Samir Bennis

Conseiller politique à Washington D.C., rédacteur en chef de Morocco World News.

Le Maroc economique selon une carte française de 1939

L’école marocaine face à l’urgence de lucidité sur l’héritage du protectorat français

Le 8 mars 2023 à 17h55

Modifié 9 mars 2023 à 11h42

Il est grand temps de présenter Lyautey et les autres officiers coloniaux français pour ce qu'ils étaient en réalité : des agents des ambitions impérialistes de la France et des promoteurs du mythe de la mission civilisatrice de la République française. Une nouvelle tribune de Samir Bennis.

Quand on évoque l'histoire de l'occupation et de l'assujettissement du Maroc par la France, force est de remarquer que nombreux sont les Marocains, surtout intellectuels, qui croient encore que le Maroc, après son indépendance, a joui d'un réseau d'infrastructures que lui aurait cédé la France durant la période de protectorat. La France, apprend-on de ces cercles francophiles marocains, a sauvé des millions de Marocains de la pauvreté en leur offrant de meilleures conditions de vie. Cette interprétation de l'histoire est surfaite et passe à côté des véritables raisons qui ont motivé la mise en place d'un tel réseau d’infrastructure.

Il est incontestable que la France a construit des routes, des ponts, des chemins de fer, des ports, etc. Cependant, ces rénovations n'étaient pas réalisées au profit du peuple marocain ou dans le cadre de son engagement à respecter les termes du Traité de Protectorat. Au fond, il s’agissait plutôt de servir les intérêts des colons français, dont le nombre au Maroc dépassait 400.000 pendant les années du protectorat. De plus, la plupart des infrastructures construites entre 1912 et 1934 visaient principalement à faciliter l'équipement et les déplacements des troupes françaises lors de la soi-disant « campagne de pacification ».

Si la France avait véritablement voulu opérer une révolution économique au Maroc, toutes les régions marocaines auraient bénéficié de ces infrastructures dont la construction a été confiée exclusivement à des entreprises françaises. Pourtant, il faut préciser que les régions que le maréchal Hubert Lyautey qualifiait de "Maroc inutile" n’ont bénéficié d’aucune infrastructure.

La puissance économique marocaine au service de la France

La croissance du Maroc ne servait donc que les intérêts des colons et des milieux d'affaires français. Ainsi, le Maroc était contraint d'importer toute sa marchandise de la France, bien que les prix des produits français fussent plus élevés que ceux des autres pays. Cette situation a entraîné un déficit commercial chronique dans le royaume.

Comme elle exploitait les ressources du Maroc pour se remettre des répercussions de la Seconde Guerre mondiale, la France a causé 95% du déficit commercial du royaume en 1950.  Dans son livre intitulé Moroccan Drama 1900-1955, publié en 1956, Rom Landau soutient la très convaincante thèse selon laquelle l'occupation française a été brutalement négative pour le développement économique du Maroc.

Le quadruple plan français 1949-1952 comprenait un texte indiquant que "le Maroc participera activement au redressement de la France en fournissant du manganèse, du cobalt, du minerai de plomb, des conserves et des produits agricoles", révèle Landau, précisant que cela a permis à Paris de préserver une part considérable de ses ressources.

En 1952, le Résident Général Augustin Guillaume déclarait : "L’objectif de l'économie marocaine est de générer des fortes devises en élevant le niveau de l'exportation et en mettant ces devises à la disposition de la société française." Pour ce dernier, tout le dur labeur du Maroc était "exploité et continuerait à l'être pour renflouer les caisses épuisées de la France."

Toutes les politiques que l'administration coloniale a dirigées dans l'ensemble du protectorat ont ainsi été conçues principalement pour servir l'économie française et répondre aux besoins et aux ambitions des colons. Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer que les efforts de la France pour développer l'utilisation de l'irrigation et de la mécanisation agricole au Maroc ont principalement et uniquement bénéficié aux grandes exploitations agricoles des colons français. Pendant ce temps, les petites exploitations agricoles appartenant à des Marocains étaient largement arides et s’appuyaient sur des méthodes d'irrigation et de culture traditionnelles.

