Pr. Ahmed El Adib: L’épidémie va s’élargir, c’est inéluctable

Ahmed Rhassane El Adib est professeur en anesthésie-réanimation au CHU Mohammed VI de Marrakech et chef de l'un des services de réanimation de la ville ocre. Il répond aux questions de Médias24 sur l'épidémie, la situation dans la région de Marrakech ainsi que sa vision de l'implication du privé dans le diagnostic.

Pr. Ahmed El Adib: L’épidémie va s’élargir, c’est inéluctable

Le 16 septembre 2020 à 19h10

Modifié 11 avril 2021 à 2h48

Ahmed Rhassane El Adib est professeur en anesthésie-réanimation au CHU Mohammed VI de Marrakech et chef de l'un des services de réanimation de la ville ocre. Il répond aux questions de Médias24 sur l'épidémie, la situation dans la région de Marrakech ainsi que sa vision de l'implication du privé dans le diagnostic.

- Médias24 : La situation épidémiologique évolue rapidement. Quelle est votre évaluation des données actuelles ?

- Pr Ahmed Rhassane El Adib : Pour moi nous sommes en présence d’une phase trois qui est une évolution relativement normale, compte tenu des rassemblements et des mouvements de la population qui ont repris récemment. Le virus est parmi nous. Il s’étend. Il s’étend davantage dans les grandes agglomérations où il y a une importante population et beaucoup de déplacements. Il touche aussi des zones qui étaient relativement épargnées pendant la première phase.

Maintenant, il y a des acquis réalisés au Maroc notamment au niveau de la prise en charge, qu’il faut absolument réactiver avec d’autres solutions à mettre en place pour pouvoir limiter les dégâts, notamment sur le plan de la mortalité. Il faudrait qu’on ait le moins de morts possibles malgré l'expansion de l’épidémie.

- Au début de l’épidémie on ne pensait pas atteindre 2.000 cas quotidiens. Aujourd'hui c’est une réalité. Va-t-on atteindre un palier plus haut en termes de cas quotidiens ou a-t-on atteint notre pic ?

Franchement je ne pense pas qu’on ait atteint le pic, car il y a de grandes agglomérations où la situation épidémique est en train de s'aggraver. Je parle de Rabat, de l’Oriental, d'Agadir par exemple… L’épidémie va s’élargir, c’est inéluctable. C’est un virus qui a pour particularité d’être contagieux et il va finir par atteindre jusqu'à 80% de la population. Donc ça va augmenter.

Maintenant, les chiffres qui sont annoncés traduisent-ils la réalité? Je n’en suis pas sûr parce que les données dépendent des déclarations et du nombre de tests réalisés.

- Donc il y a une déconnexion entre les chiffres et la réalité de la propagation du virus…

Ce n’est pas spécifique au Maroc qui a quand même fait énormément d’efforts par rapport à d’autres pays, même si la comparaison n’a pas lieu d’être. Il y a certains pays qui ne comptent que les symptomatiques hospitalisés. Cela fait débat dans le monde. Donc les chiffres brutes sont à prendre avec précaution. Je pense que le meilleur élément qui traduit l’épidémie et son évolution c’est le nombre d’hospitalisations en soins intensifs et en réanimation et le nombre de décès. Ça veut dire qu’il faudra aussi vérifier tous les décès suspects et en déterminer la cause et le lien avec la Covid-19.

- Pourquoi ne réalise-t-on pas une étude épidémiologique grâce aux tests sérologiques pour connaitre le degré de propagation de l’épidémie au niveau de la population ?

Nous avons demandé cela. En tant que société savante nous n’avons pas la logistique pour pouvoir mener des études de cette envergure. Par contre les autorités sanitaires ont la possibilité de mener ce genre d’études avec un système d’échantillonnage pour voir à la fois l’étendue de l’épidémie, les différentes franges de population à risque, le degré d’immunité de la population.

En ce qui concerne les tests sérologiques, j’estime qu’ils ne sont pas adaptés au diagnostic initial car ils ne sont positifs qu’au-delà du 10ème jour. Ceci dit, ils ont très bien leur place dans le diagnostic initial chez des personnes qui viennent tardivement ou bien des cas de sévérité. Ils peuvent donc être utilisés dans le diagnostic de rattrapage. Ils ont aussi leur place dans le diagnostic en appui à la RT-PCR quand celle-ci est négative ou douteuse.

