Samir Bennis

Conseiller politique à Washington D.C., rédacteur en chef de Morocco World News.

Il est temps de revisiter l’histoire des relations entre le Maroc et la France

Le 15 février 2023 à 17h27

Modifié 16 février 2023 à 15h35

Le 2 février dernier, la principale chaîne de télévision française, BFMTV, annonçait l’ouverture d’une enquête interne et confirmait ainsi les informations selon lesquelles elle avait suspendu le journaliste franco-marocain Rachid M'Barki pour « soupçons d'ingérence » étrangère dans la diffusion de contenus. La déclaration de BFMTV a notamment révélé que l’enquête interne était en cours depuis plus de deux semaines pour déterminer comment faire face à ce que le personnel et la direction de la chaîne ont qualifié d'inédit et d'impardonnable.

Sur la « dizaine de contenus suspects » que l'enquête de la chaîne avait prétendu avoir identifiés, Politico a rapporté dans la foulée de la déclaration plutôt cryptique de BFMTV, qu' « au moins un contenu » concernait le Maroc.

M'Barki est, ainsi, accusé d'outrepasser et d'ignorer « les circuits de validation [éditoriale] habituels » lors d'un reportage sur le Forum de Dakhla en juin 2022. Le journaliste avait notamment évoqué « la reconnaissance par l'Espagne du Sahara marocain », une description intolérable dans le paysage médiatique français, compte tenu de la position douteuse de Paris sur le différend du Sahara.

Alors que la suspension de M'Barki intervient dans un contexte de tension diplomatique croissant entre Rabat et Paris sur fond de divergences persistantes, l'affaire a naturellement conduit de nombreux Marocains à se demander si cette saga de BFMTV sur « l'éventuelle ingérence d'un État étranger » n'est pas un autre prolongement du coup de froid diplomatique entre la France et le Maroc.

Car, compte tenu des contenus très polémiques et politisés mis en avant par la plupart des chaînes et organes d'information français ces dernières années lorsqu'ils couvrent des sujets d'une importance primordiale pour les intérêts stratégiques de la France (notamment en Afrique francophone), seule l'utilisation par le journaliste de l'expression « Sahara marocain » apparaissait comme un manquement particulièrement « grave et condamnable » à la pratique éditoriale de BFMTV.

Mais les chaînes et les médias français peuvent-ils sincèrement prétendre être des parangons des vertus journalistiques d'impartialité et d'intégrité intellectuelle alors même qu’ils promeuvent régulièrement les intérêts géopolitiques de la France ?

Certes, il n'y a rien de mal à ce que des médias comme Agence France-Presse, RFI ou France24 défendent les intérêts de leur pays ou promeuvent un récit conforme à son agenda politique. Après tout, ces agences de presse s'efforcent de remplir pleinement leur devoir.

Et une partie de ce devoir au cours des derniers mois a semblé être la nécessité de mettre en œuvre la recommandation du président français Emmanuel Macron, qui, dans un discours aux ambassadeurs français en septembre dernier, a appelé à faire « un meilleur usage » du réseau de média public (France Médias Monde). Plutôt que de rendre compte sans passion et avec objectivité de l'actualité géopolitique, Macron a exhorté les médias français à s’efforcer de contrôler le récit d'une manière qui profite aux intérêts français.

Le Maroc à la croisée des chemins

Entre temps, ce qui est erroné et préjudiciable aux intérêts stratégiques et à la stabilité du Maroc, c'est qu’une partie considérable de l'élite marocaine continue d'être passionnément attachée à la France et la considère comme un pays loyal qui a soutenu le Maroc chaque fois qu’il en était question. Pataugeant dans l'aliénation culturelle et linguistique, cette élite socialement détachée, a tendance à croire que la France est la source ultime du raffinement culturel et des prouesses scientifiques ou intellectuelles.

Les membres de cette élite déracinée ont tendance à oublier que quoi qu'ils fassent pour adopter la culture française, l'élite française continuera à les regarder comme l’autre, les méprisant toujours comme ces Marocains - ou musulmans - inférieurs qui étaient autrefois des sujets de la grande France et sont en fait censés rester sous le joug de la domination culturelle et politique de la métropole.