Non seulement la France a principalement œuvré à aider les colons à améliorer leur productivité, mais elle s'est également opposée aux entreprises étrangères qui avaient l'intention d'investir dans l'irrigation des terres appartenant aux agriculteurs marocains. Ainsi, au début des années 1950, le gouvernement français a rejeté la demande d'une société américaine qui souhaitait investir 60 millions de dollars dans l'irrigation de 360 acres dans le sud du Maroc, dont les propriétaires étaient des Marocains.

Cette décision était loin d'être une exception ; il s'agissait plutôt de la norme qui sous-tendait le traitement des Marocains par les colons français durant la période du protectorat. Comme le gain des riches propriétaires terriens reposait en grande partie sur l'exploitation d'une paysannerie nécessiteuse, ils s'opposaient à toute mesure susceptible d'entraîner l'enrichissement ou l'amélioration des conditions de vie des paysans marocains.

Dans un essai publié en 1956 dans Foreign Affairs, le célèbre historien Charles-André Julien explique comment les colons français se sont impitoyablement opposés à la tentative d'une organisation paysanne de la région de Meknès d'utiliser des tracteurs collectifs appartenant à leur tribu, ce qui les a amenés à renoncer à leur utilisation.

De son côté, le célèbre historien marocain Abdallah Laroui a souligné l’étendue de cette politique coloniale dans son livre "Histoire du Maghreb : Essai interprétatif". Selon Laroui, toutes les réformes administratives, juridiques et financières que la France a introduites au Maroc à l'époque du protectorat visaient à servir uniquement les intérêts de la métropole. Pourtant, les projets d'infrastructure réalisés par la France ont été achevés grâce aux ressources humaines et financières des Marocains. Laroui précise d’ailleurs que ces travaux publics ont été financés par des prêts que le Maroc a obtenus des banques françaises entre 1914 et 1928.

Bien entendu, l'économie française a été le principal bénéficiaire de ces projets. Les banques françaises ont quant à elles largement profité du taux d'intérêt imposé sur ces prêts, tandis que les contrats pour la construction des projets ont été attribués exclusivement à de grandes entreprises françaises. En raison de l'absence de concurrents, écrit Laroui, la France n'a même pas pris la peine d'essayer de réduire les coûts élevés des projets tant que les entreprises françaises en bénéficient.

Monopoliser le Maroc pour le prestige impérial de la France

La France a ainsi tenu à monopoliser l'économie du Maroc pendant 44 ans, en dépit de l'Acte général de la Conférence d'Algésiras. Les termes de ladite conférence reposaient sur la garantie des droits économiques des pays signataires au Maroc, la France prétendant préserver ainsi les intérêts britanniques au Maroc en vertu de l'accord franco-britannique de 1904. Parmi les mesures clés prises par la France pour entraver les activités des entreprises britanniques et américaines, on peut citer la décision du résident général Hubert Lyautey de créer l'Office Chérifien des Phosphates en 1919.

Cependant, la décision de Lyautey ne visait en aucun cas à protéger les intérêts du Maroc. L'objectif était plutôt d'empêcher les sociétés britanniques et américaines de participer au partage des gains de l'exploitation des ressources en phosphate découvertes dans les environs de Marrakech en 1907. Toutes les sociétés opérant dans l'industrie minière, les travaux publics, les chemins de fer, etc. seront donc placées sous le contrôle exclusif de la France. Dans les rares secteurs qui autorisaient les sociétés mixtes, les acteurs marocains étaient des participants mineurs et n'avaient aucun droit de vote.

Au-delà de leur statut prépondérant dans l'économie marocaine, les colons ont pris le contrôle total de tous les leviers de pouvoir ayant un impact direct sur le bien-être et la liberté des Marocains. Dans l’administration, par exemple, le nombre de colons français dépassait 24.000 - dont la plupart étaient originaires de l'île de Corse, selon l'historien français Charles-Robert Ageron.

