RÉCIT. Festival d’Essaouira : le vent, les chats et les gnaoua...

Après trois ans d’interruption en raison de la pandémie du Covid, le Festival d’Essaouira gnaoua et musiques du monde était de retour cette année, du 22 au 24 juin. Une expérience unique où l’âme, l’esprit, la raison et tous les sens du visiteur sont interpellés par une ville, une culture, une tradition, une musique et une histoire riche mais méconnue, cachée. Voici, sous la plume de Mehdi Michbal, un reportage, un récit, une subjectivité, une introspection de trois jours à Essaouira.

RÉCIT. Festival d’Essaouira : le vent, les chats et les gnaoua...

Le 2 juillet 2023 à 7h18

Modifié 3 juillet 2023 à 19h11

Après trois ans d’interruption en raison de la pandémie du Covid, le Festival d’Essaouira gnaoua et musiques du monde était de retour cette année, du 22 au 24 juin. Une expérience unique où l’âme, l’esprit, la raison et tous les sens du visiteur sont interpellés par une ville, une culture, une tradition, une musique et une histoire riche mais méconnue, cachée. Voici, sous la plume de Mehdi Michbal, un reportage, un récit, une subjectivité, une introspection de trois jours à Essaouira.

Beaucoup de choses ont été dites, écrites, sur le Festival d’Essaouira gnaoua et musiques du monde qui en était à sa 24e édition cette année, du 22 au 24 juin. Deux décennies et demie où beaucoup de choses ont changé, où cette musique de la marge, chantée par des mendiants dans les rues de Casablanca, Rabat, Marrakech, est passée au stade de musique internationale, patrimoine mondial de l’humanité. Que dire de plus que tout ce qui a déjà été produit sur cet événement culturel qui a pris au fil du temps une dimension sociétale, politique, historique, anthropologique… ?

L’exercice est difficile sauf si on décide d’y aller de sa propre expérience personnelle, son vécu, son ressenti… Et c’est l’exercice auquel nous allons nous essayer. Ne pas raconter le festival en exposant sa programmation, ses temps forts… mais se raconter soi-même dans le festival, dans Essaouira, ses ruelles, ses odeurs, ses bruits... Car c’est là, et c’est ce que nous pensons, la force de ce festival qu’organise Neila Tazi. Cette dame pas comme les autres, qui a compris, avec ses équipes, dès les années 1990, que la musique gnaouie a une âme, une histoire, qu’elle est porteuse d’un héritage, de valeurs ancestrales et modernes à la fois, et qui a tout fait pour la sortir de l’ombre, la mettre en lumière pour la faire revivre et faire vivre à des milliers de personnes une expérience unique au monde.

Essaouira, un trou temporel, un pli dans l’espace physique…

Assister au festival d’Essaouira, c’est voyager dans le temps, c’est fusionner d’abord avec l’esprit de cette ville atlantique, un des joyaux du Royaume. C’est se laisser porter par son vent qui souffle toute l’année, sa fraîcheur, et se laisser bercer par les effluves marins qu’il transporte. C’est aussi accepter d’être l’invité modeste et humble de ses chats nonchalants, véritables propriétaires de la ville, les respecter, ne pas déranger leur rythme de vie, s’inspirer de leur "paresse" et épouser leur énergie. L’énergie d’une ville spéciale, à l’histoire particulière, riche en mythes et contes fantastiques, dont les chats - ces animaux que l’on dit les plus ouverts parmi les êtres vivants sur le monde invisible - sont les premiers dépositaires. Et puis vivre avec les Souiris, leur parler, écouter leurs histoires, s’émerveiller de leur sens de l’humour, de leur ouverture d’esprit si particulière que l’on ne trouve nulle part au Maroc.

C’est une fois toutes ses conditions réunies, des prérequis pour tout visiteur qui veut vivre Essaouira, pas seulement la visiter, que l’on peut alors réellement goûter à ses sons faits de rythmes gnaouis mélangés aux cris des mouettes, habitants célestes de la ville. Un mélange mystérieux, unique, qui vous transporte dans un autre monde, vous fait entrer dans un trou temporel où les notions de temps et d’espace disparaissent. Où la logique du monde physique d’Albert Einstein laisse place au langage mystique de l’âme, de l’esprit. Essaouira, ses bruits, ses sons, son vent, ses odeurs, ses chats, est une ville qui guérit les âmes.