La décision de la France en septembre 2021 d'imposer des restrictions sans précédent à l'octroi de visas aux Marocains était une preuve évidente de cette arrogance culturelle. Que cette décision n'ait pas exclu même les anciens ministres, hommes d'affaires, médecins, étudiants inscrits dans des instituts d'enseignement supérieur en France, ou même ceux qui étaient censés se faire soigner dans des hôpitaux français, était très révélateur du mépris français envers les Marocains.

A ce stade, les Marocains devraient prendre un moment de réflexion et d’introspection, tirer les leçons des évolutions récentes des relations franco-marocaines et pousser la France à reconsidérer son comportement à l'égard du Maroc. Cependant, cela ne saurait être fait que si les Marocains mettent la France et son élite politique et médiatique devant le miroir du sombre passé de leur pays, tout en faisant preuve de détermination à déconstruire tous les mensonges et mythes que l'élite culturelle et de la classe dirigeante françaises ont colportés sur le Maroc depuis plus d'un siècle.

Plus important encore, les Marocains de tous bords devraient travailler ensemble pour jeter un nouvel éclairage sur l'histoire inédite de l'horrible bilan de la présence coloniale de la France au Maroc. Ce n'est qu'alors que les Marocains pourront poser les premiers jalons d'une relation basée sur le respect mutuel et la réciprocité.

Les nations traversent des périodes charnières qui peuvent avoir un impact durable sur leur avenir. L'histoire moderne du Maroc a été marquée par deux moments déterminants qui ont eu un impact catastrophique sur l'avenir du pays : la défaite des troupes marocaines contre l'armée française à la bataille d'Isly en août 1844 et la guerre de Tétouan avec l'Espagne (octobre 1859-mars 1860).

Ce sont ces deux événements qui ont conduit à la dislocation de l'État marocain, à l'effondrement de sa fragile économie et à la propagation des conflits et des troubles politiques dans le royaume. Les pays européens ont profité de ces conditions pour affaiblir davantage le Maroc depuis l'intérieur pour le soumettre à l'occupation et à la colonisation.

Soixante-six ans après son indépendance de la France, le Maroc traverse aujourd'hui une période charnière qui, si elle est gérée avec lucidité et clairvoyance, pourrait lui permettre de jouer un rôle de premier plan au niveau régional. Au cours de la dernière décennie, le Maroc a fait des pas de géants dans la préservation de son intégrité territoriale. Tout aussi important, le pays a notamment réussi à diversifier ses partenariats stratégiques, son action diplomatique ne se limitant plus à certains partenaires dits traditionnels.

Avec son retour au sein de l'Union africaine en 2017, le Maroc n'a rien ménagé pour restaurer son leadership régional - que ce soit au niveau politique, économique, spirituel ou sportif. De plus en plus, le Maroc semble déterminé à revendiquer le rôle qu'il a joué tout au long de l'histoire en tant que trait d'union entre l'Afrique, l'Europe, l'Asie et les Amériques.

Plus important encore, parce que le Maroc détient 70 % des réserves mondiales de phosphate, il jouera, à court, moyen et long terme, un rôle central dans la réalisation de la sécurité alimentaire mondiale. La demande croissante d'engrais profitera au Maroc non seulement sur le plan financier, mais également au niveau géostratégique, lui permettant de renforcer son influence sur les scènes régionales et internationales.

Cependant, pour que le Maroc réalise le saut qualitatif qui lui permettra d'avoir son mot à dire dans les forums régionaux et mondiaux, il devrait entreprendre de toute urgence une réforme radicale de ses systèmes de santé, d'éducation et de justice. Il devrait aussi combattre la culture de la corruption et la mentalité rentière qui ont longtemps gangrené la société marocaine. Tout aussi essentielle dans cette phase est la nécessité d'investir fortement dans la facilitation des démarches administratives pour attirer les investissements étrangers, ainsi que les capitaux – financiers et humains – des Marocains résidant à l'étranger.