En raison de leur influence croissante et de leur mainmise sur le destin économique du Maroc, les colons en vinrent à se considérer comme des propriétaires terriens et des seigneurs. Quant aux Marocains, ils étaient simplement des citoyens de troisième classe, tenus à l'écart de la société et victimes de discriminations dans tous les secteurs de l'économie. Dans les secteurs de l'enseignement et de la santé, les Marocains sont aussi extrêmement discriminés, leurs allocations familiales ne représentant qu'une fraction de celles de leurs homologues français. Par exemple, l'allocation familiale d'un chauffeur marocain avec un enfant était 16 fois inférieure à celle de son collègue français.

La discrimination à l'égard des Marocains s'étendait même au secteur de l'assainissement. L'administration coloniale française a construit 36,5 kilomètres d'égouts dans les nouveaux quartiers qui ont été construits dans les grandes villes marocaines pour accueillir la communauté de colons français. En revanche, pendant la même période, 4,3 kilomètres d'égouts seulement ont été construits pour répondre aux exigences sanitaires des médinas qui abritaient les populations marocaines.

Pour couronner le tout, la majorité des Marocains qui vivaient à la campagne et travaillaient dans les fermes françaises, le secteur minier, les travaux publics et les autres secteurs de l'économie sous contrôle français, subissent les coûts élevés du régime d'imposition du pays. Par exemple, les petits propriétaires terriens marocains fournissent 90 % du tertib, qui constitue alors 40 % des recettes fiscales de l'État.

Alors qu'ils possèdent des terres cinquante fois plus petites que celles des propriétaires français, les paysans marocains étaient contraints de payer 24 % de plus par hectare que les colons français, qui possédaient les terres les plus arables du pays et bénéficiaient de la politique d'irrigation menée par l'administration coloniale. Les paysans marocains étaient interdits d'acheter des terres aux Européens, et un dahir promulgué en février 1941 leur interdisait également d'acheter des biens immobiliers.

Outre qu'ils ne pouvaient bénéficier des mêmes opportunités économiques que les colons français, les Marocains étaient contraints de vivre en marge de la société. 75 % des Marocains vivaient à la campagne, tandis que les Européens habitaient les grandes villes et les nouveaux centres urbains nés de leur implantation massive dans le pays.

L'expropriation arbitraire ainsi que le morcellement des terres appartenant aux Marocains vont pousser nombre d'entre eux à migrer vers les villes, où beaucoup d'entre eux vivaient dans des bidonvilles. En bref, les Marocains étaient invisibles pour la communauté coloniale qui les qualifiait « d'indigènes » et les traitait avec mépris et hostilité.

Complot pour renverser le sultan Mohammed V et délégitimer les nationalistes marocains

Formant un groupe de pression déterminé à resserrer son emprise sur l'économie du pays, les colons français ont travaillé en étroite collaboration pour décourager - voire empêcher - les Marocains de prendre toute mesure susceptible d'améliorer leur situation et leurs conditions de vie. L'incapacité des travailleurs marocains à former des syndicats est un exemple flagrant de la volonté des colons de porter atteinte à leurs droits fondamentaux. Par conséquent, les travailleurs marocains effectuaient leur travail au gré de leurs employeurs français qui pouvaient en disposer à leur guise sans encourir de conséquences juridiques.

L'influence économique et politique que le lobby des colons a, ainsi, réussi à développer, non seulement au Maroc mais aussi au sein du gouvernement français, contraint les résidents généraux français à mettre en œuvre des programmes colonialistes pour ne pas perdre leur poste.

L’exemple le plus frappant est peut-être celui du résident général Alphonse Juin. Né en Algérie, cet officier colonial a été un fidèle exécutant du programme des colons au Maroc. Juin incarne les préjugés intrinsèques des colons envers le peuple marocain et leurs intentions malveillantes de transformer le système de protectorat en colonisation directe. Dès sa prise de fonction en 1947, Juin travaille étroitement avec ses conseillers Philippe Boniface et Marcel Vallat à contraindre le sultan Mohammed V à signer de nombreuses proclamations visant à contourner le traité de protectorat.