Le test sérologique peut aussi être utilisé dans le dépistage de masse chez les populations à risque, ou chez une catégorie professionnelle comme les enseignants ou les professionnels de santé par exemple pour savoir l’état épidémiologique ou l’état d’immunisation de cette population.

Et puis ils vont servir à connaitre le degré d’immunité auquel est arrivé le Maroc. Certes, cette notion d’immunité collective pose débat et nous n’avons pas de certitude, mais neuf mois après le début de l’épidémie on voit que les pays qui ont vécu de gros pics épidémiques à un certain moment, constatent que leur taux de mortalité n’a pas augmenté avec la deuxième vague/phase. Cela plaide en faveur de l’idée d'existence d’une immunité collective.

- Vous exercez dans la région de Marrakech qui est frappée de plein fouet par l’épidémie. Nous avons tous vu certaines images des hôpitaux de la région où des malades étaient à même le sol. Je me permets donc de vous poser la question : ces images reflètent-elles la réalité ?

Je vous parle franchement, cette situation nous l’avons vue venir et on s’y attendait. On a tiré la sonnette d’alarme. Quand il y a des rassemblements et des déplacements, le taux de reproduction monte en flèche et cela se traduit par une arrivée massive des malades à un moment donné, comme ce qui s’est passé en Italie ou en Espagne,…

Je pense qu’après le confinement, il fallait garder des structures dédiées au Covid. Quand il y a eu le déconfinement, on a cru que c’était gagné et donc on a complètement basculé les structures pour s’occuper des non Covid sans garder des circuits dédiés aux malades Covid. Or, il fallait absolument garder ces circuits dans toutes les structures afin d’absorber un pic éventuel. Donc, quand les structures dédiées au Covid sont limitées avec une importante vague de malades qui arrivent d’un coup, on va forcément être dépassé et on va retrouver des cas comme ceux que vous avez cités. C’est arrivé chez nous, à Tanger et dans d’autres villes. C’est une situation que les citoyens ont vécu un peu partout. Et si on n’apprend pas de cette expérience, on risque de voir se reproduire la même chose dans d’autres villes.

- On peut donc clairement dire que les structures publiques ont été débordées et dépassées 

Oui nous avons été débordés, et nous le sommes même maintenant. A Marrakech on a été obligé de construire un hôpital de campagne dédié exclusivement aux soins intensifs pour absorber le flux. Si on prend en charge les patients précocement on peut éviter cela. Il faudrait que le circuit en amont du système hospitalier soit en mesure d’assurer une détection précoce, avec un isolement et un traitement précoces.

- La situation est toujours aussi tendue qu’il y a quelques semaines?

Elle est moins tendue par rapport à l’accueil des malades parce que l’organisation a été optimisée, les circuits sont plus clairs. Il y a des structures hospitalières dans le privé qui sont en train d’ouvrir pour aider à absorber les malades. Mais sur le volet réanimation et soins intensifs, on est toujours sous forte pression. Les capacités sont pleines tout le temps.

On nous appelle tout le temps pour des patients qui sont pris en charge dans d’autres structures. On est obligé en quelque sorte de donner des priorités dans les admissions. Et ça retarde la prise en charge appropriée de certains patients, chose qu’on ne veut pas.

A Marrakech, nous avons 5 services dédiés au Covid qui sont pleins. Je ne parle même pas des soins intensifs. Et on a des services, notamment celui que je gère, où nous avons à la fois des malades Covid et non Covid. On est vraiment sous pression parce qu’on doit s’occuper à la fois des patients graves Covid, des patients non Covid, des accidentés de la voie publique,… 

Et puis on est sous pression car on a nos limites en termes de ressources humaines. Même si on ouvre de nouveaux services, de nouveaux locaux, même si on a le matériel, les lits,… et tout ce qu’il faut en termes d’équipements, on a besoin d’un degré de compétence pour gérer tout cela.

- Justement au début de l’épidémie, les autorités sanitaires rassuraient le public et miroitaient l’idée que le Maroc dispose de 3 000 lits de réanimation. Un chiffre qui n’a jamais pu être vérifié. Aujourd'hui, on se rend compte qu’avec 250 malades graves le système est saturé.