Cela dit, l'un des défis majeurs que le Maroc devrait relever est celui de changer la mentalité du peuple marocain. Cela ne pourrait se faire qu’à travers l'adoption d'un système éducatif dont l'objectif principal est de former de nouvelles générations de Marocains qui ont confiance en eux ; sont fiers de leur histoire, de leur culture et de leur identité ; et sont ouverts aux autres, au monde. Aucune nation ne peut construire son présent et préparer son avenir de manière saine si elle ne s'approprie et écrit son histoire, façonne elle-même son récit national et s'assure d'en tirer de précieuses leçons.

Un complexe d'infériorité envers tout ce qui vient de l'Occident, en particulier de la France, a été une caractéristique déterminante de la mentalité marocaine au cours des six dernières décennies. La plupart des Marocains, sans le savoir, sont imprégnés de ce complexe d'infériorité, et sont affligés d'un manque généralisé de confiance en eux-mêmes et dans leur capacité à rivaliser ou à devancer les Français.

Bien qu'ils appartiennent à l'un des plus anciens États-nations du monde, qu'ils aient hérité d'une culture riche, sophistiquée et diversifiée qui suscite l'admiration, voire la jalousie, de nombreuses autres nations, la plupart des Marocains ont intériorisé ce complexe d'infériorité et ont semblé, pendant des décennies, ne jamais vouloir le remettre en cause. L'une des manifestations les plus importantes de ce sentiment d'infériorité est le souci d’une importante majorité de Marocains de parler en français, étant absurdement convaincus que parler cette langue les rend sophistiqués et raffinés.

Confronter le mythe de la fraternité franco-marocaine

Les Marocains devraient tirer profit de la tension diplomatique en cours entre Paris et Rabat pour repenser leur perception de la France et de l'héritage de son protectorat au Maroc. Par exemple, ils devraient remettre en question la validité du récit historique dominant entourant la colonisation française du Maroc. Cela signifierait confronter, déconstruire bon nombre de sophismes et mythes historiques qui ont longtemps servi à dissimiler la sauvagerie et la cruauté de la France pendant les années du protectorat.

En effet, le récit dominant de l’histoire de la rencontre – puis des relations – entre les deux pays est le fruit du travail de propagande mené par les missionnaires coloniaux français pour influencer les esprits et les comportements des Marocains.

Comme des auteurs comme Albert Memmi, Aimé Césaire et Frantz Fanon l'ont brillamment démontré, la ruse fondamentale du colonisateur a été d'avoir convaincu le colonisé qu'il avait besoin de lui, que son bien-être présent et futur dépendait du fait de se comporter et de penser comme lui. Ainsi, se résignant à vivre éternellement dans l'ombre de leurs anciens maîtres, les anciens colonisés semblent satisfaits – et s'efforcent parfois – d'imiter les habitudes évoluées de la métropole.

Dans son livre "Moroccan Drama" publié en 1956, Rom Landau, un arabisant britannique de renom, diplomate et auteur, explique ainsi comment l'admiration des Marocains pour la culture française et le complexe d'infériorité que leur ont inculqués les Français ont poussé beaucoup à s'efforcer d'imiter la culture, les habitudes et mœurs européennes :

L'imitation de l'Occident a naturellement affaibli certains éléments de la courtoisie mauresque (…) La manie moderne de crier au lieu de converser ; de parler plutôt qu'écouter ; de se précipiter dans une discussion animée et s'emporter à la moindre provocation ; de penser plus à ce qui nous plaît qu'à ce qui pourrait plaire aux autres ; de considérer une approche courtoise et un ton de voix feutré soit efféminé soit non "démocratique" ; ce sont là des tendances qui font ressembler nos échanges sociaux à des rencontres dans la jungle. Mais parce que nous sommes plus riches, mieux instruits et dotés du « savoir-faire », le maure simple d'esprit pense que, pour conquérir nos acquis, il doit aussi adopter nos manières. Casablanca regorge de gens ainsi induits en erreur, et les Français les appellent des évolués.

Dans le cas du Maroc, cette auto-aliénation se traduit par l’intime conviction chez beaucoup de Marocains francophones qu'il est dans leur intérêt et dans celui du Maroc d'être étroitement associés à la France, d'adopter sa langue et de rester dans son orbite géopolitique. Sur le front diplomatique, la « fraternité franco-marocaine » est le nom donné à cette croyance anhistorique et trompeuse selon laquelle la France a été un ami proche et loyal du Maroc au cours des six dernières décennies.