L'ambition principale de Juin est alors d'amener le roi du Maroc à accepter une proposition qui requiert la nomination d'un Conseil des ministres qui serait chargé des pouvoirs constitutionnels du sultan, ainsi qu'à former deux conseils municipaux où environ 400 000 colons français obtiendraient le même nombre de voix que huit millions de Marocains.

Juin fait également pression sur le roi pour qu'il condamne et interdise le parti de l'Istiqlal et renvoie de nombreux membres de son entourage et de son administration qui soutenaient ce parti. Par-dessus-tout, le Général Juin comptait désavouer le traité de protectorat et établir un nouveau système basé sur une souveraineté conjointe entre la France et le Maroc - une demande qui fut strictement rejetée par le roi Mohammed V et le mouvement national. Le refus du sultan de signer ces propositions du Général Juin entraîne une détérioration sans précédent des relations entre les deux parties.

Les premiers signes de rupture apparaissent entre eux en Février 1951. Menaçant de démettre le sultan Mohammed V de ses fonctions, Juin lui demande alors de signer les proclamations qu’il entend mettre en œuvre ou de renoncer au trône. Ce bas de fer marque le point de rupture définitif entre les deux parties et aboutit à l'exil du sultan le 20 août 1953 - à la veille de la fête islamique du sacrifice - en Corse puis à Madagascar.

Le lobby colonial, qui profitait des ressources du Maroc et exerçait un contrôle sur tous les journaux du pays, lance en 1950 une campagne de propagande visant à ternir la réputation du sultan Mohammed V et du parti Istiqlal. Le sultan marocain est notamment accusé de vouloir restaurer le despotisme de l'époque médiévale.

Le lobby colonial mobilise tous les médias disponibles alors, en particulier "La Vigie Marocaine" pour faire pression sur plusieurs membres du parlement français pour que Paris se débarrasse du sultan Mohammed V et le substitue par une marionnette qui n'aurait aucun scrupule à appliquer l'agenda de la France. Dès que le sultan exprime les aspirations du Maroc à l'indépendance dans son discours historique de Tanger en avril 1947, la France s’acharne à remettre en question sa légitimité et rejeter les revendications du mouvement nationaliste marocain.

L’administration coloniale prétend alors, entre autres, que les revendications des nationalistes marocains ne reflétaient pas la volonté des Marocains qui ne soutenaient pas le roi et « étaient pour la plupart favorables à la domination de la France sur le pays ». Les autorités françaises affirment également que le mouvement nationaliste naissant n’était que le fruit d'une conspiration étrangère concoctée par des agitateurs soutenus par des pays arabes.

Le Comité central de France, qui comprenait toutes les composantes du lobby colonial au Maroc, s'est également attelé à ternir la réputation du parti Al Istiqlal, l'accusant d'avoir une mentalité féodale et d'être en connivence avec les communistes soviétiques. L'objectif de la campagne était de prévenir la création d'un mouvement indépendantiste légitime et d'empêcher l’émergence de tout mouvement de soutien moral et réel aux nationalistes, en particulier après que les États-Unis eurent offert un soutien progressif aux revendications nationalistes exprimées tant par le sultan que par le parti Al Istiqlal. Les dirigeants de ce parti sont ainsi tous arrêtés à la suite des soulèvements de décembre 1952 à Casablanca.

Instrumentalisation du prétendu clivage Amazigh-Arabe

La France, s'appuyant sur sa longue tradition impérialiste du « diviser pour conquérir », va utiliser la question amazighe pour semer la division parmi les Marocains et légitimer son occupation du royaume. Pour atteindre cet objectif, elle promeut un mythe selon lequel le Maroc était historiquement divisé en deux parties : Une partie purement amazighe et une partie arabe.

Pour corroborer cette contre-vérité historique, un certain nombre d'intellectuels et d'auteurs français vont s’employer à diffuser la théorie du Blad Esiba. Cette théorie, aujourd'hui démythifiée, déconstruite par de sérieux travaux sur l’histoire du Maroc, postule notamment que les Amazighs ont toujours échappé à l'autorité du gouvernement central marocain et auraient des caractéristiques sociologiques qui les distinguent totalement des Marocains d'origine arabe.

