Leçons d’Histoire: Le coronavirus, le Makhzen et la société

Le 2 avril 2020 à 11h29

Modifié 11 avril 2021 à 2h45

L’un des exercices intellectuels favoris en ces temps de Coronavirus est d’imaginer le monde d’après, celui de la sortie de crise. Un monde que certains décrivent comme apocalyptique et sombre, alors que d’autres l’imaginent comme idéal et ouvert à toutes les utopies.

Ces scénarios - aussi brillants soient-ils - manquent encore du recul nécessaire, car nous vivons une situation extrêmement évolutive et mouvante. Personne ne sait où l’on se dirige et dans quel état nous serons au bout du chemin. Néanmoins, l’Histoire peut nous fournir de précieux éclairages sur notre monde actuel, marqué par le confinement et cet "exil intérieur" comme le décrivait Camus dans La Peste (un roman dont la (re)lecture est si d’actualité). Les récits historiques sur les relations entre les Marocains et les épidémies nous renseignent sur ce qui a changé dans notre société, nos mentalités, nos rapports au pouvoir, à la religion et à la science.

L’Histoire du Maroc a toujours été marquée par des vagues successives d’épidémies.

Dans sa Description de l’Afrique, Léon l’Africain (16ème siècle) expliquait que le Maroc était frappé tous les 15 ans par une terrible épidémie. Les historiographes marocains décrivent avec moult détails les affres que subissaient nos ancêtres pendant ces époques sombres de contagion et de mort.

La peste de 1799 a vidé le pays de sa population, et notamment dans les grandes villes : Marrakech et Fès ont perdu respectivement 83% et 54% de leurs habitants, tandis que des villages entiers ont disparu en cette année-là. Le 19ème siècle a connu cinq grandes vagues de choléra, d’une intense violence, qui ont affaibli le pays démographiquement et économiquement.

Les voyageurs européens qui ont traversé le Maroc pendant cette période, relatent comment des plaines pourtant fertiles comme celle de Doukala étaient vides, et comment il fallait se déplacer pendant des journées pour rencontrer une présence humaine. Pour de nombreux historiens, cette succession d’épidémies et de disettes fait partie des facteurs qui ont rendu le Maroc si fragile et perméable à la colonisation.

On est loin, très loin, de ces périodes de fin du monde, mais certaines choses ont changé tandis que d’autres ont persisté dans nos rapports aux épidémies au Maroc.

Une fonction oubliée du Makhzen

Tout d’abord, il y a la question de la gestion des épidémies par l’Etat au Maroc. Le mot "Makhzen" qui désigne jusqu’à nos jours l’Etat et son pouvoir dans notre pays est intimement lié à cette gestion.

Le Makhzen dont l’étymologie en arabe signifie "thésauriser, cacher, épargner" et qui est à l’origine du mot français "magasin" est parmi les concept les plus problématiques et insaisissables de l’Histoire politique du Maroc. Il peut désigner à la fois un mode d’organisation politique et administrative, un esprit de gouvernement, un rapport de domination économique, un enchevêtrement d’intérêts qui traversent la société et un pouvoir de répression.

Notre langage ordinaire et notre imaginaire collectif n’ont gardé du Makhzen que le mode d’organisation administrative et l’aspect coercitif. Or, l’une des fonctions traditionnelles du makhzen, comme son nom pourrait l’indiquer, est justement de gérer les périodes de vaches maigres.

Dans un célèbre texte, l’historien Germain Ayach (également militant communiste et nationaliste marocain), répondait aux études coloniales et à ceux qui s’en inspirent et qui définissaient le Makhzen comme un système brutal de "violence continue" dont le but serait uniquement de piller les tribus et de s’enrichir d’une manière parasitaire. 

G. Ayache rappelait que ce système n’aurait pas pu durer aussi longtemps s’il reposait exclusivement sur la violence. Il expliquait, documents historiques à l’appui, que le Makhzen assurait également d’autres fonctions sociales qui le rendaient légitime. Il citait des sources européennes, qui expliquaient que lors des épidémies et des moments de disette, les villes qui vivaient sous l’autorité du Makhzen s’en sortaient mieux que les tribus isolées qui ne répondaient à aucune autorité centrale.

Mohamed Amine El Bezzaz, auteur d’un livre de référence sur l’histoire des épidémies au Maroc, présente des éléments d’explication à cette question. Pendant les périodes d’épidémies et de famines, et pour préserver l’ordre et la paix sociale, les sultans du Maroc ouvraient leurs stocks de blé, d’orge et d’autres denrées alimentaires, emmagasinés pendant les années d’abondance, et les distribuaient aux pauvres et aux démunis. 