Les chiffres communiqués représentaient l’ensemble des lits de réanimation publics et privés disponibles dans le royaume. Ces chiffres comptabilisaient l’existant mais aussi le mobilisable et le transformable. On allait réquisitionner toutes les capacités disponibles pour l’épidémie. Chose qui n’a pas été faite jusqu'à maintenant. On a pensé juste équipements, lits et accès à l’oxygène. Mais le problème majeur, on n'y a pas pensé: c’est le personnel qualifié.

La Covid-19 est une pathologie de réanimation médicale. Nous avons seulement une vingtaine de réanimateurs médicaux au Maroc. Ceux qui vont aider ce sont les anesthésistes-réanimateurs ou les réanimateurs chirurgicaux dont le nombre ne dépasse pas 750 dans tout le Maroc, dont 200 seulement dans le public avec une concentration de cette population sur quatre villes: Rabat, Casablanca, Marrakech et Fès.

Je ne sais pas comment ça a été réfléchi, mais même si on pouvait mobiliser 3 000 lits, on n’a pas les capacités en ressources humaines pour les gérer. D'ailleurs, pour combler ce manque, on a commencé à former les autres spécialistes, les urgentistes, les généralistes, dans le système public du moins, pour pouvoir assurer certaines missions optimales en réanimation.

Ces ressources sont plus mobilisables dans les soins intensifs que la réanimation, car dans la réanimation lourde il y a des actes qui nécessitent des capacités que même les anesthésistes-réanimateurs n’ont pas toujours.

- Donc les autorités savaient que même si elles pouvaient mobiliser 10 000 lits, cela ne servirait à rien en l’absence des ressources humaines. On en arrive à un système saturé avec 250 cas graves …

Oui c’est bien cela. Maintenant, il faut savoir que les 250 cas graves ne sont que les cas déclarés officiellement Covid. Les chiffres déclarés ne comptabilisent que les patients en réanimation qui ont un test PCR positif.

Alors que les services de réanimation accueillent plus que cela. A Marrakech seulement on a plus de 50 malades en réanimation. Si vous faites le tour, vous allez vous rendre compte qu’il y a beaucoup plus que les 250.

Les chiffres ne prennent pas en compte les patients qui sont admis sur suspicion clinique forte et sur scanner. Généralement, les patients de réanimation arrivent tardivement, au-delà du 10ème jour et donc généralement ont des PCR négatifs. Ils ont dépassé la phase virale pour la phase inflammatoire.

Il faut savoir que beaucoup de nos patients sont admis sur la base d'un diagnostic posé après examen clinique et après le scanner. Ces patients sont exclus des statistiques officielles qui, je le redis, ne prennent en compte que les résultats des tests PCR.

C’est pour cela que nous demandons une redéfinition des cas. Cette redéfinition a été faite dans la dernière mise à jour du protocole par le ministère. Cependant, elle n'est toujours pas prise en compte dans les statistiques.

Pour moi, la problématique ne se situe pas dans la réanimation. Je pense qu'il faut tout faire, mobiliser tous les moyens, mener une guerre pour que le patient n’arrive pas en réanimation. Et cela ne peut être possible qu’avec du dépistage et un diagnostic précoce, et de l’isolement et traitement précoces.

- Sur ce volet, les recommandations des experts vont dans le sens de la mobilisation des médecins généralistes et des pharmaciens, pour réduire les délais entre le diagnostic et le début du traitement. Vous avez plaidé en faveur de rendre le traitement disponible en pharmacie. Certains de vos confrères y sont opposés. Qu’est-ce que vous en pensez?

La question se pose par rapport à la chloroquine et l'hydroxychloroquine. Tous les autres médicaments sont déjà disponibles en pharmacie.

Nous sommes convaincus qu’un traitement précoce par le protocole adopté au Maroc réduit énormément les patients graves et la mortalité. Forcément quand on dit cela, ça veut dire que ce médicament doit être administré le plus rapidement possible, dès suspicion de la maladie. Parce que ça sert à réduire la charge virale, réduire la contagion, traiter un maximum de patients en ambulatoire en protégeant leur entourage,… C’est un bénéfice conséquent.