L’administration coloniale va également s’atteler à attiser l'animosité et l'hostilité de nombreuses tribus amazighes à l'égard du parti Istiqlal, en prétendant notamment que tous les membres de ce parti nationaliste étaient des Arabes et que l'indépendance du Maroc maintiendrait le pays sous le contrôle de ces derniers.

Pour parvenir à cet objectif, Juin s'est appuyé sur la complicité du pacha Thami Glaoui, qui devait la richesse de sa carrière politique à sa loyauté envers l'agenda colonial de la France. Thami El Glaoui n'a pas hésité à faire office d'informateur indigène docile pour ses manipulateurs français, qui l'ont considéré à un moment donné comme un successeur possible du sultan Mohammed V au cas où celui-ci serait déposé du trône.

Dans le cadre de ce complot, Thami exerce une pression sur les gouverneurs et les caïds de nombreuses régions, dont la majorité était amazighe. Environ 287 caïds et gouverneurs sont contraints de signer une pétition en faveur des autorités coloniales dans leur conflit avec le sultan Mohammed V et le mouvement nationaliste. Initiée par le résident général, la pétition exigeait que le sultan Mohammed V démissionne pour avoir prétendument transgressé une loi arbitraire l'obligeant à condamner le Parti de l'Istiqlal.

El Glaoui et ses partisans auront aussi recours à maintes autres manœuvres hostiles pour intimider le sultan légitime et le contraindre à renoncer à son pouvoir. Outre la collecte de signatures pour leur pétition, ils ont mobilisé et amené à Rabat de grandes foules de partisans tribaux afin d’intimider le sultan Mohammed V. Or, ces foules ne savaient pas qu'elles seraient impliquées dans cette conspiration contre le sultan légitime, qu'elles vénéraient et considéraient comme le symbole de l'unité marocaine. On sait de sources historiques sérieuses que les autorités coloniales françaises avaient trompé ces foules en leur disant qu'elles se rendraient à Rabat pour participer à une parade devant le roi.

Par conséquent, comme Rom Landau l’a démontré, l’administration coloniale sera désarçonnée lorsque les tribus dont elle avait mobilisé les représentants s’opposent à leur complot de déposer le sultan organisent des manifestations devant les différents sièges des comités pour demander le renvoi des caïds et des dirigeants qui les avaient trompées. Ces manifestants expriment, entre autres, leur attachement au sultan et à sa légitimité en tant que roi et leader spirituel du pays.

Robert Montagne, ancien lieutenant français, faisait partie du groupe d'auteurs qui avaient fait de la défense des droits des colons français et de la prétendue mission civilisatrice de la France au Maroc leur cheval de bataille.

Montagne était un farouche partisan de l'instauration d'un système de co-souveraineté au Maroc en lieu et place du Protectorat. Il était notamment l'un des principaux promoteurs de la théorie postulant l'existence de différences culturelles, intellectuelles et raciales entre Arabes et Amazighs. En plus de légitimer la colonisation française, cette théorie raciste décrivait les Arabes comme étant culturellement « attardés » et « réfractaires » à la modernité et au développement. L’argument majeur ici était donc que, contrairement aux Arabes « arriérés et hostiles à la modernité européenne », les Amazighs eux seraient « domesticables » car plus susceptibles d'accepter la domination française grâce à leurs présumées origines romaines.

Lyautey n'était pas un allié de la culture ou de la civilisation marocaine

Montagne, qui devint l'ethnographe de Lyautey et fut considéré par beaucoup comme une référence sur les affaires marocaines, faisait partie d'une cohorte de militaires devenus ethnographes qui, pour asseoir la suprématie et l'hégémonie françaises au Maroc, ne vont pas hésiter à se servir d'une théorie raciste et impérialiste que la France avait adoptée pour son occupation de l'Algérie. En présentant les Arabes comme des étrangers et des parasites en Afrique du Nord, cette théorie mettait en avant l'idée que les Arabes « rapaces » et « sauvages » auraient envahi les populations indigènes d'Afrique du Nord au XIe siècle et détruit tout ce que la région possédait comme ressources naturelles et civilisation.