Plusieurs récits confirment l’existence de cette fonction et qui correspondent à des dynasties différentes. Deux exemples, parmi tant d’autres, peuvent illustrer cette fonction. En 1219, le sultan almohade Ahmed Al Nassir, devant la famine qui frappait le pays, avait ouvert les stocks de nourriture à la population, "gratuitement aux miséreux et moyennant un prix pour les riches" selon le récit de l’historien médiéval Ibn Abi Zarâa.

Le deuxième exemple est celui du redoutable sultan Moulay Ismaël, qui avait ordonné en 1721, de distribuer le blé emmagasiné dans les greniers aux pauvres et aux nécessiteux,  ainsi qu’aux tribus qui avaient fui vers les villes. C’est cette fonction, oubliée et historique, d’usage des biens amassés lors des années de "vaches grasses" pour les redistribuer pendant les périodes de "vaches maigres" que l’on semble retrouver en ce moment du Coronavirus. Les mesures prises en faveur des démunis, des catégories sociales vulnérables et affaiblies par la crise actuelle, peuvent être une occasion de réhabiliter cette fonction sociale, assumée traditionnellement par le pouvoir central au Maroc.

Le médecin a pris le dessus

Autre réminiscence de l’Histoire et qu’on retrouve en cette conjoncture de confinement : la perception de la contagion et comment s’en prémunir. Cette question, qui nous paraît aujourd’hui de nature médicale et scientifique, était au Maroc et jusqu’au début du 20ème siècle une question essentiellement religieuse et métaphysique.

Les oulémas marocains considéraient, dans leur majorité, que les épidémies étaient une expression de la volonté divine. Selon cette vision, Dieu manifestait sa colère ou éprouvait la foi des croyants en envoyant des fléaux naturels sur terre. Personne ne devait s’y opposer ni s’en prémunir. Se protéger contre la peste, par exemple, c’était faire face au dessein du Tout-puissant.

Le grand mystique tétouanais, Ibn Ajiba, avait rédigé un petit livre à la fin du 18ème siècle, qui s’élevait contre toute tentative de se protéger contre la peste et niait même l’existence de la contagion. Pour lui, l’épidémie était créée par Dieu et se transmettait par sa seule volonté. Triste ironie de l’Histoire, Ibn Ajiba a perdu tous ses enfants durant la peste de 1799, et décèdera quelques années plus tard à cause d’une épidémie.  

On peut arguer que ces représentations ne sont pas exclusives au Maroc et qu’elles existaient dans d’autres pays, adeptes de différentes religions. Certes, sauf qu’en Europe l’application de certaines mesures préventives comme la mise en quarantaine ou l’établissement d’un cordon sanitaire étaient massivement utilisées au 19ème siècle, notamment dans les ports. Pendant cette période, un débat a eu lieu au sein des élites marocaines entre une minorité qui souhaitait appliquer ces mesures hygiéniques, notamment contre le choléra, et une majorité qui s’y opposait.

Les oulémas marocains refusaient l’application du confinement et de la mise en quarantaine, car c’est une forme d’opposition au destin et à la volonté divine. L’historien Ahmed Naciri, pourtant esprit brillant et grand érudit, estimait que l’application de ces mesures préconisées par les Européens serait "une adoption des mœurs des infidèles et des égarés et une marque de respect à leur égard  en leur donnant raison".  

En 1878, le sultan Moulay Hassan envoya une lettre véhémente au Pacha de Tanger, lui reprochant d’avoir pris des décisions pour protéger la ville contre la propagation du choléra, car c’est "contraire à notre religion".

Cette vision fataliste des épidémies et de la façon de s’en prémunir s’est éclipsée au fil du temps dans notre pays.  

Le discours scientifique du médecin a pris le dessus et le religieux s’y adapte. Ce dernier cherche dans les hadiths et les récits des premières années de l’islam des éléments qui s’accordent avec les méthodes préventives édictées par la recherche scientifique. Un Marocain musulman peut naturellement prier, invoquer Dieu, chercher une finalité religieuse à l’irruption d’une pandémie dans sa vie, mais pour se protéger, se prémunir contre la contagion, il écoutera les conseils profanes du médecin. Cela a un nom : la sécularisation. Le religieux a son domaine, le scientifique a le sien.

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* Il existe une littérature abondante sur les épidémies au Maroc. On peut citer notamment l’article de référence de Bernard Rosenberger et Hamid Triki “Famines et épidémies au Maroc au XVIème et XVIIème siècle ». Le livre du regretté Mohamed Amine El Bezzaz « Histoire des Epidémies et des famines au Maroc » (en arabe) et l’ouvrage collectif « Famines et épidémies dans l’Histoire du Maroc » sont indispensables pour tous ceux qui s’intéressent à ce sujet. Pour les fonctions sociales du Makhzen, il y a l’ouvrage classique de Germain Ayache « Etudes d’Histoire Marocaine »

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Le texte de Mohamed Nabil Mouline a été publié sur Facebook et repris par notre confrère Le Desk.

 

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