La Bourse est-elle prise en otage par les banques ?

C’est ce qu’avancent plusieurs acteurs du marché financier, qui estiment que la présence des banques dans le capital de la société gestionnaire de la Bourse de Casablanca constitue une situation de conflit d’intérêt. A la fois actionnaires et concurrentes de la Bourse, les banques seraient, selon ces acteurs, l’un des freins au développement réel de la place. Ce que réfute Adil Douiri, un banquier-actionnaire de la Bourse. Débat.

La Bourse est-elle prise en otage par les banques ?

Le 2 avril 2023 à 16h46

Modifié 2 avril 2023 à 16h46

C’est ce qu’avancent plusieurs acteurs du marché financier, qui estiment que la présence des banques dans le capital de la société gestionnaire de la Bourse de Casablanca constitue une situation de conflit d’intérêt. A la fois actionnaires et concurrentes de la Bourse, les banques seraient, selon ces acteurs, l’un des freins au développement réel de la place. Ce que réfute Adil Douiri, un banquier-actionnaire de la Bourse. Débat.

L’entrée des banques dans le capital de la société gestionnaire de la Bourse de Casablanca date de 2016. Détenue exclusivement depuis la grande réforme des marchés des capitaux du début des années 1990 par les sociétés de Bourse, à parts égales, la société gestionnaire de la place avait alors ouvert son capital à de nouveaux acteurs du monde de la finance. La part des actionnaires historiques (les sociétés de bourse) est descendue à 20%. Et le premier actionnaire est devenu le secteur bancaire avec une part de 39%, suivi de la CDG (25%), des compagnies d’assurances (11%) et de Casablanca Finance City (5%).

Cette démutualisation du capital de la Bourse, comme on l’appelait en 2016, avait pour objectif d’impliquer tous les acteurs du marché dans le développement de la place. Mais il s’avère, selon plusieurs acteurs du marché, qu’elle a produit l’effet inverse.

Les banques en situation de conflit d’intérêt ?

"Le principal rôle d’une Bourse est de financer les entreprises, via des levées de capitaux sur le marché actions ou obligataire. C’est un canal qui concurrence de manière directe le canal bancaire, dont le principal gagne-pain réside également dans le financement de ces mêmes entreprises. En étant actionnaire de leur principal concurrent dans le financement des entreprises, les banques sont, par principe, juges et parties. Et en tant qu’acteurs économiques rationnels, elles n’ont pas intérêt à ce que la Bourse joue pleinement son rôle au risque de leur grignoter des parts de marché sur les crédits qu’elles distribuent aux entreprises, qu’il s’agisse de crédits de trésorerie ou d’investissement", estime le patron d’une banque d’affaires, qui parle d’une situation de "conflit d’intérêt" à laquelle les pouvoirs publics n’ont peut-être pas pensé en démutualisant le capital de Bourse.

En théorie, cette thèse se tient. Mais est-elle soutenue par des faits, des situations où les banques actionnaires ont pris des décisions qui vont à contre-courant de l’intérêt de la place ?

Pour nos sources, il y a deux indicateurs qui ne trompent pas : le premier est le bilan de la Bourse de Casablanca depuis que cette démutualisation a été opérée. Depuis 2016, le nombre d’introductions en Bourse n’a pas dépassé le nombre de cinq. Et aucune action de grande envergure n’a été réalisée pour faciliter l’accès des entreprises, notamment les TPME, au marché.

Deuxième indicateur : la colère des banques, exprimée fin 2021, face au développement de la dette privée, ces opérations de financement obligataire négociées directement entre les entreprises et les investisseurs institutionnels. Profitant des taux bas sur le marché obligataire, plusieurs grandes entreprises ont réalisé d’importantes levées sans passer par les banques, et souvent pour rembourser des crédits bancaires libellés à des taux bien supérieurs. Ce que les banques ont considéré comme une concurrence déloyale, allant jusqu’à se plaindre de ces pratiques auprès du Wali de Bank Al-Maghrib.

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Pour un banquier d’affaires qui pointe également cette situation de conflit d’intérêt, cet épisode a été la preuve que les banques considèrent le financement désintermédié par la voie des marchés des capitaux comme un sérieux concurrent. Et agissent de manière officielle et officieuse pour le freiner autant que possible.

Pour ces acteurs du marché, qui veulent que le débat soit lancé sur ce sujet, il est évident qu’une pareille situation crée de la confusion. D’autant que les banques tiennent toute la chaîne, à la fois celle du crédit bancaire et celle de l’accès au marché. "Quand un client se présente pour financer un projet d’investissement par exemple, son banquier a plus intérêt à lui vendre du crédit qu’à lui proposer une introduction en Bourse. Car il a tout simplement plus intérêt à placer son crédit, plus rémunérateur que le service de conseil financier pour une IPO", estime notre banquier d’affaires.