Cette théorie a été largement adoptée par les universitaires français qui ont produit un corpus volumineux d'œuvres dont le but était de servir l'agenda colonial français et de consolider la supériorité des Européens. Montagne, dont l’objectif principal était de servir cet agenda, va faire des déclarations désobligeantes sur les « Arabes du Maroc » dans de nombreux articles publiés dans le journal Le Monde en 1953. Entre autres propos racistes et eurocentristes, ces articles affirmaient que les Arabes seraient intrinsèquement inférieurs - socialement, économiquement et culturellement - aux Européens en raison de leur religion et de leurs traditions.

Montagne affirmait aussi que la religion musulmane avait perdu toute sa valeur et son attrait au Maroc pendant la présence coloniale de la France dans le pays. Les mosquées sont devenues vides, dit-il, parce que la seule préoccupation des Marocains était d'imiter les us et coutumes de la métropole.

Les conceptions et l'attitude de Montagne vis-à-vis des Arabes et des Amazighs n'étaient que le reflet et le prolongement de la pensée de Lyautey qui, paradoxalement, est encore considéré par une large frange de l'élite francophone marocaine comme un ami du Maroc, un fin et respectueux connaisseur des traditions et coutumes séculaires du royaume. Pourtant, étant un adepte des prétendues différences intrinsèques entre Arabes et Amazighs, Lyautey était le principal promoteur de l'idée fallacieuse selon laquelle l'adhésion des Amazighs à l'Islam serait superficielle et qu'ils seraient réticents à se considérer comme des sujets des sultans marocains.

Bien conscient que l'arabe était la langue d'apprentissage et de récitation du Coran pour tous les Marocains et que l'islam était la clé du maintien de l'unité des Marocains sous l'autorité d'un souverain qu'ils respectaient et vénéraient comme le Commandeur des croyants, Lyautey va s’acharner à interdire que l'arabe soit enseigné ou parlé dans les villages amazighs. D’où la décision de mettre en place des écoles amazighes, où l'arabe est interdit et remplacé par le français. Pour Lyautey et sa horde de courtisans et d’intellectuels, cette mesure était le moyen sûr d'empêcher l'unité entre les différentes composantes de la nation marocaine.

Désarabisation du Maroc

Réduire l'influence et l'utilisation de l'arabe dans la vie quotidienne des Marocains était l'objectif primordial d'une administration coloniale dont le but ultime était d'assimiler les Marocains, en particulier les Amazighs, qui étaient considérés comme prédisposés à adopter la langue et la culture françaises. L'objectif était évidemment d'atomiser les Marocains en tant que société et d’anéantir leur identité culturelle, religieuse et historique.

Pour y parvenir, il fallait fermer toutes les anciennes écoles coraniques où les Marocains en âge scolaire apprenaient les premières notions d'arabe, ainsi que les préceptes de l'islam. Tout est donc mis en place pour interdire l'usage de la langue arabe dans les lieux publics et la remplacer par le français. Quant à la population amazighe, les plus chanceux d'entre eux, qui avaient accès à l'enseignement, devaient être éduqués en français. Lyautey tenait tellement à limiter l'usage de l'arabe dans le « Bled Esiba » qu'il va inciter les contrôleurs civils français à apprendre l'amazigh pour éviter de recourir à des interprètes arabes.

Il faut dire que la politique Amazigh de Lyautey et de ses successeurs s'appuyait fortement sur la théorie développée par le capitaine Courtés qui, comme Montagne, n'avait pas de titres universitaires et était un pur produit de l'armée française. Courtés est l'un des principaux idéologues qui ont donné une légitimité pseudo-scientifique aux affirmations très répandues qui sous-tendent le prétendu clivage Bled Esiba/Bled el Makhzen.

Il a été l'un des principaux propagandistes qui ont donné vie à l'affirmation grotesque selon laquelle le Maroc n'a jamais été un pays arabe, et que les Amazighs n'ont jamais pleinement adopté l'islam ou même l'arabe. En remontant l'origine des Amazighs jusqu'aux Aurignaciens, Courtés soutenait que, de la même manière que les Amazighs ont résisté à l'occupation des Phéniciens et des Carthaginois jusqu'aux Empires romain et byzantin, ils ont également résisté à l'islamisation et à l'arabisation qui ont résulté de ce qu'il qualifiait à dessein « d’invasions arabes ».

