmi ces mesures figurent notamment la constitution de l’équipe d’audit financier, la préparation d’un guide pour les différentes phases d’audit, ainsi que l’examen de certains documents préliminaires". En cas d’avancement de ce chantier, pourtant prévu dans la loi organique sur les lois de finances depuis 2015, quel sera le sort comptable de ces "financements innovants" et quels impacts auraient-ils sur les niveaux d’endettement de l’Etat ?

Difficile équilibre recettes-dépenses

Côté dépenses, l’Etat table sur une croissance maîtrisée des dépenses publiques autour de 3,3% en moyenne annuelle entre 2024 et 2026. Sur la période 2005-2020, les dépenses ordinaires de l’Etat ont crû en moyenne annuelle de 4%. Une doctrine de "rationalisation des dépenses" est annoncée, à même de maintenir un déficit bas et de rattraper l’envolée des dépenses publiques ces trois dernières années, en raison du choc pandémique et de l’inflation ayant suivi la guerre en Ukraine.

Cette "rationalisation" devrait essentiellement concerner une baisse relative des dépenses liées aux charges du personnel de l’Etat qui devraient être maintenues à 10% du PIB à horizon 2026 (contre 10,6% du PIB en 2023). En termes nominaux, ces charges devraient être contenues autour de 279 milliards de dirhams en 2026 contre 235 en 2023. Toutefois, la principale mesure engagée sur ces trois prochaines années est "le redéploiement progressif des ressources affectées actuellement au financement des différents programmes sociaux (RAMED, Tayssir…) et à la charge de la compensation en faveur du déploiement du chantier de la généralisation de la protection sociale dans le cadre non contributif".

En d’autres termes, supprimer progressivement les programmes sociaux spécifiques et la Caisse de compensation pour passer aux aides directes ciblées. Les dépenses de la compensation passeraient ainsi de 42 milliards en 2022 à 16,9 milliards en 2024 et 7,8 milliards en 2026, ce qui, implicitement, signifierait la suppression d’une large part de la subvention actuelle du gaz butane et le sucre, et peut-être partiellement la farine.

Concernant les charges d’investissement, le gouvernement semble lever le pied. Ainsi, la programmation budgétaire prévoit une stabilité des budgets d’investissement entre 2024 et 2026, qui vont passer de 118 milliards de dirhams en 2024 à 117 milliards en 2026, en priorisant "les projets d’investissement structurants créateurs de valeur ajoutée ou ayant un effet sur l’amélioration de la situation économique et sociale des citoyens, tout en sursoyant aux projets de construction et d’équipement des sièges ou bâtiments administratifs qui ne présentent pas d’urgence justifiée". Si l’on exclut les apports aux EEP et autres Comptes spéciaux du Trésor, les niveaux des émissions de fonds du Trésor destinés à l’investissement vont se stabiliser à 99 milliards de dirhams en 2026 contre 94 milliards de dirhams engagés en 2022, soit une hausse de seulement 6% contre une croissance moyenne des dépenses d’investissement de 10% entre 2005 et 2020. On est loin des montants annoncés en 2023 d’un budget de 300 milliards de DH.

Les charges de la dette s’envolent

En revanche, ce que révèle le document, c’est une explosion des charges de la dette. Ainsi, les intérêts de la dette vont passer de 28,6 milliards réalisés en 2022 à 42 milliards prévues en 2026. Cette hausse est imputable au coût de refinancement de la dette qui devra augmenter en ligne avec la hausse des taux d’intérêts au niveau national et international. Cette dernière devrait plus que doubler, passant de cinq milliards de dirhams en 2022 à plus de 11,7 milliards en 2026. Les intérêts de la dette intérieure, eux, passeront de 23,6 milliards de dirhams à 30,2 milliards pour la même période. Toutefois, rassure le document, le ratio charge d’intérêt de la dette/PIB devrait se maintenir à 2,4% en 2026 contre 2,2% en 2022.

Mais comme indiqué plus haut, ces charges ne prennent pas en considération les éléments soulignés plus haut, notamment la dette garantie par l’Etat, les financements innovants, les déficits attendus des caisses de retraites qui sont des dettes latentes, mais devront être financés par les charges communes de l’Etat. Le document fait aussi l’impasse sur le financement de certains projets structurants portés par les EEP, qu’ils entrent dans les priorités de l’instauration de l’Etat social ou qu’ils soient en lien avec les évènements sportifs d’envergure que compte organiser le pays. Autant d’angles morts de la programmation budgétaire qui posent encore une fois la question de la soutenabilité sur le moyen terme de la politique envisagée.

D’ailleurs, le rapport ne manque pas de souligner qu’"une attention particulière est accordée au renforcement du cadre de gestion des finances publiques à travers l’amendement de la loi organique relative à la loi de finances (LOF) dans le but de renforcer le rôle du Parlement dans le contrôle et le maintien de l’équilibre des finances publiques, en particulier à travers l’introduction d’une règle budgétaire se basant sur un ancrage de la dette à moyen terme et l’extension du champ de la LOF aux établissements publics bénéficiant de ressources affectées ou de subventions de l’État". Une réforme programmée pour 2026, qui en plus du chantier de certification des comptes de l’Etat, promettent une reconfiguration des équilibres budgétaires avec des ajustements qui risquent d’être douloureux.

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