Devant l'omniprésence de ce récit trompeur parmi les Marocains instruits, il est crucial que les historiens, journalistes et autres intellectuels marocains qui sont aux fait des non-dits et de la véritable histoire de la présence coloniale de la France au Maroc rappellent à leurs compatriotes une bonne fois pour toutes que, que depuis 1844, il n’y a jamais eu de relation d'égal à égal entre la France et le Maroc. Que le Maroc a systématiquement été victime d'une relation asymétrique dont seule la France fixait les règles du jeu. Et que, plutôt qu'un ami fiable, la France a toujours agi comme un tyran cherchant impitoyablement à imposer son agenda et à assouvir ses ambitions impériales au Maroc.

Assujettir le Maroc est ce qu’a toujours voulu la France

De plus, la France a été pour la plupart du temps, un ennemi qui a cherché à subjuguer le Maroc, à détruire son identité culturelle et à le maintenir sous son emprise économique, politique et culturelle. Contrairement au récit dominant, largement répandu par des Français depuis plus d'un siècle, l'intervention coloniale de la France n'a pas contribué à maintenir l'unité du Maroc ni à pérenniser le système monarchique marocain.

L'effondrement de l'État marocain au tournant du XXe siècle était plutôt le résultat des machinations française de longue haleine visant à semer les graines de la division dans le royaume et à affaiblir l'autorité et la légitimité de ses sultans.

A une époque où la France était encore aux prises avec les chocs psychologiques et géopolitiques provoqués par sa défaite contre l'Allemagne lors de la guerre de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine, les hommes politiques français considéraient la conquête du Maroc comme un premier pas vers la restauration de la grandeur de la France. Pour eux, posséder et assujettir le Maroc était un moyen sûr de raviver son économie aux abois.

Ce sentiment transparait dans les lettres que Théophile Delcassé envoyait à sa femme alors qu'il était journaliste, député, ministre des Colonies, puis ministre des Affaires étrangères de la France. Mettre le Maroc sous le joug impérialiste de la France et obtenir l'adhésion des autres pays européens à ses ambitions expansionnistes dans le royaume a été la principale préoccupation de Delcassé tout au long de son passage au ministère des Affaires étrangères.

Alors que la Grande-Bretagne, estimant que la survie du Maroc en tant qu'État indépendant servait ses intérêts stratégiques, travaillait pendant la seconde moitié du XIXe siècle à préserver le statu quo dans le pays, Delcassé était résolument déterminé à « liquider » la question du Maroc en cherchant à forger des arrangements diplomatiques avec l'Italie et l'Espagne.

Mais ce n'est qu'en 1903 que Delcassé cherchera à conclure une entente cordiale avec la Grande-Bretagne sur le Maroc et l'Égypte. Entre temps, la France va travailler sans relâche à la préparation du terrain pour son occupation ultérieure du pays en fomentant des conflits et des troubles et en incitant de nombreuses tribus à se rebeller contre l'autorité des sultans.

Bien avant la nomination de Delcassé au poste de ministre des affaires étrangères, l'une des tactiques utilisées par la France pour saper la souveraineté des sultans était l'abus du système de protection dont les consuls et marchands européens jouissaient au Maroc depuis 1863.

Pour créer les conditions propices aux conflits politiques et à l'instabilité, la France va chercher à étendre ce système aux Marocains employés par les Européens. Il existe un consensus parmi les historiens sur le fait que la protection obtenue par beaucoup de collaborateurs marocains - qui les plaça au-dessus des réglementations juridiques et fiscales du pays, - a été l'une des principales causes du déclin du contrôle de l'État central sur les différentes régions du pays et l'épuisement du budget national.

Ayant réalisé le danger que le système de protection représentait pour la stabilité et la souveraineté du pays, le Sultan Hassan I va solliciter l'aide de la Grande-Bretagne et de l'Espagne pour persuader d'autres pays européens d'entamer des négociations afin d'éliminer ce système ou du moins en limiter les abus. Ces négociations aboutissent à l'organisation de la Conférence de Madrid de 1880.