Selon cette théorie, l'impénétrabilité des montagnes de l'Atlas - où vivaient la plupart des Amazighs - expliquerait le fait que les Amazighs marocains seraient plus immunisés contre l'arabisation et l'islam que leurs homologues Algériens. Selon Courtés, grâce à la géographie, les Amazighs du Maroc auraient réussi à maintenir un « État berbère organisé », les Arabes étant confinés dans les plaines. Pour lui, cette division géographique constituait l’explication par excellence de la dichotomie Bled Esiba/Bled el Makhzen, ce qui donne du poids à l'affirmation d'une islamisation superficielle des Amazighs.

Courtés évoque, pour corroborer ses thèses, l'existence d'une race amazighe pure qui serait, malgré la diffusion de l'arabe et de l'islam et malgré la proximité des plaines habitées par les Arabes, restée en grande partie « inchangée ». Mais il affirmait aussi, de façon assez paradoxale compte tenu de sa théorie de l'existence d'une « race amazighe pure », que les Arabes vivant dans les plaines étaient responsables de l'arabisation de leurs voisins amazighs.

A l’instar de son collègue Montagne, Jacques Chastenet, membre de l'Académie française, appelle à renforcer la présence d'écoles franco-amazighes et à doter la langue amazighe d’un alphabet en latin. Parce que les Amazighs sont imprégnés de par la culture arabo-islamique, disait Chastenet, le but d'une telle initiative de les rendre plus admiratifs, plus fascinés par la culture et la langue françaises.

Le mythe de la destructivité arabe

Pour donner une certaine légitimité à ces thèses fallacieuses, les théoriciens du mouvement colonial s’emploient à modifier une partie des propos d'Ibn Khaldoun dans son livre "Al Muqaddimah" (Introduction), soutenant que l'arrivée des tribus Banu Hilal de l'Orient arabe en Afrique du Nord serait l'une des raisons qui auraient aggravé le retard économique et social de l'Afrique du Nord.

Pourtant, comme l'a démontré plus tard l'économiste et auteur français Yves Lacoste, le but principal de ces théoriciens étant de légitimer la colonisation et la supériorité occidentale, ils n'ont pas hésité à manipuler les propos d'Ibn Khaldoun et à les sortir de leur contexte historique propre. Selon Lacoste, ces théoriciens impérialistes traitaient le contenu d’Al Muqaddimah de manière sélective, ignorant tout ce qui réfutait leur thèse.

L'un des principaux théoriciens ayant utilisé la théorie de la destructivité des Arabes et de leur rôle supposé dans l'obstruction du développement des pays d'Afrique du Nord était Émile-Félix Gautier. Dans ses nombreux écrits sur le sujet, Gautier a accrédité la thèse historique erronée d'une hostilité séculaire entre les Arabes et les Amazighs du Maroc.

Gautier était également l'un des principaux partisans du mythe affirmant que les Amazighs seraient biologiquement plus proches des Européens que des Arabes. En 1929, il affirmait que « les anthropologues s'accordent à dire que les Berbères (Amazighs), par leur structure corporelle et la forme de leur crâne, sont liés aux Italiens du Sud et aux Espagnols du Sud plutôt qu'aux races africaines et orientales ».

L’auteure américaine Diana K. Davis a fait valoir que des faits historiques manipulés par les auteurs impérialistes français sont encore invoqués aujourd'hui pour accuser les nomades arabes d'être des envahisseurs brutaux qui auraient détruit l'environnement agricole fertile qu'avaient laissé les Romains en Afrique du Nord.

Entre autres méfaits inventés par ces historiens et écrivains qui légitimaient l'impérialisme, les Arabes sont également accusés d'être à l'origine de la déforestation et la désertification de la région. Il va sans dire que la manipulation et la lecture erronée de l'histoire et des données géographiques de la région ont ouvert la voie à la justification de l'appropriation forcée et illégale par les colonisateurs français des terres fertiles d'Afrique du Nord, notamment du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie.