Les initiés le savent et reviennent tous les ans comme pour se prêter à cette thérapie afro-marocaine, 100% naturelle et gratuite. Les curieux, les simples visiteurs le ressentent, sans en avoir forcément conscience, et quittent la ville, décidés à y retourner au plus vite. Et puis il y a ceux qui n’aiment pas Essaouira. Ils sont nombreux. Ils n’aiment pas les chats, ils détestent le vent, ont peur des mouettes, et ne trouvent rien de bien particulier dans le brouhaha de la ville et de ses ruelles. Les Souiris vous diront que ce n’est pas leur faute. Ils sont faits ainsi, "Mwallihhom" (ceux qui les habitent) ne sont pas d’ici… Car dans cette petite contrée du centre du Maroc, on n’habite pas la ville, mais c’est elle qui nous habite. Et comme dans une histoire d’amour, ça passe ou ça casse. Il n’y a pas de logique ou d’explication rationnelle à cela. Et c’est ce qui fait toute la beauté de cette ville.

Assister au festival d’Essaouira quand on est initié, c’est vivre en condensé tout cela, une expérience culturelle extraordinaire, mais également mystique et spirituelle. Avec en bonus, un brin d’ouverture de plus que les Souiris, les festivaliers, les autorités locales ne se permettent pas le reste du temps. Essaouira est un trou temporel, son festival est un trou dans le trou, un pli dans le pli, comme disent les savants de la physique de l’univers. Et en malus, le grand nombre de visiteurs (300.000 cette année, selon les organisateurs) et les foules qui vous privent du calme recherché quand vous êtes en quête de mysticisme et de connexion avec les esprits de la ville. Mais la foule, c’est bien le propre d’un festival, on ne se plaindra pas.

La question esclavagiste : le festival a ouvert la voie, d’autres doivent casser le tabou

Mais si l’âme, l’esprit, les esprits, prennent le dessus à Essaouira, la raison est appelée également le temps de ce festival. Chercheurs, scientifiques, historiens, officiels, politiques, artistes sont invités au cours d’un forum dédié aux droits de l’Homme à discuter de sujets sérieux. Cette année, ce sont les identités et les appartenances qui étaient questionnées, débattues. Un moment fort du festival qui vous fait réfléchir au-delà des sujets abordés sur cette ville, son histoire, les tabous qu’elle porte, son passé douloureux, ses origines et vous fait comprendre par la raison, ce que l’esprit perçoit comme "beau" par l’intuition, par l’expérience.

En sortant de ce débat où des personnalités comme Yasmine Chami, Hisham Aidi, Fouad Laroui, Neila Tazi, Mohamed Tozy, Yacouba Konaté, André Azoulay, Driss Yazami et d’autres se sont exprimés sans langue de bois, on comprend deux choses :

Essaouira est un vrai laboratoire mondial de mixité, de tolérance (un mot trop galvaudé, que l’on n’aime plus utiliser, mais qui a tout son sens ici). Car la ville, et on le sent quand on y est, accepte tout le monde, et fait fi des différences. Arabes, amazighs, juifs, chrétiens, blancs, noirs, Africains, Européens, Américains, Asiatiques ont vécu et vivent encore ici dans la paix. L’islam marocain, ouvert, tolérant, et l’esprit de la "tamaghrabit", c’est ici qu’il s’illustre le mieux. Autre chose : le Maroc aux racines africaines, certains le voient seulement dans le discours politique, mais à Essaouira, on l'expérimente.

La culture gnaouie, que le festival met à l’honneur le temps d’un long week-end par an, n’est autre que l’émanation de ce mix-là, de cette histoire commune. Une histoire partagée entre Bilad Al Maghrib (le Maroc actuel) et B’lad Assoudan (le pays des noirs, comme on qualifiait l’Afrique subsaharienne à l’époque), et qui n’a pas souvent été glorieuse. Car l’esclavage est passé par là, par Essaouira tout particulièrement, un des grands comptoirs de commerce d’esclaves africains, et il a fait des dégâts humains considérables. Mais a laissé une empreinte indélébile : la musique gnaouie qui, comme le blues des noirs d’Amérique, a été la manière pour les Africains transportés à Essaouira pour être vendus ailleurs - mais dont certains sont restés ici -, de chanter leur liberté, d’invoquer leurs dieux, leurs saints, les esprits, et parfois le prophète Mohammad, Allah, et prier pour leur salut.