Cependant, en raison de l'intransigeance française et du soutien italien, les efforts du sultan vont s’avérer vains. Le système de protection prendra désormais une dimension plus grave. Non contente d'élargir le cercle des bénéficiaires de sa protection, la France cherche à apporter son soutien aux chefs de certaines tribus en rébellion contre le sultan.

Ainsi, la France accorde sa protection à Sharif Wazan en 1884, utilisant ainsi le fait que ce dernier soit de la lignée du prophète Mohammed pour créer un contrepoids à la légitimité religieuse et politique dont jouissait le sultan Hassan 1er en sa qualité de Commandeur des fidèles. Cette décision a effectivement révélé les réelles intentions de la France : assujettir le Maroc.

Outre l’empressement de la France d'empiéter progressivement sur les territoires marocains par l'utilisation d'une des dispositions du traité Lalla Maghniya - qui lui donnait le droit de poursuivre les tribus attaquant la France à l'intérieur du sol marocain - elle s’efforce de saisir toute possibilité susceptible de mettre le Maroc à genoux et de lui ouvrir la voie à la reddition et à l'occupation du royaume. Par exemple, la France va obliger le Maroc à se plier aux exigences espagnoles à la suite de la crise diplomatique et militaire survenue entre Rabat et Madrid en septembre et octobre 1893.

A la suite de l'établissement par les dirigeants militaires espagnols à Melilla d'un fort militaire dans un site abritant les tombes de deux marabouts, des escarmouches militaires éclatent entre les deux pays. Cette démarche va susciter l'indignation des habitants des régions voisines, entraînant des affrontements militaires qui causent la mort du général Juan Garcia Margallo, alors gouverneur espagnol de Melilla.

Les deux pays étaient au bord d'une nouvelle guerre, d'autant plus qu'une faction au sein du gouvernement espagnol soutenait une confrontation militaire totale. Ayant subi des pressions pour éviter la guerre, l'Espagne est finalement contrainte d'entamer des négociations diplomatiques pour parvenir à une solution pacifique. Après des semaines de négociations, le sultan Hassan Ier - qui avait le soutien de la Grande-Bretagne - va refuser de se plier aux exigences espagnoles.

Cependant, le sultan marocain va bientôt faire volte-face et exprimer sa volonté de répondre à ces exigences. Derrière le changement d'avis du sultan se trouvait un télégramme du gouvernement français exigeant qu'il se conforme immédiatement aux exigences espagnoles.

Entre autres menaces, le télégramme avertit le sultan des lourdes conséquences que lui et son royaume encourraient s'il persistait à rejeter les demandes de l'Espagne. Le télégramme soulignait notamment que la France se tiendrait aux côtés de l'Espagne en cas de conflit entre les deux pays, ce qui aurait un impact désastreux sur l'intégrité territoriale du Maroc.

Sous la pression de la France, donc, le Maroc est contraint de payer une compensation qui va davantage épuiser ses caisses, le poussant à emprunter plus d'argent à l'étranger et à imposer des impôts supplémentaires à une population déjà surchargée et en ébullition. Cette politique provoque un mécontentement généralisé parmi beaucoup de Marocains qui voyaient d’un mauvais l'exemption accordée aux nombreux Marocains qui bénéficiaient de la protection des consuls et des marchands européens. Cela va donc exacerber l'impact des troubles politiques auxquels le royaume était déjà confronté.

Déconstruire la propagande française sur le Maroc moderne

Il est donc grand temps que le Maroc change sa rhétorique vis-à-vis de la France et commence à évoquer certaines des périodes les plus sombres de la relation complexe entre les deux pays. À cet égard, les Marocains ne devraient plus hésiter à dire haut et fort que la France a joué un rôle majeur dans l'affaiblissement du Maroc et a ouvert la voie à sa conquête et à son assujettissement par les puissances européennes.

Ils ne devraient plus hésiter à affirmer haut et fort que la France se doit de présenter des excuses pour avoir spolié le Maroc de larges pans de son territoire et de les avoir annexés à l'Algérie, alors considérée comme une partie à part entière du territoire français. En effet, après avoir conquis et occupé l'Algérie en 1830, la France s'est attelée à diviser le Maroc en créant des troubles inter-tribus et des divergences entre la monarchie marocaine et diverses régions du pays.