En outre, les colonisateurs français se sont présentés comme les héritiers légitimes de la civilisation romaine en Afrique du Nord. Les orientalistes ont souvent considéré les Arabes nomades comme des étrangers en Afrique du Nord, une région qui, selon eux, appartenait auparavant aux Romains. Ils affirmaient notamment que les Arabes nomades n'avaient ni la capacité ni l'ardeur nécessaires pour améliorer et développer l'agriculture au même niveau qu'à l'époque romaine.

Entreprenant de faire revivre la prétendue gloire paysanne de l'Afrique du Nord et de mettre fin à la négligence et à la destruction dont la région aurait été victime lorsqu'elle était sous contrôle arabe, la France va prétendre être le successeur légitime et le représentant de la civilisation romaine dans la région.  Ainsi, le défi de restaurer la fertilité des terres agricoles de la région et de développer la production du secteur figurait parmi les caractéristiques les plus importantes de la mission civilisatrice supposée de la France au Maroc, en Algérie et en Tunisie.

Sur la base de cette théorie, il était tout à fait naturel que les colons français accaparent un million d'hectares des terres les moins fertiles du Maroc, tandis qu'un million de petits agriculteurs marocains se répartissaient les quatre millions d'hectares restants. Les colons français devaient donc leur possession de terres importantes au Dahir promulgué par Lyautey en 1914, qui prétendait que les terres confisquées aux Marocains seraient utilisées pour « l'utilité publique ».

Comme l’écrit Rom Landau dans son ouvrage, les colons possédaient une superficie moyenne de 200 hectares, alors que la superficie moyenne des Marocains ne dépassait pas trois hectares. Ce morcellement des terres cultivées a exposé les agriculteurs marocains à une extrême précarité, à de faibles rendements et à l'endettement, poussant nombre d'entre eux à être absorbés par des propriétaires français qui disposaient de ressources financières quasi illimitées.

Que faire ?

Le Maroc, tel que je l'ai souligné dans une analyse précédente, traverse une période décisive de son histoire. Afin de réaliser les grandes ambitions du pays et de recouvrer son positionnement sur la scène régionale et continentale, les Marocains doivent s'approprier leur histoire et réaliser que la géographie stratégique, la richesse culturelle de leur pays, ainsi que leur propre génie en tant que nation peuvent transformer le Maroc en la puissance régionale qu'il était autrefois.

Mais cela ne peut se faire que si les Marocains démystifient leur propre histoire de toutes les théories infondées et de tous les sophismes qui ont été répandus pendant plus d'un siècle sur leur pays. Les 44 ans d'occupation française ont été à la fois un accident désastreux dans l'histoire du Maroc et une tache sombre qui devrait être nettoyée en déconstruisant l'idéologie qui a sous-tendu la politique coloniale de la France au Maroc et son héritage qui perdure dans certains cercles intellectuels. Les Marocains doivent faire preuve de détermination pour se libérer de ce que l'historien français Daniel Rivet a décrit dans son livre "Histoire du Maroc" comme "une amnésie collective compréhensible" à laquelle ils se sont livrés après le retour du roi Mohammed V de son exil forcé en novembre 1955.

Ils ont le droit de savoir ce qui s'est passé pendant l'occupation du Maroc par la France. Ils ont le droit d'avoir une compréhension claire de la politique de la France, en particulier de ses plans visant à désintégrer le pays et à nier son histoire glorieuse afin d'en faire un vassal éternel.

Le gouvernement, les écoles publiques et privées, les universités, les professeurs, les intellectuels et les médias doivent faire la lumière sur les aspects multiples de la cruauté symbolique et viscérale du colonialisme français au Maroc.  L'objectif d'un tel engagement lucide vis-à-vis de l'histoire du pays est de fournir à nos jeunes et aux générations futures une image claire des intentions et des desseins malveillants de la France de maintenir le Maroc sous son joug en semant des divisions internes et en oblitérant l'identité culturelle, linguistique, historique et religieuse du pays.

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