Un mélange de paganisme, d’islam soufi et de traditions ancestrales africaine et marocaine, traduit en ondes musicales par le bruit ordonné sortant du guembri d’un mâalem gnaoui et des qraqeb de ses disciples, qui vous racontent sans besoin de discours bien-pensants ce passé douloureux d’un Maroc qui était un des acteurs mondiaux de la traite des noirs d’Afrique. Et vous transporte dans la vie de ces esclaves dont on a essayé d’effacer la trace dans l’histoire officielle, mais dont le témoignage a été sauvegardé par cette musique et ces paroles qui font tantôt danser, tantôt pleurer, n'évoquent rien à certains, ou vous font carrément entrer en transe…

Et c’est là le deuxième enseignement que la raison retient le temps de cette 24e édition du festival : si ce passé est évoqué aujourd’hui par la voie de la musique et de la culture des gnaoua, il reste toutefois inexploré par les académiciens, les historiens, les chercheurs. À dessein peut-être, car le passé esclavagiste du Maroc est toujours un sujet tabou dans notre société.

Si la culture a certes pu l'explorer, c’est nécessaire, mais insuffisant. Neila Tazi, organisatrice du festival, a compris que la culture est un biais puissant pour éveiller les consciences, changer la condition humaine, ce qui a été réussi dans le cas des gnaoua, passés de la marge de la société au statut d’artistes accomplis reconnus à l’international. Elle a fait sa part du job. Aux officiels, aux hommes d’Etat, aux académiciens, aux historiens de faire l’autre moitié du chemin pour lever le mystère sur ce qu’il s’est passé dans cet endroit de la côte atlantique, dont on sait qu’elle a été un comptoir commercial pour esclaves, sans plus.

Le mystère de la petite île d'en face

Un mystère qui subsiste jusqu’à nos jours, comme celui de cette petite île à quelques dizaines de mètres de la plage de la ville, visible par tout visiteur d’Essaouira, et dont l’accès est interdit aux touristes, à moins d’une autorisation des autorités locales. Un rocher où l'on entrevoit une mosquée et une vieille bâtisse en pierre.

Les Souiris racontent, sans en être sûrs, qu’il s’agit d’une vieille prison, avec des chambres souterraines, qui servait de dépôt d’esclaves en attente d'être transférés vers les côtes américaines. Un peu comme l’île sénégalaise de Gorée. Sauf que celle-ci est aujourd’hui érigée en un haut lieu de mémoire visité tous les ans par des centaines de milliers de touristes. Pendant que notre petit rocher souiri reste à l’abandon, renfermant tout un pan de notre histoire.

Honorer la culture gnaouie, le festival de Neila Tazi, cette "Lalla" que les gnaoua chanteront certainement un jour dans leurs morceaux, le fait bien. Mais la reconnaître comme identité marocaine pleine et entière, comme une partie de notre histoire, passe par l’ouverture de cette boîte de pandore, avec ses maux, tous ses maux.

Essaouira, qui guérit déjà les âmes de ses visiteurs en quête de paix spirituelle, de connexion avec les mondes invisibles, pourra alors guérir des maux bien plus profonds, bien plus anciens, pas seulement au Maroc mais dans tout notre continent et dans le monde entier.

Dans son intervention lors du Forum des droits de l’Homme, le conseiller royal André Azoulay confiait qu’un haut responsable sécuritaire américain était venu le voir, lui demandant de lui faire visiter Essaouira. Pas pour y faire du tourisme, mais pour comprendre comment cette ville a pu abriter, dans la paix, et pendant de longs siècles, juifs et musulmans. Il était en recherche, racontait André Azoulay, d’un modèle duplicable dans d’autres contrées. Et il l’a trouvé ici.

Un jour peut-être, des noirs d’Amérique, d’Afrique subsaharienne, d’Europe, ou d’ailleurs, se rendront à Essaouira pour honorer leurs ancêtres dans ce qui deviendra, on l’espère, un lieu de mémoire afro-marocain qui cassera ce tabou du passé esclavagiste d’un Royaume qui ne faisait, sans le moindre anachronisme, que suivre les tendances morbides de son temps…

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