La France a empiété sur une grande partie du territoire du royaume, permettant à l'Espagne d'occuper le Sahara. N'eût été l'accord secret que la France avait signé avec la Grande-Bretagne et l'Espagne respectivement en avril et octobre 1904, en vertu duquel Paris accordait à l'Espagne la pleine souveraineté sur le Sahara à une époque où le Maroc était encore un pays indépendant, le Maroc n'aurait pas été contraint, depuis son indépendance, de concentrer tous ses efforts de politique étrangère sur l'achèvement de son intégrité territoriale.

La France est aussi le pays dont l'élite a déformé des aspects majeurs de l'histoire politique et sociale du Maroc. Les explorateurs, officiers militaires, marchands et écrivains français qui ont publié des livres de propagande sur le Maroc à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle sont à l’origine de la naissance et de la propagation du mythe de la division du royaume entre "Blad al Makhzen" et "Blad Siba."

Pour ouvrir la voie à l'occupation du Maroc par leur pays, ces derniers ont écrit des centaines de livres dont l’objectif était de prouver que les zones habitées par les Amazighs échappaient à l'autorité du sultan marocain.

Entre 1947 et 1955, lorsque le roi Mohammed V et le mouvement nationaliste marocain ont commencé à clairement revendiquer l'indépendance, la France se met à l’œuvre pour contester leur légitimité. Pour ce faire, les autorités coloniales vont tenter d'utiliser la théorie de "Bilad al-Siba" en s'appuyant sur l'aide de Thami El Glaoui pour garder le Maroc sous souveraineté française.

Par ailleurs, la France va chercher, tout au long de cette période, à discréditer le roi Mohammed V, à contester sa légitimité religieuse et politique et, avec la complicité d'El Glaoui et d'Abdul Hay Al-Kattani, à préparer le couronnement de Muhammad bin Arafa.

Si le Maroc et la France ont entretenu de bonnes relations pendant une grande partie des six dernières décennies, c'est tout simplement parce que les Marocains ont décidé de mettre de côté leur ressentiment, estimant qu'il était possible pour les deux pays de marcher côte à côte et de construire sur le long terme une relation d'égal à égal, basée sur le respect mutuel et la réciprocité.

Or l'un des nombreux mythes des auteurs français que les Marocains doivent affronter et déconstruire est l'idée qu'avant d'être subjugué par la France et l'Espagne en 1912, le Maroc était divisé en "Blad al-Makhzen" et "Bilad al-Siba".

Cette théorie infondée a été démontée en pièces par l'historien marocain Germain Ayache et réfutée par de nombreux autres chercheurs. L'autre mythe à affronter et à démanteler est celui selon lequel la France a construit le Maroc moderne, a permis aux Marocains de tous bords d'accéder à l'éducation et a joué un rôle central dans la formation de l'élite marocaine avant l'indépendance du pays.

En effet, il y a un grand gouffre entre cette image édulcorée de la France et son véritable bilan historique au Maroc. En matière d'éducation, la France ne s'est pas souciée d'instruire les Marocains, mais s'est plutôt attelée à les maintenir dans l'ignorance et l'analphabétisme.

Jusqu'en 1950, 38 ans après le début du protectorat, plus de 94 % des Marocains en âge scolaire se voyaient refuser le droit à l'éducation, tandis que 94 % des enfants européens résidant au Maroc pouvaient jouir de ce droit. En 1954, le pourcentage de Marocains bénéficiant du droit à l'éducation n'était que de 10 %.

Non seulement les autorités coloniales françaises ont refusé aux Marocains l'accès à l'école publique, mais elles ont également fermé de nombreuses écoles privées fondées par des Marocains et forcé d'autres écoles à restreindre leurs activités et à enseigner la culture française au lieu de la culture marocaine.

La meilleure preuve de l'injustice et de la discrimination auxquelles les Marocains ont été soumis dans leur propre pays est peut-être le budget de l'éducation de 1951, qui s'élevait à 1,92 milliard de francs pour les Marocains contre 2,29 milliards de francs pour les occupants français. Autrement dit, le budget alloué à chaque élève marocain (731 francs) était 23 fois inférieur à celui alloué aux enfants français (17. 270 francs par élève).