Quel est le risque ? N’oublions pas que ce médicament est prescrit depuis plus de 70 ans et qu’il était en accès libre en pharmacie. Toute personne d’entre nous, qui a voyagé en Afrique subsaharienne, a pris ce médicament sans aucune crainte ou problème. Il y a certains qui tentent de diaboliser la molécule pour des raisons que nous ne comprenons pas.

Je comprends qu’au début de l’épidémie, il fallait assurer un stock pour une longue durée et éviter que les gens fassent de l’automédication. Maintenant le virus est parmi nous, on en sait plus qu’au début de l'épidémie, on peut penser à rationaliser le médicament, encadrer sa prescription.

Ou alors faire comme l’expérience à Tanger qui est pour moi une énorme réussite pour le moment et qui permet à la région de rattraper la situation épidémique. Les médecins privés sont intégrés dans un processus déterminé. Quand ils suspectent la maladie, ils envoient les patients vers une structure dédiée qui les accueille sans retard, avec des rendez-vous appropriés et où les patients prennent leurs médicaments. On peut rester dans ce genre de schéma où le public délivre le médicament sans passer par les pharmacies.

Sinon, à Casablanca ou à Marrakech ça pourrait être difficile d’autant plus que nous vivons une phase épidémique élevée. Donc on pourrait envisager un système comme celui en place pour les psychotropes. Mettre en place un carnet à souche, une déclaration obligatoire et une traçabilité. Si on adopte un tel système, ça ne devrait pas poser de problème. Pourquoi ça marche pour les psychotropes et pas pour la chloroquine ?

Sur le plan de la sécurisation de la prescription, celle-ci va être déclarée. La grande majorité des médecins ont l’échographie qui a fait ses preuves dans l’orientation diagnostique. Ils peuvent faire des tests sérologiques et les tests PCR dans le cadre de conventions avec les laboratoires privés. Ils ont des électrocardiogrammes et peuvent donc lors de la première consultation faire tout le nécessaire pour sécuriser la prescription. Et ils peuvent aussi faire le suivi téléphonique.

Tout cela doit être fait dans le cadre d’un cahier des charges à respecter avec déclaration obligatoire. Il faut donner des protocoles clairs, adaptés à chaque région, chaque ville et pourquoi pas chaque quartier.

On peut donner des lignes directives centrales, mais il faudra qu’au niveau de chaque région avoir des comités médicaux régionaux qui vont tracer les circuits appropriés pour chaque région.

- Pourquoi tout cela n’a toujours pas été mis en place ? Le ministère a-t-il peur de perdre le contrôle ?

Le ministère insiste sur le partenariat public/privé. Il faudrait qu’il y ait un déroulement régional. Que les instances régionales et les comités régionaux puissent avoir la capacité, la latitude et l’intelligence de faire du travail collectif. Pourquoi ça marche à Tanger ? Il y a eu un comité qui a eu du leadership. Il y a eu de la communication entre le privé et le public… ils ont trouvé un compromis. Il y a des initiatives qui se mettent en place à Casablanca, Rabat et Marrakech mais ça se limite à l’aspect de l’hospitalisation. Or l’enjeu est ailleurs.

Pourquoi ce partenariat n'est pas dupliqué ? L’élément central c’est la communication intersectorielle, entre les instances, avec les professionnels et avec les citoyens. Les médecins privés se sentent écartés depuis le départ. Ils ne recevaient pas de directives. Ils étaient livrés à eux-mêmes. Et dans cette phase de fort épisode épidémique, ils sont les premiers contacts des patients en parallèle avec le système public. Même le système public a des difficultés. Il est surchargé par les patients, les gens ont peur d’y aller. Même les populations qui avaient l’habitude d’aller dans les dispensaires et dans le système public ont peur d’y aller et se faire contaminer. Donc il y a plus de pression sur le système privé. Les médecins généralistes ont l’habitude de traiter des maladies beaucoup plus graves que le Covid et de manier et prescrire des médicaments beaucoup plus dangereux que la chloroquine.

Lire aussi : Covid-19: Le Maroc doit réagir vite sinon il perdra le contrôle (Pr. Ahmed El Adib)

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