Rabah Arezki

Ancien économiste en chef pour la région Mena à la Banque Mondiale

Élection au Sénégal et avenir de l'Afrique

Le 9 avril 2024 à 10h45

Modifié 9 avril 2024 à 15h46

Bien que le PIB du Sénégal soit éclipsé par celui du géant ouest-africain, le Nigeria, ce petit pays à l’économie ouverte joue un rôle important sur le continent, en raison de son statut de "démocratie en voie de maturation".

WASHINGTON, DC – Les Sénégalais peuvent être fiers de n’avoir jamais subi de coup d’État depuis l’indépendance acquise vis-à-vis de la France en 1960. Ce bilan contraste vivement avec le reste de la région où, au cours des dernières années seulement, des gouvernements ont été renversés en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Gabon.

Certaines transitions de pouvoir délicates et autres difficultés connexes ont bien entendu eu lieu, notamment sous le président sortant Macky Sall, qui est longtemps resté silencieux sur la question de savoir s’il se représenterait, en violation de la limite constitutionnelle de mandat. Sous la pression croissante des manifestants dans la rue, il a finalement annoncé qu’il ne briguerait pas un autre mandat, mais a ensuite reporté l’élection à une date bien ultérieure à l’expiration de son mandat.

Suite à la mort de plusieurs manifestants et à d’autres incidents, le Sénégal a finalement organisé une élection le 24 mars, en grande partie grâce à une décision de la Cour constitutionnelle annulant la tentative de Sall de prolonger son mandat. Le président élu est désormais Bassirou Diomaye Faye, un ancien inspecteur des impôts, qui était encore en prison quelques jours avant l’élection, aux côtés de son mentor, Ousmane Sonko. Sonko lui-même s’est vu interdire de se présenter, et son parti le PASTEF ("Patriotes du Sénégal"), a été dissous l’été dernier.

Faye a fait campagne (en tant qu’indépendant) sur un programme de lutte contre la corruption et de promotion de la souveraineté économique, un agenda qui séduit une population majoritairement jeune dont le patriotisme rappelle l’ère postindépendance. Dans l’environnement géopolitique rapidement changeant d’aujourd’hui, de nombreuses sociétés africaines entendent saisir l’opportunité de défendre leurs intérêts de manière plus affirmée. Et comme de nombreux autres Africains, les jeunes Sénégalais éprouvent de la frustration vis-à-vis de dirigeants qui se sont révélés incapables ou peu disposés à se concentrer sur les priorités nationales, par ailleurs de plus en plus mêlés à des intérêts commerciaux.

À travers le continent, la libéralisation économique, souvent promue par des organisations internationales pour favoriser l’investissement, a fini par produire des conséquences négatives, la faiblesse des règles de lutte contre la corruption ayant permis une collusion généralisée entre dirigeants politiques et entreprises étrangères. En 2022, selon les données de l’Afrobaromètre, 73% des Sénégalais estimaient que la corruption avait augmenté au cours des 12 mois précédents.

Pour comprendre ce point de vue des Africains, rappelons par exemple la découverte par BP de vastes réserves de pétrole et de gaz au large des côtes du Sénégal en 2017. Initialement, beaucoup espéraient que cette manne financière entraînerait une transformation économique nationale. Or, le projet n’a cessé d’être entaché par des retards, des scandales de corruption, et autres inquiétudes concernant la dégradation de l’environnement. De même, les politiques de libéralisation relatives à la pêche au Sénégal ont échoué à produire une inclusion économique. Au contraire, de grandes entreprises ont continué de pratiquer la surpêche, au détriment des Sénégalais ordinaires.

En effet, malgré les données récentes qui indiquent de solides perspectives économiques, une baisse significative de l’extrême pauvreté, ainsi qu’une augmentation régulière de l’accès à l’électricité, les jeunes Sénégalais représentent désormais une part croissante des migrants sans papiers qui risquent leur vie pour rejoindre l’Europe (souvent via les îles Canaries).

Ce décalage entre l’amélioration des perspectives économiques et le sentiment de déception s’observe ailleurs en Afrique. Une population jeune, de plus en plus instruite et connectée grâce aux réseaux sociaux nourrit des aspirations plus élevées que les générations précédentes, et exige davantage de ses dirigeants politiques. Cela dit, il est possible que les chiffres globaux masquent des problèmes tels que la qualité médiocre des services, y compris des services publics de base tels que l’eau et l’assainissement. La perception d’une corruption généralisée fait apparaître ces problèmes comme plus graves encore, ce qui alimente la colère et le mécontentement de la population.

Autre point important, Faye a promis de s’attaquer à l’incertitude qui entoure l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). À travers une alliance nouvellement forgée, le Burkina Faso, le Niger et le Mali ont récemment annoncé qu’ils quittaient la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, en réponse aux sanctions que celle-ci leur avait imposées à la suite de leurs coups d’État respectifs. Bien que les sanctions aient depuis été levées, les chefs de coup d’État semblent déterminés à suivre leur propre voie. Entre autres intentions, ils entendent créer une force de défense conjointe, et se détacher du franc CFA (partagé par huit pays d’Afrique de l’Ouest).

Bien que les attaques contre le franc CFA séduisent les populations intéressées depuis peu par l’idée d’affirmer leur souveraineté, un abandon total de l’union monétaire ferait certainement plus de mal que de bien à court terme. Si Faye parvenait à préserver l’unité du bloc ouest-africain, ce serait un accomplissement majeur. L’UEMOA pourrait devenir le moteur d’un processus plus large d’intégration régionale dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine.

Le commerce au sein de la ZLECA a débuté en 2021 – en pleine pandémie de Covid-19. Malgré la suppression des droits de douanes par les États membres, un certain nombre de barrières non tarifaires généralisées persistent, ce qui souligne la nécessité de nouvelles réformes pour promouvoir une concurrence plus équitable au sein et entre les pays africains. Permettre à la ZLECA d’accomplir son plein potentiel stimulerait non seulement l’investissement et le commerce transfrontaliers, mais favoriserait également une intégration continentale plus profonde dans des secteurs prioritaires tels que l’agriculture, les télécommunications, l’électricité et la finance. Dans ce contexte, la population croissante du continent pourrait fournir une impulsion propice à davantage de production locale et de création d’emplois.

La victoire écrasante de Faye lui confère un mandat fort pour poursuivre les mesures de lutte contre la corruption et promouvoir l’inclusion économique. Pour concrétiser ses promesses de campagne, il va néanmoins lui falloir dans un premier temps renforcer les contre-pouvoirs politiques du pays – y compris l’indépendance du système judiciaire – et assurer la transparence à tous les niveaux de gouvernement. Ne pas renforcer les institutions démocratiques du Sénégal, ce serait s’exposer à encore davantage de montagnes russes politiques du type de celles que le pays vient de vivre.

À travers le continent, les Africains – en particulier les plus jeunes – réclament le changement. Le nouveau président sénégalais, âge de 44 ans, pourrait être le premier à répondre à leurs demandes.

© Project Syndicate 1995–2024

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