La raison pour laquelle de nombreux Français ont travaillé dans le système éducatif marocain après l'indépendance du Maroc est l'absence d'écoles dans le pays pendant quatre décennies, car la France n'a pas construit une seule école pour former des enseignants pendant cette période. Pire encore, la France a attendu jusqu’à 1950 pour construire la première école de formation des employés et des fonctionnaires de l'Etat.

Cette politique constituait une grave violation des dispositions du protectorat de 1912, en vertu desquelles la France s'engageait à former l'élite administrative marocaine pour mettre le pays sur la bonne voie vers la modernisation. Mais au lieu d'honorer cet engagement, la France, surtout à partir de 1925, va commencer à imposer un système d'administration directe similaire à celui qui prévalait en Algérie française, un système où les Marocains occupaient des postes subalternes - et leurs salaires étaient 20 fois inférieurs à ceux des Français.

Les Marocains ont également été victimes d'injustice et d'oppression dans le système de santé. Le taux de mortalité en général et le pourcentage de décès infantiles à la naissance étaient trois fois plus élevés chez les Marocains que chez les occupants français. Cela était dû au fait qu'un tiers des lits disponibles à cette époque dans les hôpitaux étaient réservés aux colonisateurs français, tandis que le reste était attribué aux Marocains. En d'autres termes, il y avait un lit pour 1.720 Marocains, contre un lit pour 205 Français. Selon des statistiques fournies par les Nations Unies, le nombre de médecins travaillant dans le secteur public à travers le Maroc ne dépassait pas 185 en 1948, ce qui signifie qu'il y avait un médecin pour 43.240 Marocains. En revanche, il y avait 436 médecins travaillant dans le secteur privé dans les villes, qui s'occupaient principalement des Européens.

A tout ceci s’ajoute une injustice systémique au niveau judiciaire. Les agents de la force publique coloniale pouvaient arrêter n'importe quel Marocain sans présenter aucun mandat d'arrêt des autorités judiciaires. Il suffisait qu'un ordre émanent d'un fonctionnaire de la résidence française ou qu'une taupe dénonce un Marocain pour que celui-ci soit arrêté et incarcéré.

Cependant, les autorités françaises n'avaient le droit d'arrêter aucun citoyen français qu'après qu'une décision de justice ou un mandat ait été émis contre lui. De même, les autorités coloniales refusaient aux Marocains le droit de créer des associations, des clubs, des partis politiques, des syndicats et même des associations sportives sans obtenir d'autorisation préalable. En un mot, les Marocains ne pouvaient tenir aucune réunion publique sans l'accord préalable de la résidence française.

En revanche, les Français eux étaient autorisés à organiser des réunions publiques, à condition que seule la langue française soit utilisée pendant les rencontres. Ils pouvaient également former des associations, des clubs et des syndicats. De plus, pendant toute la période du protectorat français, le Maroc était en état de siège, de sorte que les Marocains n'avaient pas le droit de se déplacer d'une ville ou d'une région à l'autre sans obtenir un visa des autorités françaises.

Pour toutes ces raisons, le moment est venu pour les Marocains de s'approprier et de revisiter leur histoire. Ils ne doivent plus laisser aux étrangers le champ libre pour écrire l'histoire du Maroc en fonction de leurs orientations et de leurs intérêts politiques, religieux et idéologiques. Plus important encore, les Marocains doivent cesser de prendre pour argent comptant les théories et concepts contenus dans les livres sur le Maroc publiés par les Français à la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle.

Comme je le disais dans un article précédent, pour des raisons liées à l'histoire, à l'économie ainsi qu'aux liens humains entre des millions de Marocains et de Français, les deux pays ne peuvent évidemment pas continuer à se tourner le dos. Aussi longue que soit cette période de turbulences dans les relations entre Paris et Rabat, Français et Marocains n’auront d’autre choix que de se réconcilier et trouver un modus operandi pour sauvegarder leurs intérêts communs.

Cependant, la volonté de renouer les liens avec la France ne doit en aucun cas détourner notre attention d'une tâche plus primordiale : se dire la vérité et confronter l'histoire des relations entre les deux pays avec courage, sérénité, impartialité et détermination à mettre les points sur les i en ce qui concerne les méfaits et les séquelles du protectorat français au Maroc.

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