Pour lui, comme plusieurs de nos sources qui s’inscrivent dans ce même raisonnement, la solution serait de coter la société gestionnaire de la Bourse de Casablanca, d’ouvrir son capital à d’autres acteurs neutres et au grand public, pour que la stratégie de la Bourse puisse être claire, transparente, et permettre aux dirigeants de la société gestionnaire d’échapper au contrôle exclusif des actionnaires actuel.

Les contre-arguments de Adil Douiri

Patron de CFG Bank et actionnaire, à ce titre, de la Bourse de Casablanca, Adil Douiri n’est pas contre cette idée de cotation de la société gestionnaire. Il trouve même qu’elle serait très intéressante. Mais il s’inscrit toutefois en désaccord total avec ceux qui considèrent que la présence des banques dans le capital de la Bourse est un frein au développement du marché.

C’est un débat qui n’a pas de sens, selon lui. "Cela fait 30 ans que je suis acteur du marché. Et cela fait 30 ans que le nombre de sociétés cotées en Bourse ne dépasse pas les 75. Le problème ne date donc pas de 2016, date d’entrée des banques dans le capital de la Bourse", fait-il remarquer.

Et contrairement à ce qu’avancent les tenants de la thèse du conflit d’intérêt, Adil Douiri estime que les banques ont, au contraire, tout intérêt à ce que les entreprises se financent sur le marché. Car le financement par crédit ne peut se faire, ou se développer, sans l’amélioration des fonds propres des entreprises. Plus une entreprise dispose de leviers de financement de ses fonds propres, plus ses marges d’endettement bancaires s’élargissent. Et tout le monde y gagne, à commencer par l’entreprise elle-même. Et toute l’économie du pays. Le conflit d’intérêt n’existe donc pas, selon cet actionnaire-banquier de la Bourse.

Adil Douiri s’interroge d’ailleurs : comment les banques-actionnaires de la Bourse peuvent-elles empêcher le marché de se développer ? Et soulève également une question de fond : qu’est-ce qui fait que le nombre d’entreprises cotées n’évolue pas depuis 30 ans ? La réponse, selon lui, est très claire : c’est le manque de demande, l’envie des entreprises marocaines d’entrer en Bourse. Et ce problème, ce n’est pas la Bourse de Casablanca, ni son Conseil d’administration, qui peut le résoudre, mais les pouvoirs publics, la Direction du Trésor notamment.

"S’il l’on veut réellement développer le marché, il faut agir sur la demande, voir de près pourquoi les entrepreneurs ne viennent pas se financer sur le marché. C’est cela la vraie question", estime-t-il.

Les freins à la demande sont connus, nous dit Adil Douiri. En premier lieu, la peur de la transparence.

"La transparence du passé, pas tant celle de l’avenir", précise-t-il. Car quand un entrepreneur décide de s’introduire en Bourse, il est prêt à jouer la transparence sur le futur, mais il a surtout peur de dévoiler les pratiques du passé, les années où il sous-déclarait ses revenus, gonflait ses charges, ne payait que la moitié de l’IS dû réellement…

Et pour lever ce frein, comme d’autres, il faut agir sur la réglementation. Un domaine réservé, souligne le patron de CFG Bank, à la direction du Trésor, et sur lequel les actionnaires de la Bourse n’ont pas la main.

"Le ministère des Finances ne traite pas le sujet du développement du marché de manière sérieuse. Cette question ne fait pas partie de ses priorités. C’est cela la réalité. Et je parle de tous les gouvernements successifs depuis au moins 30 ans, pas seulement de celui qui est actuellement aux affaires. Pour lever ce frein de la transparence du passé, cette peur de se dévoiler, on peut par exemple décréter que toute entreprise qui veut s’introduire en Bourse peut bénéficier d’une amnistie sur les quatre derniers exercices fiscaux. Une mesure simple, mais qui peut créer un déblocage significatif", affirme-t-il.

Mais pour faire cela, il faut que le gouvernement accorde de l’importance au développement du marché. Car, comme le signale Adil Douiri, les pouvoirs publics ont tout intérêt à ce que les entreprises aillent en bourse, pour assurer d’abord leur pérennité, leur survie au fondateur, et pour qu’elles opèrent dans la transparence financière et fiscale.

Le problème, selon lui, n’est pas tant la constitution du tour de table de la société gestionnaire de la Bourse, la présence des banques ou pas dans son capital, mais l’intérêt qu’accordent les pouvoirs publics au développement des marchés des capitaux pour lever l’ensemble des freins à la demande.

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